Contes populaires de Lorraine, comparés avec les contes des autres provinces de France et des pays étrangers, volume 2 (of 2)
LX
LE SORCIER
Il y avait dans un village un jeune homme qui se disait sorcier et qui ne l'était pas. Un jour, l'anneau de la dame du château ayant disparu, on fit appeler le prétendu sorcier pour découvrir le voleur. «Combien demandes-tu?» lui dit le seigneur.—«Trois bons repas,» répondit le sorcier.—«Tu les auras.»
Un cuisinier lui apporta le premier repas. «En voilà déjà un!» dit le sorcier. Le cuisinier, qui était un des voleurs, courut tout effrayé à la cuisine et dit à ses compagnons: «Il a dit: En voilà déjà un!» Un autre cuisinier apporta le second repas. «Ah!» pensait-il, «il va dire aussi que c'est moi.—En voilà déjà deux!» dit le sorcier. Aussitôt l'autre d'aller rapporter la chose à ses compagnons: «Il a dit: En voilà déjà deux!» Un troisième ayant apporté le dernier repas, le sorcier dit: «En voilà trois!»
Pour le coup, les domestiques crurent bien qu'ils étaient découverts: ils s'imaginaient que le sorcier avait voulu parler des voleurs. Ils l'appelèrent: «Ne dites à personne que c'est nous qui avons pris l'anneau, et vous aurez la moitié de ce qu'il peut valoir.» Le sorcier leur demanda: «Y a-t-il un gros coq dans la basse-cour?—Oui.—Faites-lui avaler l'anneau.»
Les domestiques firent ce que le sorcier leur conseillait. Celui-ci se rendit alors auprès de la dame du château et lui dit: «C'est votre gros coq qui a avalé l'anneau.» On tua le coq et on trouva l'anneau dans son estomac.
«Voilà qui est bien,» dit le seigneur. Pourtant il n'était pas encore bien convaincu de la science du sorcier. Pour s'en assurer, il mit un grillon sur une assiette et une sonnette par dessus; puis, ayant placé le tout sous la plaque du foyer, il dit au sorcier: «Il faut que tu devines ce qu'il y a dans l'assiette; sinon, voici une paire de pistolets, je te brûle la cervelle.»
Le pauvre sorcier ne savait que faire. «Ah!» dit-il, «te v'là pris, grillot[64].—Tu as deviné,» dit le seigneur, «c'est heureux pour toi.»
NOTES:
[64] Proverbe du pays. On est pris comme un grillon quand on est dans l'embarras.
REMARQUES
Ce conte présente une ressemblance presque complète avec un conte déjà imprimé en 1680 dans l'Elite des contes du sieur d'Ouville, et que M. Reinhold Kœhler a signalé dans la revue Orient und Occident (t. III, 1864, p. 184). Dans ce conte, un pauvre villageois, nommé Grillet, veut à toute force se procurer trois repas où il n'ait rien à désirer, après quoi peu lui importe de mourir. Il s'en va par le monde, en se donnant pour «devin». Il arrive dans un pays où une dame de haute condition a perdu un diamant que trois laquais lui ont volé. Elle fait appeler Grillet, qui demande, avant toutes choses, d'avoir, trois jours de suite, un repas qui durerait du matin jusqu'au soir. Le soir du premier jour, avant de se coucher, il dit: «Ah! Dieu merci, en voilà déjà un!» le second soir: «En voilà déjà deux!» etc. Même conseil que dans notre conte, donné aux laquais par le prétendu devin (faire avaler l'anneau à un coq d'Inde).—Sur ces entrefaites, le mari de la dame revient, et, soupçonnant une supercherie, il met entre deux assiettes un grillet, «petit animal noir, dit le sieur d'Ouville, fait environ comme une petite cigale, qui crie la nuit dans les cheminées», et il ordonne au paysan de deviner ce qu'il y a là; sinon il le bâtonnera et lui coupera les oreilles. Le prétendu devin s'écrie: «Hélas! pauvre Grillet, te voilà pris!» Le seigneur, qui ne sait pas que Grillet est le nom du paysan, croit qu'il a deviné et lui donne une bonne récompense.
Nous nous sommes demandé si le conte recueilli à Montiers-sur-Saulx ne dérivait pas, plus ou moins directement, du livre du sieur d'Ouville. C'est assurément possible; mais, quand on verra dans ces remarques avec quelle ténacité un détail comme celui du grillon s'est maintenu sans changement de l'Inde à la France, on se dira que les ressemblances entre les deux contes français peuvent parfaitement provenir de ce qu'ils auraient été puisés l'un et l'autre à une même source orale[65].
M. Théodore Benfey a étudié ce type de contes dans la revue Orient und Occident (t. I, 1861, p. 374 seq.). La découverte récente de plusieurs formes orientales de ce même thème nous permettra d'introduire dans notre travail plusieurs éléments importants.
Un conte qui se rapproche beaucoup du conte français du XVIIe siècle, et qui en est certainement indépendant, c'est un conte sicilien (Pitrè, nº 167), publié après l'article de M. Benfey, en 1875: Un pauvre paysan, nommé Griddu Pintu[66], a un beau jour l'idée de se faire devin. Le voilà parti de chez lui, portant, selon la coutume des charlatans en Sicile, une petite boîte pendue au cou et renfermant un serpent. Un capitaine, qui se promène avec des officiers, le voyant de loin venir, prend un grillon et le cache dans sa main; puis, quand le devin passe près de lui, il lui dit de deviner ce qu'il tient; sinon, gare à lui! Le paysan, fort embarrassé, s'écrie: «Ah! pauvre Griddu Pintu, en quelles mains es-tu tombé?» Le capitaine, entendant parler de grillon (griddu), est émerveillé, et il fait au paysan un beau cadeau.—Une chance heureuse fait ensuite que Griddu paraît avoir prédit que la femme du capitaine aurait à la fois un fils et une fille, ce qui est arrivé. Aussi le renom du devin se répand-il dans tout le pays.—Quelque temps après, un anneau de brillants est volé à la reine. Le capitaine parle du devin au roi, et on le fait venir. Pendant qu'il est seul dans une chambre à faire sécher devant le feu ses habits mouillés par la pluie, il dit et redit certaines paroles que les serviteurs du palais, qui ont volé l'anneau, entendent en passant près de la porte et croient dites à leur sujet. Ils viennent trouver le devin, tombent à ses pieds et lui remettent l'anneau en le suppliant de ne pas les dénoncer. Le devin leur dit de faire avaler l'anneau à l'oie noire qui se trouve dans la basse-cour, et il annonce au roi que c'est l'oie qui a commis le larcin.
Dans un conte norvégien de la collection Asbjœrnsen (Tales of the Fjeld, p. 139), le héros est un charbonnier qui achète la défroque d'un vieux prêtre (d'un pasteur luthérien), l'endosse et se donne ensuite pour «le Sage Prêtre et le Prophète véritable». Le roi ayant perdu son anneau le plus précieux, le charbonnier se présente devant lui et se fait fort de le retrouver. Comme il cherche à gagner du temps, le roi lui dit que, si dans trois jours l'anneau n'est pas retrouvé, il le fera mettre à mort. Le soir du premier jour, un valet, l'un des voleurs, vient apporter au charbonnier son dîner. Tandis qu'il se retire, le charbonnier dit: «En voilà déjà un qui s'en va!» voulant parler du premier jour qui va être passé. Le valet court dire à ses deux complices qu'ils sont découverts. Le lendemain, le charbonnier dit: «Voilà le second qui s'en va!» Puis: «Voilà le troisième!» Ici le charbonnier fait avaler l'anneau au plus gros des cochons du roi.—Après des incidents qui ne se rapportent pas à notre thème, vient un épisode qui correspond à celui du grillon. Le roi prend un pot d'argent à couvercle, s'en va sur le bord de la mer, et, un peu après, appelle le charbonnier. Il dit à celui-ci de deviner ce qu'il y a dans le pot. «Ah! malheureux crabe!» s'écrie le charbonnier, s'adressant à lui-même, «voilà où tu es arrivé après tous tes tours et détours.» Justement c'était un crabe que le roi avait mis dans le pot.—Le conte norvégien se termine par un épisode où, comme dans le conte sicilien, le prétendu prophète paraît, après coup, avoir prédit que la reine accoucherait de deux jumeaux, un garçon et une fille.
Le conte hessois bien connu de la collection Grimm, Le Docteur qui sait tout (nº 98), se rapproche particulièrement de notre conte sur un point, les paroles qui font croire aux voleurs qu'ils sont reconnus. Le prétendu docteur, dînant chez le seigneur dont il doit retrouver l'argent volé, dit, en voyant arriver chaque plat, à sa femme qui l'a accompagné: «Marguerite, voilà le premier, ... voilà le second, ... voilà le troisième.» Et les valets se croient perdus. Le quatrième plat qu'on apporte est un plat couvert dans lequel le seigneur a fait mettre des écrevisses. Il demande au docteur ce qu'il y a dedans. «Ah! pauvre Ecrevisse!» dit le docteur, qui se nomme Ecrevisse (Krebs), et le seigneur est convaincu que l'argent sera retrouvé. Il l'est, en effet, les valets ayant montré au docteur où ils l'ont caché[67].—On peut rapprocher plus particulièrement de ce conte hessois un conte italien du Mantouan (Visentini, nº 41), altéré dans ses deux parties: Un roi a perdu un anneau de grand prix. Il fait publier partout que, si un astrologue lui dit où est l'anneau, il aura bonne récompense. Un pauvre paysan, nommé Gambara, se présente au palais comme astrologue. A de certains indices, il se doute que les valets du roi sont les voleurs. Il dit alors à sa femme, qui est venue le trouver, de se cacher sous le lit et, quand quelqu'un des valets entrera dans la chambre, de dire: «En voilà un!» puis: «En voilà deux!» et ainsi de suite. En entendant cette voix, les valets sont effrayés et viennent tout avouer à Gambara, qui leur dit de faire avaler l'anneau à un dindon, et il annonce au roi que c'est le dindon qui est le voleur.—Le roi invite Gambara à un festin auquel assistent tous les grands du royaume. Un plat d'écrevisses (gamberi) ayant été servi, le roi dit à l'astrologue de deviner le nom de ces petites bêtes. (Il paraît que, dans ce temps-là, le roi seul et fort peu d'autres connaissaient, ce nom.) L'astrologue bien embarrassé s'écrie: «Ah! Gambara, Gambara, où es-tu venu?» Et tout le monde le félicite d'avoir deviné.
Un conte portugais (Braga, nº 72) a le même commencement, à peu près, que le conte hessois et que notre conte. La seconde partie est très différente; mais, comme, dans une variante, le nom du «devin» est Grillo, on peut en conclure que l'histoire du grillon a dû exister et existe sans doute encore en Portugal, comme en France et en Sicile.
Dans un conte irlandais (Royal Hibernian Tales, p. 57 seq.), le prétendu devin, appelé chez un gentleman à qui des objets précieux ont été volés, demande d'abord à dîner et trois quarts d'ale forte. Quand un des valets lui apporte le premier quart, le devin dit: «En voilà un!» etc. Plus tard, un ami du gentleman parie que le devin ne pourra jamais savoir, sans y goûter, ce qu'est un certain mets. On présente le plat au devin. Celui-ci, bien embarrassé, se met à dire, parlant par proverbes: «Messieurs, c'est une folie de jaser: le renard a beau courir; il finit par être pris.» Justement c'était un renard qui était accommodé dans le plat.—Un autre conte irlandais (Kennedy, II, p. 116) a la même dernière partie; la première est assez confuse.
Nous avons encore à citer un conte espagnol (Caballero, II, p. 68): Jean Cigare, le devin, doit avoir deviné, au bout de trois jours, qui a volé des pièces d'argenterie du roi; sinon, il sera pendu. Le soir du premier jour, au moment où un page entre, pour desservir, dans la chambre où l'on a mis le devin, celui-ci dit, parlant du jour qui se termine, comme dans le conte norvégien: «Ah! seigneur saint Bruno, de trois en voilà un!» Et ainsi de suite. Les trois pages, qui ont fait le coup, croient qu'il parle des voleurs. Nommé devin en chef de S. M., Jean Cigare est un jour à se promener avec le roi, quand à brûle-pourpoint celui-ci lui présente sa main fermée et lui dit de deviner ce qu'il y a dedans. «Pour le coup,» s'écrie le devin, «Jean Cigare est pris au piège.» Or justement le roi tenait un cigare dans sa main.
Un conte lithuanien (Schleicher, p. 115) n'a qu'une des deux parties de notre conte. Le paysan s'intitule, comme dans le conte allemand, «le Docteur qui sait et connaît tout». Le hasard lui fait d'abord retrouver un cheval volé, puis guérir une princesse. Appelé par un roi à qui on a volé de l'argent, il déclare qu'on aura l'argent dans trois jours. Pendant la nuit, comme il est à veiller et à réfléchir, trois serviteurs du palais, qui sont les coupables, et qui depuis son arrivée sont très inquiets, viennent successivement sous ses fenêtres, écouter ce qu'il peut dire. Une heure sonne. «Déjà un!» [sous-entendu heure, qui est masculin en lithuanien], dit le docteur. A deux heures: «Déjà deux!» A trois heures: «Déjà trois!» Les voleurs, épouvantés, viennent implorer le docteur et rapporter l'argent, que celui-ci rend au roi.
M. Benfey (loc. cit.) a trouvé dans les Facetiarum Libri tres de Henri Bebel, livre datant de 1506, un récit qui ressemble tout à fait aux contes que nous avons étudiés: Le trésor d'un prince a été volé. Un pauvre charbonnier, l'ayant appris et se disant qu'un bon repas ne saurait trop se payer, même de la potence, se rend au château et s'engage à faire connaître dans les trois jours où est le trésor. Pendant trois jours il est tenu enfermé dans une chambre et bien régalé. A la fin du premier jour, ayant bien bu et bien mangé, il dit: «En voilà déjà un!» Or, un des voleurs était à la porte à écouter, et il court dire à ses complices que tout est connu, etc.—Le récit latin se borne à cet épisode.
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On peut encore rapprocher de tous ces contes, pour l'idée, un conte de Morlini (1520), que M. Benfey résume, et que Straparola (1550) a reproduit dans ses Tredici piacevoli Notti (nº 16 de la traduction allemande des contes proprement dits par Valentin Schmidt): Une mère a un fils fainéant. Elle lui dit: «Quand on veut avoir un «bon jour», il faut se lever matin.» Le jeune garçon se lève et s'en va hors de la ville, près de la porte. Viennent à passer trois bourgeois, qui ont déterré un trésor pendant la nuit et qui le rapportent chez eux. Le premier souhaite le bonjour au jeune garçon. «En voilà déjà un!» (un «bon jour»), dit celui-ci. Le bourgeois se croit découvert. Même scène avec le second et le troisième. Craignant d'être livrés, les trois bourgeois donnent au jeune garçon le quart du trésor.
Un conte allemand (Prœhle, I, nº 38) est bâti sur une donnée analogue: Une femme a l'habitude de ne se coucher qu'après avoir bâillé trois fois. Une certaine nuit, trois voleurs veulent s'introduire dans la maison. Au moment où l'un d'eux monte à une échelle et regarde par la fenêtre, la femme bâille. «Voilà le premier», dit-elle tout haut. Le voleur croit qu'il s'agit de lui et court dire à ses camarades qu'ils sont trahis. Le second voleur va voir à son tour. «Voilà le second!» dit la femme après avoir bâillé, et, quelque temps après, quand le troisième voleur arrive: «Voilà le troisième!» Les trois voleurs décampent au plus vite.—Comparer un autre conte allemand (Müllenhoff, nº 25).
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En Orient, nous rencontrons d'abord un conte annamite (Chrestomathie cochinchinoise, recueil de textes annamites, avec traduction par Abel des Michels, 1er fascicule. Paris, 1872, p. 30). Le voici: Il était une fois un homme qui, n'étant propre à rien et ne sachant comment gagner sa vie, prit un beau jour le parti de se faire devin. Comme le hasard l'avait maintes fois assez bien servi, le public crut à ses oracles. C'était à qui viendrait le consulter et lui apporter des «ligatures». Il amassa ainsi une somme ronde, et le succès le rendit de jour en jour plus audacieux et plus vantard. Un jour, dans le palais du roi, une tortue d'or disparut. Toutes les recherches ayant été inutiles, quelqu'un parla du devin au prince, et lui demanda la permission de le faire venir. Le roi donna l'ordre de préparer litière, escorte et parasols d'honneur, et d'aller chercher le devin. Quand celui-ci apprit ce dont il s'agissait, il fut bien embarrassé, mais il n'y avait pas moyen de résister aux ordres du roi. Il s'habille donc, monte dans la litière, et le voilà parti. Tout le long du chemin, le pauvre devin ne cessait de se lamenter. Enfin, il s'écria: «A quoi cela me servira-t-il de gémir? Ventre [bung] l'a fait; panse [da] en pâtira.» (Proverbe annamite.) Justement les deux porteurs de la litière s'appelaient Bung et Da, et c'étaient eux qui avaient volé la tortue d'or du roi. Quand ils entendirent l'exclamation du devin, ils se crurent démasqués. Ils supplièrent le devin d'avoir pitié d'eux; ils lui avouèrent qu'ils avaient volé la tortue et l'avaient cachée dans la gouttière. «C'est bien,» dit le devin, «je vous fais grâce, je ne dirai rien, rassurez-vous.» Arrivé au palais, il fait ses opérations magiques, retrouve la tortue, et il est comblé par le roi de récompenses et d'honneurs.
Dans ce conte annamite, nous n'avons que la découverte des voleurs; il manque la seconde épreuve à laquelle le devin est soumis. Nous allons retrouver cette épreuve dans un conte arabe du Caire (H. Dulac, nº 3): Un marchand ruiné quitte son pays, accompagné de sa femme. Il dit à celle-ci: «Quel métier ferons-nous?—Mon ami, faisons le métier d'imposteurs et de filous. Nous changerons nos noms: moi, je m'appellerai Garâda («sauterelle»), et toi, Asfoûr («moineau»). Ils arrivent dans une grande ville. L'homme s'assied devant la maison du gouverneur et se met à tracer des lignes sur du sable, comme font les diseurs de bonne aventure. Le roi, passant par là, remarque ses vêtements étrangers et se dit: «Ce doit être un habile homme!» Il le fait appeler, et la femme suit son mari. Or, le roi s'était fait apporter une sauterelle et un moineau et les avait cachés quelque part. Il dit au devin de deviner ce qu'il a caché. Voilà notre homme bien embarrassé. Il se tourne vers sa femme et dit: «Sans toi, Garâda (sauterelle), Asfoûr (moineau) ne serait pas tombé dans cet embarras.» Le roi crie bravo, et il assigne des appointements au devin.—Quelque temps après, un vol important ayant été commis chez le roi, celui-ci fait venir le devin et lui dit: «Il faut que tu me fasses retrouver ce qui m'a été volé, ou je te coupe le cou.» Le devin demande un délai de trente jours, avec l'arrière-pensée de décamper avant que ce délai ne soit expiré. Il convient avec sa femme qu'elle ira chercher trente cailloux; à la fin de chaque journée, ils en jetteront un; lorsqu'ils en seront aux derniers cailloux, ils se sauveront. Le premier soir, la femme prend un des cailloux et le jette par la fenêtre en disant: «En voilà un des trente!» Le caillou tombe justement sur la tête d'un homme qui faisait le guet au pied de la maison du devin. Cet homme appartenait à une bande de trente voleurs qui avait fait le coup, et il avait mission de chercher à entendre ce que dirait le devin. En entendant les paroles de Garâda, l'homme court trouver ses camarades: «C'en est fait: il nous connaît!» La nuit suivante, deux voleurs font le guet. «En voilà deux des trente!» dit encore Garâda en jetant sa pierre. La troisième nuit, trois voleurs sont là, et, à leur grand effroi, ils entendent: «En voilà trois des trente!» Ne doutant plus qu'ils ne soient découverts, les voleurs vont trouver le devin, lui remettent ce qui a été volé et lui donnent mille pièces d'or pour qu'il ne les dénonce pas.—Ce conte arabe a un troisième épisode que nous n'avons jamais vu ailleurs: Un jour que le roi vante son devin devant d'autres rois, ceux-ci lui disent: «Nous aussi, nous avons des devins. Comparons leur savoir-faire avec celui du vôtre.» Les rois enfouissent sous terre trois marmites remplies l'une de lait, l'autre de miel, l'autre de poix. Les devins des rois ne peuvent dire ce qu'il y a dans ces marmites. On appelle Asfoûr. Ce dernier se tourne vers sa femme: «Tout cela vient de toi!» dit-il; «nous pouvions quitter ce pays. La première [sous-entendu: «fois»], c'était du lait; la seconde, du miel, et la troisième, voilà que c'est de la poix!» Les rois restent ébahis: «Il a nommé le lait, le miel et la poix sans hésiter,» disent-ils. Et ils font des rentes au devin.
Dans l'Inde, chez les Kamaoniens, M. Minaef a recueilli un conte (nº 29) dont la seconde partie est tout à fait notre conte. Ce conte indien commence par le récit des mésaventures qu'un jeune homme, qui s'en va voir son beau-père, s'attire en chemin par sa sottise[68]. Puis il continue ainsi: Arrivé non sans peine chez son beau-père, le jeune homme se cacha dans un coin de la maison. Les enfants se mirent à manger, et lui, il regardait sans être vu. La nuit étant venue, il alla trouver sa belle-mère et lui dit: «J'ai appris la science qui me fait savoir ce que les autres ont mangé.» Et, pour preuve, il raconta ce que les enfants avaient mangé ce jour-là. La nouvelle se répandit dans le village qu'il était arrivé le gendre d'un tel qui savait tout deviner, et elle parvint jusqu'aux oreilles du roi. Celui-ci le fit appeler, et, prenant dans sa main un grillon des champs (pîlaganta), il demanda au jeune homme: «Qu'ai-je dans ma main?» L'autre, effrayé, se dit à lui-même: «Oh! Pîlaganti (c'était ainsi qu'il s'appelait), l'heure de ma mort est arrivée.» Le roi crut qu'il avait deviné et le laissa aller.—Quelque temps après, il se perdit chez le roi un collier de diamants. Le roi fit appeler le jeune homme et lui dit: «Si, dans quinze jours d'ici, tu ne m'apportes pas le collier, je te fais pendre.» Les quinze jours s'écoulent. Le jeune homme ne mange ni ne boit; il ne fait que pleurer et appeler sa mère et sa grand'mère: «Oh! Cûniya, oh! Mûniya! où aller? que faire?» Or, il y avait chez le roi deux servantes, appelés Cûniya et Mûniya; c'étaient elles qui avaient volé le collier. Ayant entendu ce que disait le jeune homme, elles eurent peur; elles allèrent le trouver et lui dirent: «Mahârâdjâ, nous avons volé le collier et nous l'avons caché à tel endroit.» Le lendemain, le jeune homme se rendit auprès du roi. «Où est mon collier?» lui dit celui-ci.—«Mahârâdjâ, ton collier est à tel endroit.» Le roi y alla voir et fut très content. Il donna au jeune homme une bonne récompense, et celui-ci s'en retourna à la maison.
Dès le XIIe siècle de notre ère, une autre version indienne (Benfey, loc. cit.) était insérée par Somadeva de Cachemire dans sa grande collection la Kathâ-Sarit-Sâgara (l'«Océan des Histoires»): Un pauvre brahmane, fort ignorant, nommé Hariçarman, ne pouvant nourrir sa nombreuse famille, se met au service d'un homme riche. Un jour, celui-ci célèbre les noces de sa fille. Hariçarman, très mécontent de ne pas y avoir été invité, dit à sa femme: «Parce que je suis pauvre et ignorant, on me méprise. Eh bien! à l'occasion, dis que je suis un habile devin.» Il fait sortir à petit bruit de l'écurie le cheval du marié et le cache dans la forêt. On cherche partout; point de cheval. Alors la femme de Hariçarman dit que son mari est un devin: pourquoi ne l'interroge-t-on pas? On appelle Hariçarman, qui trace des lignes et des cercles, et indique où se trouve le cheval. Désormais il est tenu par tout le monde en haute estime[69].—Quelque temps après, un vol est commis dans le palais du roi: une quantité d'or, de pierreries et d'objets précieux ont disparu. Le roi demande à Hariçarman de découvrir le voleur. Hariçarman remet sa réponse au lendemain. Le roi le fait conduire dans une chambre où il doit passer la nuit. Or, le trésor a été volé par une servante du palais, nommée Djihva («la Langue»), avec l'aide de son frère. Très inquiète en voyant arriver le prétendu devin, elle va écouter à la porte de Hariçarman. Celui-ci, non moins inquiet, est en train de maudire sa langue qui l'a jeté dans ce terrible embarras. «O langue (djihva),» s'écrie-t-il, «qu'as-tu fait par amour pour les bons morceaux?» La servante Djihva, ayant entendu ces paroles, va se jeter aux pieds du devin, lui indique où le trésor est caché et lui promet, s'il la sauve, de lui remettre tout l'argent qui reste encore entre ses mains. Le lendemain, Hariçarman conduit le roi à l'endroit où sont les objets précieux; quant à l'argent, il dit que les voleurs l'ont emporté en s'enfuyant.—Le roi veut récompenser Hariçarman; mais un des conseillers lui dit: «Comment peut-on savoir un tel art sans avoir étudié les écrits sacrés? Certainement cette histoire a été concertée avec les voleurs. Il faut encore mettre Hariçarman à l'épreuve.» On apporte donc un pot couvert dans lequel est renfermé un crapaud, et le roi dit à Hariçarman: «Si tu devines ce qu'il y a dans ce pot, je t'accorderai les plus grands honneurs.» Hariçarman se croit décidément perdu; il se rappelle son heureuse jeunesse, le temps où son père l'appelait «crapaud» d'enfant, et il s'écrie: «Ah! crapaud, voilà un pot qui va être ta perte, tandis qu'auparavant, au moins, tu étais libre!» Le roi comble Hariçarman d'honneurs et de présents, et ce dernier vit désormais comme un petit prince.
Est-ce à ce conte de Somadeva, vieux de sept à huit cents ans, que se rattachent les contes européens que nous avons résumés? Ce que l'on peut dire hardiment, c'est que, tout au moins, notre conte et le conte sicilien n'en dérivent pas. L'identité complète que ces derniers présentent sur un point,—l'épisode du grillon,—non pas avec le conte de Somadeva, mais avec le conte indien du Kamaon, montre bien qu'à une époque éloignée il existait déjà dans l'Inde une forme de ce thème, différente de celle de Somadeva.
⁂
Un savant orientaliste, M. Albert Weber, assimile au conte allemand de la collection Grimm un conte birman, certainement originaire de l'Inde (Compte rendu de Buddhaghosha's Parables, translated from Burmese by Captain T. Rogers, London, 1870, dans Indische Streifen, t. III, p. 18). Vérification faite, la ressemblance porte principalement sur l'idée générale. Voici ce conte (pp. 68-71 du livre): Un jeune homme de Bénarès va pour étudier dans le pays de Jakka-silâ; mais comme il est très borné, il ne peut rien apprendre. Quand il prend congé de son maître, celui-ci lui enseigne un charme ainsi conçu: «Que faites-vous là? que faites-vous là? Je connais vos desseins.» Et il lui dit de le répéter sans cesse. Le jeune homme revient chez ses parents à Bénarès.—Un soir, le roi de Bénarès, qui parcourt la ville sous un déguisement pour surveiller les actions de ses sujets, passe devant la maison du jeune homme et s'arrête tout auprès. Justement, plusieurs voleurs sont au moment de piller cette maison, quand tout à coup le jeune homme se réveille et se met à réciter son charme: «Que faites-vous là? que faites-vous là? Je connais vos desseins.» En entendant ces paroles, les voleurs se disent qu'ils sont découverts et s'enfuient. Le roi, qui a assisté à cette scène, note l'emplacement de la maison et retourne au palais. Le lendemain, il fait venir le jeune homme, à qui il demande de lui enseigner le charme; puis il lui donne mille pièces d'or.—Peu de temps après, le premier ministre, ayant conçu le dessein d'attenter à la vie du roi, gagne à prix d'argent le barbier du palais, afin qu'il coupe la gorge du roi la première fois qu'il le rasera. Le barbier est au moment de le faire, quand le roi, pensant au charme, se met à le réciter: «Que faites-vous là? Que faites-vous là? Je connais vos desseins.» Le barbier laisse échapper de sa main le rasoir et tombe aux pieds du roi, à qui il révèle le complot. Le roi donne une grande récompense au jeune homme et fait de lui son premier ministre.
La collection Minaef contient un conte indien du Kamaon (nº 19), tout à fait du même genre. Nous le donnerons, dans sa forme passablement niaise, pour compléter l'indication des récits offrant quelque analogie avec notre conte: Un pauvre brahmane vivait d'aumônes. Un jour, sa femme apprit qu'un certain roi donnait à tous ceux qui se présentaient devant lui une pièce d'or et une vache. Elle engagea son mari à l'aller trouver. «Mais que dirai-je au roi?» dit le brahmane. «Je ne sais rien.—Tu lui diras ce que tu auras vu le long du chemin.» Le brahmane se mit en route et il vit d'abord un lézard dans un petit trou, montrant sa tête et faisant koutkout. Le brahmane le remarqua et il répéta sans cesse koutkout. Plus loin, il aperçut un serpent qui happait de petits insectes. Le brahmane s'arrêta pour le regarder et se mit à répéter tout le long de la route: «Cou tendu, beau à voir.» Plus loin encore, il rencontra un cochon qui sortait d'un trou bourbeux, se frottait contre les parois du trou et rentrait dans la boue. Le brahmane retint le bruit ghisghis, que faisait le frottement. Et, tout le long du chemin, il allait répétant: «Koutkout; cou tendu, beau à voir; ghisghis. Ce que tu fais, je le sais.» Il pria quelqu'un de lui écrire cette phrase sur une feuille, qu'il présenta au roi, et le roi le récompensa. Le roi fit attacher cette feuille au mur, dans sa chambre à coucher, au chevet de son lit.—Une nuit qu'il dormait, des voleurs pénétrèrent dans le palais. Koutkout, les voleurs frappent et enfoncent le mur. Etant montés sur la terrasse d'en haut, ils tendent le cou et regardent si le roi dort. Ghis, ils descendent; ghis, ils remontent. Ils tendent encore le cou pour regarder. Pendant ce temps, le roi, ayant les yeux sur la feuille attachée au mur, lisait à haute voix ce qui y était écrit. Les voleurs, déconcertés, prirent la fuite. Les gardes du palais se mirent à leur poursuite et les arrêtèrent tous. «Qui êtes-vous? d'où êtes-vous?» leur demanda le roi.—«Fais-nous tuer,» répondirent-ils, «tu en es le maître. Nous sommes venus pour te voler. Tu l'as su, et nous avons pris la fuite, et alors on nous a arrêtés.—Comment l'ai-je su?» dit le roi.—«Quand nous avons commencé à percer le mur, tu l'as découvert en disant: Koutkout. Quand nous avons tendu le cou pour voir si tu dormais, tu nous a découverts en disant: Cou tendu, beau à voir. Ayant vu que tu ne dormais pas, nous nous sommes mis à aller de côté et d'autre, et tu as dit: Ghisghis, il vient, il s'en va. Ainsi tu as tout su.» Voilà comment la feuille du brahmane rendit grand service au roi.
NOTES:
[65] Dans un conte de la Flandre française (Deulin, I, p. 166), nous retrouvons encore, presque exactement, le conte du sieur d'Ouville. Mêmes exclamations du devin: «En voilà déjà un! Voilà le deuxième!»—gros dindon à qui on fait avaler la bague;—plat couvert et exclamation du devin: «Pauvre sautériau, où est-ce que je te vois?» (On appelait le héros de l'histoire le «criquet» ou le «sautériau d'août», parce qu'il était maigre, chétif et pâlot.)
[66] Griddu, en sicilien, correspond à l'italien classique grillo, «grillon».
[67] Dans un conte oldenbourgeois (Strackerjan, II, p. 348), même conversation entre le «docteur qui sait tout» et sa femme; mais l'épisode du plat couvert manque. En revanche, dans la première partie du conte, le «docteur» a la chance de faire retrouver à un seigneur un cheval volé. Cette première partie est presque identique à une des Facetiæ du Pogge (mort en 1459), que cite M. Benfey, op. cit.
[68] Cette première partie est tout à fait analogue au conte allemand nº 143 de la collection Grimm et aux nombreux contes européens de ce type. Nous en avons reproduit, dans Mélusine (1877, p. 252), une autre variante orientale, recueillie dans le Daghestan (Caucase).
[69] Dans le conte lithuanien et dans le conte oldenbourgeois cités plus haut, le premier exploit du prétendu docteur est aussi de retrouver un cheval qui a disparu; mais, dans ces deux contes, le cheval a été véritablement volé, et c'est par un pur hasard que le «docteur» le retrouve.