Contes populaires de Lorraine, comparés avec les contes des autres provinces de France et des pays étrangers, volume 2 (of 2)
XXXVI
JEAN & PIERRE
Il était une fois une pauvre femme qui avait deux fils, Jean et Pierre. Pierre, voyant sa mère dans la misère, alla se mettre au service d'un laboureur. «Combien demandes-tu?» lui dit le laboureur.—«Cent écus,» répondit Pierre.—«Tu les auras; mais voici mes conditions: à la première dispute, celui de nous deux qui se fâchera aura les reins cassés.—Maître, je ne me fâche jamais.»
A peine s'était-il passé huit jours que Pierre eut une discussion avec son maître; il se fâcha, et le laboureur lui cassa les reins. Il s'en retourna chez sa mère et raconta à son frère Jean ce qui lui était arrivé. Jean se fit indiquer la maison du laboureur et s'offrit à le servir, sans dire qu'il était frère de Pierre. «Combien veux-tu?—Maître, vous me donnerez cent écus.—Tu les auras; mais voici mes conditions: à la première dispute, celui de nous deux qui se fâchera aura les reins cassés.—Maître, je ne me fâche jamais.»
Le lendemain, le maître envoya Jean conduire au marché un chariot de grain attelé de quatre chevaux. Jean vendit le chariot et les quatre chevaux et porta l'argent à son frère. Quand il rentra chez son maître, celui-ci lui dit: «Qu'as-tu fait du chariot et des chevaux?—Maître,» répondit Jean, «je les ai vendus à un homme que j'ai rencontré sur la route.—Et l'argent?—L'argent, je l'ai porté à mon frère, à qui vous avez cassé les reins.—Tu veux donc me ruiner?—Maître, est-ce que vous vous fâchez?—Je ne me fâche pas pour si peu.—Vous savez que celui qui se fâchera aura les reins cassés.—Oh! je ne me fâche pas du tout.»
Le jour suivant, le maître dit à sa femme: «Je vais envoyer Jean chercher le plus gros chêne de la forêt; il ne pourra pas le rapporter, et, quand je lui ferai des reproches, il se mettra en colère.» Jean partit avec un chariot à quatre chevaux, vendit tout l'équipage comme la première fois, puis revint à la maison. «Eh bien!» lui dit le laboureur, «où est le chariot?—Le chariot? je l'ai laissé dans la forêt: je n'ai pu l'en faire sortir.—Oh! tu nous ruineras, tu nous ruineras!» La femme criait encore plus haut: «Tu nous ruineras!»—«Maître,» dit Jean, «est-ce que vous vous fâchez?—Je ne me fâche pas pour si peu.—Vous savez que celui qui se fâchera aura les reins cassés.—Oh! je ne me fâche pas du tout.»
Un autre jour, tandis que Jean battait en grange, le laboureur et sa femme allèrent déjeuner sans l'appeler. Jean ne fit pas semblant de s'en apercevoir; il alla vendre le blé qu'il avait battu, fit un bon déjeuner à l'auberge et revint à la maison. «Jean,» dit le maître, «qu'as-tu fait du grain?—Vous ne m'avez pas appelé pour déjeuner; j'ai été vendre le grain et j'ai déjeuné avec l'argent.—Tu nous ruineras, Jean, tu nous ruineras!—Maître, est-ce que vous vous fâchez?—Je ne me fâche pas pour si peu.—Vous savez que celui qui se fâchera aura les reins cassés.—Oh! je ne me fâche pas du tout.»
La femme du laboureur dit à son mari: «Envoyons-le mener les petits porcs au pâturage: l'ogre le mangera et nous serons débarrassés de lui.»
Jean partit donc avec le troupeau, et, arrivé près de la maison de l'ogre, il y entra. Il tenait un moineau dans sa main. «Tu ne monterais pas si haut que ce petit oiseau?» dit-il en le montrant à l'ogre.—«Oh! non,» dit l'ogre.—«J'ai faim,» reprit Jean.—«Moi aussi. Qu'est-ce que nous allons faire pour déjeuner?—Si nous faisions de la bouillie?» dit Jean.
La bouillie faite, ils se mirent à table. Jean, qui s'était attaché sur l'estomac une grande poche, y faisait entrer une bonne partie de sa bouillie, tandis que l'ogre avalait tout. Quand la poche de Jean fut pleine, il la fendit d'un coup de couteau, et toute la bouillie se répandit; puis il recommença à manger. «Tiens!» dit l'ogre, «je voudrais bien pouvoir me soulager comme toi. Fends-moi donc aussi l'estomac.» Jean ne se le fit pas dire deux fois, et il lui fendit si bien l'estomac, que l'ogre en mourut.
Cela fait, Jean retourna près de ses cochons, et, après leur avoir coupé à tous la queue, il les alla vendre; ensuite il enfonça les queues dans la vase d'un marais et revint chez son maître. «Où sont les cochons?» lui demanda le maître.—«Ils sont tombés dans un marécage.—Eh bien! il faut les en tirer.—Maître, il n'y a pas moyen d'y entrer.» Le maître alla pourtant voir ce qu'il en était; mais quand il voulut retirer un des cochons par la queue, la queue lui resta dans la main, et il tomba à la renverse dans la bourbe. «Tu nous ruineras, Jean, tu nous ruineras!—Maître, est-ce que vous vous fâchez?—Je ne me fâche pas pour si peu.—Vous savez que celui qui se fâchera aura les reins cassés.—Oh! je ne me fâche pas du tout.»
La femme dit à son mari: «Il faut l'envoyer mener les oies au pâturage.» Jean partit avec les oies. Le soir, il en manquait deux ou trois qu'il avait vendues. «Jean,» dit le laboureur, «il manque des oies.—Maître, je n'en suis pas cause: c'est une bête qui les a mangées.—Tu nous ruineras, Jean, tu nous ruineras!—Maître, est-ce que vous vous fâchez?—Je ne me fâche pas pour si peu.—Vous savez que celui qui se fâchera aura les reins cassés.—Oh! je ne me fâche pas du tout.»
«Voilà un singulier domestique,» dit le lendemain la femme; «il va nous ruiner. J'irai me cacher dans un buisson pour voir ce qu'il fait des oies.» Jean avait entendu ce qu'elle disait; avant de partir pour le pâturage, il dit au laboureur: «Maître, je prends votre fusil; si la bête vient, je la tuerai.» Quand il vit la femme dans le buisson, il fit feu sur elle et la tua. Le soir, il ramena les oies à la maison. «Maître», dit-il, «comptez, il n'en manque pas une; j'ai tué la bête qui les mangeait.—Ah! malheureux! tu as tué ma femme!—Je n'en sais rien; toujours est-il que j'ai tué une grosse bête. Mais vous, est-ce que vous vous fâchez?—Ah! certes oui! je me fâche!» Là-dessus, Jean lui cassa les reins; puis il revint chez lui, et moi aussi.
REMARQUES
Le thème principal de ce conte,—la convention entre le maître et son valet,—se retrouve sous une forme plus ou moins ressemblante dans des contes recueillis en Bretagne (F.-M. Luzel, 5e rapport, p. 29, et Mélusine, 1877, col. 465), en Picardie (Carnoy, p. 316), dans le pays basque (Webster, p. 6 et p. 11), en Espagne (Biblioteca de las Tradiciones populares españolas, t. IV, p. 139), en Corse (Ortoli, p. 203), dans diverses parties de l'Italie (Jahrbuch für romanische und englische Literatur, t. VIII, p. 246, et Propugnatore, t. IX, 2e partie, 1876, p. 256), dans le Tyrol allemand (Zingerle, II, p. 223), en Allemagne (Prœhle, II, nº 16), chez les Lithuaniens (Schleicher, p. 45), chez les Slaves de Moravie (Wenzig, p. 5), en Valachie (Schott, nº 23, p. 229), chez les Grecs d'Epire (Hahn, nº 11 et nº 34, p. 222), en Irlande (Kennedy, II, p. 74; Royal Hibernian Tales, p. 51), en Ecosse (Campbell, nº 45), et, d'après M. R. Kœhler (Mélusine, loc. cit., col. 473), en Danemark et en Norwège.
Dans presque tous ces contes, la condition qui doit être observée par les deux parties, c'est, comme dans notre conte, de ne point se fâcher;—dans quelques-uns (conte écossais, premier conte basque, second conte grec), il faut ne pas manifester de regrets au sujet de l'engagement;—enfin, dans le second conte basque, il est dit simplement que le valet s'engage à faire tout ce que son maître lui ordonnera.
Quant à la punition de celui qui aura manqué à la convention, c'est, dans le plus grand nombre des contes, de se voir enlever par l'autre une ou plusieurs lanières dans le dos, «un ruban de peau rouge depuis le sommet de la tête jusqu'aux talons,» dit un des contes bretons. Dans le premier des deux contes italiens, il doit être écorché vif; dans le conte de la Moravie, il doit perdre le nez; dans le conte picard, une oreille; dans les contes corse, tyrolien et allemand, les deux oreilles.
Ajoutons que, dans plusieurs de ces contes (conte écossais, second conte breton, contes tyrolien, valaque, second conte grec), le héros n'a pas, comme le nôtre, de frère qui, avant lui, ait mal réussi dans l'entreprise.—Dans tous les autres contes européens, il y a trois frères; nous n'en avons rencontré deux que dans le premier conte breton.
Parmi les mauvais tours que Jean joue à son maître pour le fâcher, l'histoire des queues de cochon, fichées dans le marais, figure dans le second conte breton, le conte picard, le conte corse, les deux contes basques, le conte allemand de la collection Prœhle (où ce sont des queues de vache), et, d'après M. Kœhler (Jahrb. für rom. und engl. Lit., VIII, p. 251), dans un conte norwégien.—Elle se retrouve dans plusieurs contes qui n'ont pas le cadre du nôtre et qui se composent simplement d'aventures de voleurs ou d'adroits fripons, par exemple, dans un conte piémontais (Gubernatis, Zoological Mythology, I, p. 234), un conte sicilien (Gonzenbach, nº 37, p. 254), un conte portugais (Braga, nº 77), un conte islandais (Arnason, p. 552), un conte allemand (Prœhle, I, nº 49), et un conte russe (Gubernatis, loc. cit.). Dans le conte allemand, c'est une queue de bœuf que le voleur plante dans le marais; dans le conte russe, une queue de cheval.
Le conte slave de Moravie a, comme le conte lorrain, un épisode où le valet, voyant ses maîtres déjeuner sans l'appeler, va vendre un sac de grain qu'il vient de battre et fait un bon déjeuner avec l'argent.—Dans le conte tyrolien, le maître lui ayant dit d'aller travailler au lieu de dîner, le valet vend deux vaches et s'en va dîner à l'auberge.—Dans le conte picard, où le seigneur dit à Jean le Malin qu'il ne lui fera pas donner à déjeuner, Jean va vendre tous les bœufs et tous les cochons de son maître, de sorte qu'il a de quoi faire bonne chère.
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L'épisode de l'ogre ne se rencontre que dans cinq des contes mentionnés ci-dessus, le conte écossais, le premier conte italien, les deux contes basques et le conte espagnol. (Dans ce dernier, l'ogre est remplacé par un ours.) En réalité, c'est un thème tout à fait indépendant du thème principal et qui s'y trouve intercalé. Nous avons déjà fait connaissance avec ce thème dans le conte nº 25 de notre collection, le Cordonnier et les Voleurs. Le moineau que Jean montre à l'ogre est évidemment un souvenir obscurci de l'oiseau que le cordonnier lance en l'air comme si c'était une pierre, pour donner aux voleurs une haute idée de sa force. D'ailleurs, cet épisode se trouve sous une forme bien plus complète et bien mieux conservée dans le conte italien, dans le premier conte basque et dans le conte espagnol: nous y retrouvons à peu près tous les traits qui figurent dans les contes du type de notre conte le Cordonnier et les Voleurs.—Dans le conte écossais, au lieu d'être intercalé dans le thème principal, cet épisode lui est simplement juxtaposé. Après avoir réussi à fâcher son maître et lui avoir taillé dans le dos une lanière de peau, le héros entre au service d'un géant, etc.
L'épisode en question présente, dans ce dernier conte, un trait qui le rapproche tout à fait du conte lorrain: Mac-a-Rusgaich et son maître le géant se portent réciproquement un défi à qui mangera le plus. Mac-a-Rusgaich s'attache sur la poitrine un sac de cuir où il fait entrer la plus grande partie de ce qu'il doit manger, et enfin il fend ce sac en disant qu'une telle bedaine l'empêche de se baisser. Le géant veut l'imiter et il meurt.—Dans le conte espagnol, cet épisode s'enchaîne avec un autre épisode dans lequel l'ours et Pedro se défient à la course. Pedro, qui a de l'avance sur l'ours, passe auprès de lavandières; il les prie de lui prêter un couteau, il fend le sac caché sous sa chemise, et toute la bouillie se répand; puis il se remet à courir. L'ours étant arrivé près des lavandières, leur demande si elles ont vu passer un homme. «Oui, et il s'est ouvert le ventre avec le couteau que nous lui avons prêté.—Prêtez-le moi aussi,» dit l'ours, «je courrai mieux.» Et il se tue. (Comparer le conte sicilien nº 83 de la collection Pitrè.)—Dans le premier des deux contes basques mentionnés plus haut, le héros, en s'enfuyant de chez le tartaro (ogre), fait semblant de s'ouvrir le ventre et jette sur la route les entrailles d'un cochon qu'il tenait cachées, afin de faire croire au tartaro que c'est là un moyen de devenir plus agile. Il en est de même dans un conte du Tyrol allemand (Zingerle, II, p. 111) et dans un conte portugais (Braga, nº 77).
Nous ferons remarquer que ce trait se rencontre encore dans un autre conte de Montiers, variante de notre nº 1. Dans cette variante, Jean-sans-Peur, Jean-de-l'Ours et Tord-Chêne arrivent chez un ogre, pendant l'absence de celui-ci. Quand il rentre, les trois compagnons, sans se déconcerter, lui disent qu'ils ont faim. La femme de l'ogre prépare des grimées[25], et l'on se met à table. Les trois compagnons se sont attaché des poches sur l'estomac, et ils y introduisent les grimées. L'ogre, croyant qu'ils avalent tout, ne veut pas avoir le dessous, et il mange tant qu'il en meurt.—Plusieurs contes du type de notre nº 25, le Cordonnier et les Voleurs, présentent un passage analogue. Ainsi, dans un conte suédois (Cavallius, p. 7), dans un conte norwégien (Asbjœrnsen, I, nº 6), c'est absolument le trait de Jean et Pierre: trompé par la même ruse, le géant veut aussi se soulager en s'ouvrant l'estomac, et il se tue. Comparer un conte suisse (Sutermeister, nº 41), un conte sicilien (Gonzenbach, nº 41), et aussi un conte gascon de la collection Cénac-Moncaut (p. 90).
Notons encore un passage d'un livre populaire anglais du siècle dernier, Jack le Tueur de géants, déjà cité dans les remarques de notre nº 25 (I, p. 261): Jack, déjeunant avec le géant, attache sous ses vêtements un grand sac de cuir et y jette, sans être aperçu, tout le pudding qui lui est servi. Ensuite il dit au géant qu'il va lui faire voir un tour d'adresse. D'un coup de couteau il fend le sac de cuir, et tout le pudding tombe à terre. Le géant se croit obligé de faire comme Jack, et il se tue.
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Le dernier épisode de notre conte,—celui de la femme tuée,—a subi une altération. Dans les autres contes où il existe, voici comment il se présente: L'année du valet doit se terminer au premier chant du coucou. Pour se débarrasser de lui plus vite, la femme du maître grimpe sur un arbre et imite le coucou; le valet tire sur le prétendu oiseau et le tue. Voir, parmi les contes mentionnés plus haut, le premier conte breton, le conte corse, le conte espagnol, le conte tyrolien, le conte allemand, le conte slave de Moravie, le second conte grec, le second conte irlandais, et, d'après M. Kœhler, le conte danois et le conte norwégien.—Il faut ajouter enfin un passage d'un conte sicilien d'un autre type, que nous avons déjà eu occasion de citer à propos de l'épisode des queues de cochon (Gonzenbach, nº 37, p. 254).
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En Orient, nous rencontrons d'abord cet épisode des queues dans un conte recueilli par M. Radloff (t. IV, p. 282) chez les tribus tartares de la Sibérie méridionale, riveraines de la Tobol, tribus chez lesquelles des contes sont venus du sud avec l'islamisme, ainsi que nous l'avons montré dans les remarques de notre nº 32, Chatte blanche (II, p. 17): Un fripon propose à un laboureur de conduire sa charrue. Pendant que le laboureur va lui chercher à manger, il dételle le bœuf, lui coupe la queue et le fait emmener par un compère; puis il fiche la queue en terre, et, quand il voit revenir le laboureur, il la tire de toutes ses forces, si bien qu'il tombe à la renverse. Le laboureur étant accouru, le fripon lui dit que le bœuf s'est tout à coup enfoncé dans la terre et qu'en essayant de le retenir, la queue lui est restée dans la main[26].
Pour l'ensemble, on peut rapprocher de notre conte et de ses pendants européens un conte recueilli chez les Afghans du Bannu (Thorburn, p. 199). Nous en reproduirons l'abrégé tout à fait écourté qu'en donne l'auteur anglais: Un jeune homme un peu simple entre au service d'un maître aux conditions suivantes: le maître doit lui fournir une charrue et une paire de bœufs, et le serviteur doit tous les jours semer une corbeille de grain et aller chercher un panier de bois de chauffage et la nourriture de la famille; celui des deux qui ne tiendra pas son engagement doit perdre le nez. Dès le premier jour, le serviteur ne peut faire sa besogne, et le maître lui coupe le nez. Il retourne chez lui et raconte sa mésaventure à son frère, qui entre au service du même maître aux mêmes conditions. Ce second serviteur, arrivé aux champs, répand tout le grain par terre, tue un des bœufs et brise la charrue, et, rentré à la maison, il dit au maître qu'il a rempli ses engagements. Il en fait autant le second jour. Le troisième jour, le maître ne peut lui fournir ni grain, ni charrue, ni bœufs, et perd son nez.
Autant qu'on en peut juger par cet abrégé, le conte afghan est extrêmement altéré. On a recueilli, dans l'Asie Centrale, chez les peuplades sarikoli, une forme meilleure de ce thème (Journal of the Asiatic Society of Bengal, t. 45, 1876, p. 182): Un homme, en mourant, dit à ses trois fils de ne point aller dans certain moulin: il y a là un vieillard borgne qui mange les gens. Le père une fois mort, l'aîné s'en va au moulin. Le vieillard lui dit qu'il le recevra comme son fils. Il le charge de nettoyer l'étable de son âne. «Mais,» ajoute-t-il, «j'ai une habitude. Si tu te fâches, je t'arracherai les yeux; si c'est moi qui me fâche, tu me les arracheras.—Bien,» dit le jeune homme. Au bout de la journée, il n'a pas encore fini d'enlever le fumier. Impatienté, il rentre au moulin et jette son outil par terre. «Tu es fâché?» dit le vieillard.—«Comment ne serais-je pas fâché? Tu m'as tué de travail.» Le vieillard se lève et lui arrache les yeux.—Quelque temps après arrive le second fils. Après qu'il a nettoyé l'étable, le vieillard lui dit d'aller le lendemain chercher du bois à la forêt, et il dit à son âne: «Quand il te chargera, couche-toi.» C'est ce que fait l'âne. Le jeune homme, voyant que l'âne ne veut pas se lever, tire son couteau et lui coupe une oreille. Alors l'âne se montre docile. Quand le vieillard voit l'oreille coupée, il demande au jeune homme pourquoi il a agi ainsi. «Oh! père,» dit le jeune homme, «est-ce que tu es fâché?—Oui,» dit le vieillard. Le jeune homme se jette sur lui et lui arrache les yeux, et le vieillard meurt.
Dans l'Inde, nous avons découvert une autre forme, plus complète. C'est un conte qui, paraît-il, est un des plus populaires parmi les mahométans du pays. Il a été publié en 1870 dans la Calcutta Review (t. LI, p. 126). Le voici:
«Il y avait une fois deux frères, Halálzádah et Harámzádah. Dans le même pays habitait un Qázi (sorte de magistrat, de juge). Halálzádah alla trouver ce Qázi pour entrer à son service. Le Qázi lui dit: «Si vous entrez à mon service, ce sera à la condition que, si vous me quittez, je vous couperai le nez et les oreilles, et, si je vous renvoie, vous m'en ferez autant. Quant à votre nourriture, vous en aurez par jour plein une feuille.» Halálzádah accepta ces conditions. Chaque jour, le Qázy l'envoyait faire paître les vaches et les chèvres, et il lui donnait de la nourriture plein une feuille de tamarin. Cela ne faisait guère l'affaire de Halálzádah, et il dit au Qázi qu'il ne pouvait travailler l'estomac vide. Le Qázi lui répondit tout simplement que, s'il n'était pas content, il pouvait s'en aller. A la fin, Halálzádah, ayant dépensé tout son argent et se voyant au moment de mourir de faim, demanda son congé. Sur quoi le Qázi lui coupa le nez et les oreilles, et l'autre s'en alla.
«Son frère, Harámzádah, le voyant dans ce triste état, lui demanda ce qui lui était arrivé, et, ayant appris la façon d'agir du Qázi, il demanda à Halálzádah de lui montrer où il demeurait. Il se rendit chez le Qázi et s'engagea à son service aux mêmes conditions que son frère. Le Qázi lui donna les vaches et les chèvres à mener paître. Harámzádah les conduisit aux champs; de retour au logis, il alla prendre dans le jardin une feuille de bananier, et, la présentant au Qázi, il lui demanda son dîner. Le Qázi fut bien obligé de lui remplir sa feuille de bananier. Harámzádah s'en fut encore avec le troupeau au pâturage; il tua une des chèvres, invita ses amis et fit avec eux un festin, puis il ramena à la maison le reste du troupeau.
«Le lendemain matin, Harámzádah mena de nouveau paître le troupeau; cette fois, il vendit une douzaine de chèvres et quatre vaches; puis, courant à la maison, il dit au Qázi: «Dieu est miséricordieux! Il vient de me sauver la vie!—Comment cela?» dit le Qázi.—«Il est venu des loups qui ont emporté douze chèvres et quatre vaches, et je n'ai pu leur échapper qu'en grimpant sur un arbre.» Le Qázi l'accabla d'injures et lui demanda de quel côté il avait mené paître le troupeau. «Du côté du couchant,» répondit l'autre. Le Qázi lui ordonna de le conduire désormais du côté du nord. Harámzádah, en attendant, s'en fut au jardin cueillir une feuille de bananier, se la fit remplir, et, après avoir mangé tout son soûl, donna le reste aux mendiants. Puis il conduisit le troupeau du côté du nord.
«Cette fois, il vendit tout le troupeau et courut trouver son maître. «Hé! Qázi! hé! Qázi! voilà un bel ordre que vous m'avez donné de conduire le troupeau du côté du nord!—Qu'est-il arrivé?» dit le Qázi.—«Une bande de tigres a emporté tout le troupeau, et je ne me suis sauvé qu'en me cachant dans une caverne de la montagne.»
«Le jour suivant, le Qázi dit à Harámzádah d'aller promener son cheval. Harámzádah partit avec le cheval, et, ayant rencontré en chemin un marchand de chevaux, il lui vendit la bête sous cette condition qu'il garderait la queue; il coupa donc la queue du cheval, et, de retour à la maison, il l'enfonça dans un trou de rat qui se trouvait dans un coin de l'écurie, et battit la terre tout autour pour qu'elle tint bien. Puis il alla se faire remplir par le Qázi sa feuille de bananier.
«Le lendemain matin, Harámzádah courut trouver le Qázi en poussant les hauts cris: «O Qázi! venez dans l'écurie voir le malheur qui vient d'arriver! les rats sont en train d'emporter le cheval; il n'y a plus que la moitié de la queue qui soit encore hors de leur trou. Hâtez-vous, hâtez-vous!» Le Qázi courut à l'écurie et se mit à tirer, tirer la queue, jusqu'à ce qu'elle sortît du trou, mais point de cheval avec. Harámzádah dit que les rats devaient avoir mangé le reste.»
Bref, continue la Calcutta Review, le Qázi est complètement ruiné, et, qui pis est, sa famille est déshonorée par Harámzádah, qui finalement s'en va avec son congé et aussi avec le nez et les oreilles de son maître.
Enfin, dans l'île de Ceylan, ce même thème se retrouve, mais sous une forme altérée (Orientalist, juin 1884, p. 131): Un gamarâla (sorte de seigneur de village) a pris tellement en horreur une certaine exclamation de surprise, très commune dans le pays, que, toutes les fois qu'il l'entend, il se jette sur le malheureux qui l'a laissée échapper, et lui coupe le nez. L'aîné de deux frères, étant entré au service de ce gamarâla, se voit ainsi traité. Revenu à la maison, il raconte son aventure à son frère, nommé Hokkâ, qui se promet de le venger. Hokkâ s'engage donc comme serviteur chez le gamarâla, et lui joue tant de mauvais tours, en interprétant ses ordres de travers, que le gamarâla, s'apercevant enfin qu'il n'a pas affaire à un imbécile, mais à un fin matois, laisse échapper lui-même la fameuse exclamation. Alors le jeune homme saute sur lui et lui coupe le nez.—Il est inutile d'entrer dans les détails, les mauvais tours joués par le héros n'ayant aucun rapport avec ceux des contes que nous avons étudiés.
NOTES:
[25] Grimées, ailleurs grumelets (comparer le mot grumeaux). C'est un mets du pays, composé d'un mélange de farine et d'œufs, cuit dans du lait.
[26] Chose à noter, ce même conte tartare, dont le cadre n'est nullement celui du conte lorrain, renferme encore un épisode qui fait partie de certains contes européens du type de Jean et Pierre. Après avoir été hébergé par un brave homme, le fripon du conte tartare donne sa coiffure à un compère et s'en va tête nue remercier son hôte, qui travaille aux champs à peu de distance de sa maison. Celui-ci lui ayant demandé pourquoi il n'a rien sur la tête, le fripon lui dit: «C'est parce que votre femme m'a retenu ma coiffure pour se payer de m'avoir hébergé.» L'hôte, très fâché contre sa femme, dit au fripon d'aller lui réclamer sa coiffure: «Si elle s'obstine à la garder,» ajoute-t-il, «je lui crierai de la rendre.» Arrivé à la maison, le fripon dit à la femme que l'hôte lui a donné sa fille, et il se met en mesure d'emmener celle-ci. La mère faisant résistance, le fripon crie au bonhomme: «On ne veut pas me la donner.» Alors, ce dernier, brandissant sa pelle: «Donnez-la! donnez-la! sinon, je vous tue!» La femme est donc obligée de lui donner sa fille.—Dans le premier des deux contes bretons, le seigneur, qui est aux champs avec son serviteur Fanch, dit à celui-ci d'aller vite au château chercher deux pelles et de les mettre dans un sac, parce qu'il ne veut pas qu'on les voie. Fanch se rend au château et dit à la dame et à sa fille que son maître lui a ordonné de les mettre toutes les deux dans un sac. Puis, courant à la fenêtre: «Toutes les deux dans un sac, n'est-ce pas, Monseigneur?—Oui, toutes les deux,» crie le seigneur, pensant aux deux pelles, «et dépêche-toi.» (Comparer le premier conte basque.)—Dans le conte portugais (Braga, nº 77) et le conte tyrolien (Zingerle, II, p. 111), cités un peu plus haut, ce passage a subi une modification: c'est une bourse ou des sacs d'argent que le héros se fait donner.