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Contes populaires de Lorraine, comparés avec les contes des autres provinces de France et des pays étrangers, volume 2 (of 2)

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LXXXIV
LES DEUX PERDRIX[138]

Un curé, ayant reçu en cadeau deux perdrix, invita un certain monsieur à venir les manger avec lui. Le convive arriva pendant que le curé disait sa messe. «Que voulez-vous, monsieur?» lui demanda la servante.—«Je viens dîner avec Monsieur le Curé, qui m'a invité à manger des perdrix.—Monsieur le Curé dit sa messe. Asseyez-vous en l'attendant.» Et la servante retourna à la cuisine.

De temps en temps, elle goûtait pour voir si les perdrix étaient cuites à point; elle goûta tant et si bien que les perdrix y passèrent. Elle alla trouver le convive, qui attendait toujours. «Vous ne savez pas?» lui dit-elle, «Monsieur le Curé a une singulière habitude: quand il invite quelqu'un à dîner, il lui coupe les deux oreilles. Ecoutez, vous allez l'entendre repasser son rasoir.»

En effet, en ce moment le curé venait de rentrer; il était allé prendre son rasoir, et il était en train de le repasser pour découper les perdrix. «Sauvez-vous,» dit la servante à l'invité, qui ne se le fit pas dire deux fois.

A peine était-il parti, que le curé vint voir à la cuisine si tout était prêt. «Où sont les perdrix?» demanda-t-il.—«Ah! Monsieur le Curé, c'est votre monsieur qui vient de les emporter toutes les deux. Courez après lui; vous pourrez encore le rattraper.»

Le curé sortit en criant: «Hé! monsieur, donnez-m'en au moins une!» L'homme, croyant qu'il en voulait à ses oreilles, lui dit, toujours courant: «Vous n'aurez ni l'une ni l'autre.»

NOTES:

[138] Dans la Romania, nous n'avions pas donné ce conte, craignant qu'il ne vînt de quelque livre ou almanach. Mais, comme les rapprochements à faire sont curieux, nous nous décidons à le publier.


REMARQUES

Trois contes, recueillis à Balzac, canton d'Angoulême (J. Chapelot, p. 12), dans la Haute-Bretagne (Sébillot, Littérature orale, p. 137), et dans l'île portugaise de San-Miguel, l'une des Açores (Braga, nº 117), sont presque identiques au nôtre. Ils mettent tous en scène un curé, et tous présentent l'équivoque entre les perdrix et les oreilles.—Dans le conte breton, légèrement altéré, c'est le «recteur», comme dans notre conte, qui poursuit le prétendu voleur, en lui criant: «Donne-m'en au moins une,» pendant que l'autre répond: «Non, non, vous n'aurez ni l'une ni l'autre.»—Dans les deux autres contes, le curé a été invité par un brave homme; c'est la femme de celui-ci qui mange les perdrix, et c'est l'homme qui crie dans le conte «balzatois»: «Moussieu le Kiuré, mais douné m'en donc ine au moins!» ou, dans le conte portugais: «Seigneur abbé, au moins laissez-m'en une»; et le curé qui répond: «T'en auras pas du tout; je n'en ai pas trop de deux», ou: «Ni une ni deux.»

Dans un conte allemand, qui a été emprunté par les frères Grimm à un livre imprimé en l'an 1700 à Salzbourg (Grethel l'Avisée, nº 77 de la collection Grimm), il n'est plus question d'un curé, et les perdrix sont remplacées par deux poulets.—Les perdrix reparaissent dans un livre français imprimé en 1680, l'Elite des contes du sieur d'Ouville. Le conte est intitulé: D'une servante qui mangea deux perdrix, dont par une subtilité elle s'excusa. A la fin de l'histoire, le bourgeois de Paris crie à son ami le procureur du Châtelet: «Compère, et pour le moins baillez-m'en une»; à quoi le procureur répond: «Parbleu! je serais bien sot; tu n'as que faire de rire, tu n'en auras point.»—En 1519, le moine franciscain Jean Pauli insérait, dans son recueil d'anecdotes, Schimpf und Ernst (Plaisanteries et Choses sérieuses), cette histoire d'une servante gourmande qui mange les deux poulets dont son maître veut régaler un hôte (nº 292 de l'édition modernisée, publiée en 1870 à Heilbronn par K. Simrock).—Vers la même époque, Hans Sachs, d'après Guillaume Grimm, traitait aussi le même sujet.

Enfin, au moyen âge, nous trouvons deux fabliaux, l'un français, l'autre allemand, où les rôles sont distribués de la même façon que dans le conte «balzatois» et dans le conte portugais. Dans le fabliau français, le Dit des perdriz (Barbazan, éd. de Méon, III, p. 181), les personnages sont un vilain, sa femme et un chapelain, invité à manger deux perdrix que le vilain a prises; dans le fabliau allemand (Von der Hagen, nº 30), un chevalier, sa femme et un curé, que le chevalier a convié à manger deux lièvres.

A l'occasion du conte de la collection Grimm, dont il signale la ressemblance avec le fabliau français, M. Edélestand du Méril, dans ses Etudes sur quelques points d'archéologie et d'histoire littéraire (Paris, 1862, p. 473), dit que Désaugiers a fait sur ce même sujet un vaudeville, le Dîner de Madelon.

En Orient, nous rencontrons deux contes présentant la même idée principale que les contes européens que nous venons d'étudier.

Le premier est un conte de l'île de Ceylan (Orientalist, année 1884, p. 38): Un homme fort simple, marié à une femme très rusée, s'imagine, par suite de diverses circonstances, qu'il est redevable à un prêtre bouddhiste d'un gain considérable qu'il a fait; il dit à sa femme qu'il va aller inviter ce prêtre à dîner, pour lui donner ensuite le tiers de l'aubaine. Sa femme cherche à le détourner de cette idée; peine inutile. Il s'en va trouver le prêtre, qui ne comprend rien à ses remerciements, et il l'oblige à le suivre. Quand ils sont en vue de la maison de l'homme, celui-ci, apercevant sa femme, dit au prêtre qu'il court voir si tout est prêt. Il demande tout bas à sa femme si on a apporté telle chose pour le repas, et, sur sa réponse négative, il s'éloigne pour l'aller chercher. Le prêtre, qui avait déjà des inquiétudes, voit ses soupçons confirmés par ce manège. Il demande à la femme ce que son mari lui a dit à l'oreille. Elle répond: «Il est allé chercher un pilon à riz pour vous en donner sur la tête.» Aussitôt le prêtre s'enfuit à toutes jambes. L'homme étant rentré: «Pourquoi,» dit-il, «le prêtre se sauve-t-il ainsi?—Je n'en sais rien,» répond la femme; «seulement il m'a dit de vous prier de le suivre avec un pilon à riz.» L'homme va bien vite prendre un pilon et se met à courir de toutes ses forces à la poursuite du prêtre en criant: «Arrêtez un peu, arrêtez un peu, seigneur!» Mais le prêtre n'en court que plus fort.

C'est dans le sud de l'Inde qu'a été recueilli l'autre conte (Natêsa Sastrî, nº 11): Un brahmane très charitable a une femme très méchante. Un jour, il reçoit la visite d'un brahmane de ses amis et l'invite à dîner. Il dit à sa femme de préparer le repas un peu plus tôt que d'ordinaire, et s'en va se baigner dans le fleuve. Pendant son absence, l'hôte, qui est assis sous la vérandah de la maison, voit avec surprise la femme déposer en grande cérémonie un gros pilon contre la muraille et lui rendre toutes sortes d'hommages. Il demande ce que cela veut dire. La femme répond que c'est ce qu'on appelle le «culte du pilon»: chaque jour, son mari prend ce pilon et en casse la tête d'un homme en l'honneur d'une déesse qu'il vénère. L'hôte est très effrayé, et, quand la femme, feignant d'avoir pitié de lui, l'engage à s'enfuir par la porte de derrière, il décampe au plus vite. Le brahmane étant de retour, il demande où est son ami. «Votre ami!» s'écrie-t-elle d'un ton indigné; «quel animal! Il a voulu se faire donner ce pilon, qui vient de mes parents, et, quand j'ai refusé, il est parti tout courant par la porte de derrière.» L'honnête brahmane, aimant mieux perdre un pilon qu'un ami, prend le pilon et se met à courir après son hôte, en criant: «Arrêtez, et prenez le pilon!—Allez où il vous plaira, vous et votre pilon,» dit l'autre; «vous ne me reprendrez plus chez vous.»



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