Contes populaires de Lorraine, comparés avec les contes des autres provinces de France et des pays étrangers, volume 2 (of 2)
LXXI
LE ROI & SES FILS
Il était une fois un roi qui avait trois fils. Il avait beaucoup d'affection pour les deux plus jeunes; quant à l'aîné, il ne l'aimait guère. Comme chacun des princes désirait hériter du royaume, le roi les fit un jour venir devant lui; il leur donna à chacun cinquante mille francs et leur dit que celui qui lui apporterait la plus belle chose serait roi.
Le plus jeune s'embarqua sur mer et revint au bout de six mois avec un beau coquillage doré qui fit grand plaisir au roi. Le cadet rapporta une superbe tabatière en or, dont le roi fut encore plus charmé.
L'aîné, lui, ne revenait pas. Il n'avait songé qu'à boire, à manger et à se divertir, si bien qu'au bout d'un an presque tout son argent se trouva dépensé. Il employa le peu qui lui restait à acheter une petite voiture attelée d'un âne, avec laquelle il se mit à parcourir le pays pour vendre des balais. «Combien les balais?» lui demandait-on.—«Je les vends tant.» Et, comme on se récriait sur le prix, il disait: «Mes balais ne sont pas des balais ordinaires. Ils ont la vertu de balayer tout seuls.» Il vendit ainsi bon nombre de balais; mais les acheteurs ne tardèrent pas à s'apercevoir qu'il les avait attrapés; ils coururent après lui et le rouèrent de coups. Le prince, dégoûté du métier, vendit sa voiture; puis, ayant mis une trentaine d'écus sous la queue de son âne, il le mena à la foire pour le vendre, et attendit les chalands.
Vint à passer un riche seigneur, qui lui demanda combien il voulait de son âne. «J'en veux mille francs,» répondit le prince.—«Mille francs! perds-tu la tête?—Ah! monseigneur,» dit le prince, «vous ne savez pas; mon âne fait de l'or. Voyez plutôt.» En disant ces mots il donna à la bourrique un coup de bâton, et les écus roulèrent par terre. «Suffit!» dit le seigneur. «Voici les mille francs.» Et il emmena l'âne. Mais l'âne ne fit plus d'or, et le seigneur courut trouver le prince à son auberge. «Ah! coquin,» lui dit-il, «tu m'as volé! Je vais te faire mettre dans un sac et jeter à l'eau.». Aussitôt fait que dit. On mit le prince dans un sac et on prit le chemin de la rivière. Avant d'y arriver, le seigneur et ses gens entrèrent dans une auberge pour se rafraîchir, laissant le sac à la porte.
Le prince poussait de grands cris. Un berger qui passait avec son troupeau lui demanda ce qu'il avait à crier et pourquoi il était enfermé dans ce sac. «Ah!» dit le prince, «c'est que le seigneur veut me donner sa fille avec toute sa fortune, et moi, je n'en veux pas.—Eh bien!» dit le berger, «mets-moi à ta place.» Le prince ne se fit pas prier, et, après avoir mis le berger dans le sac, il partit avec le troupeau. Le seigneur, étant sorti de l'auberge, fit jeter le sac dans la rivière.
Pendant ce temps, le prince avait conduit le troupeau dans une prairie qui appartenait au seigneur. Il se mit à jouer du flageolet pour faire danser les moutons. Le seigneur, qui passait avec son fils, s'approcha pour voir qui jouait si bien, et, reconnaissant le prince, il s'écria: «Comment! coquin, te voilà encore!—Oui, monseigneur,» répondit le prince; «la mort n'a pas prise sur moi.—Et d'où te viennent ces moutons?—Je les ai trouvés au fond de la rivière où vous m'avez jeté.—En reste-t-il encore?—Oui, monseigneur. Voulez-vous les voir?—Volontiers.»
Quand ils arrivèrent au bord de la rivière, le prince fit approcher ses moutons tout près de l'eau, de façon que leur image s'y reflétait. Le seigneur, voyant des moutons dans l'eau, ôta ses habits et sauta dans la rivière. Comme il ne savait pas nager, l'eau lui entrait dans la bouche en faisant glouglou glouglou. «Que dit mon père?» demanda le fils du seigneur, croyant qu'il parlait.—«Il te dit de venir l'aider.» Aussitôt le jeune garçon se jeta dans l'eau, et il y resta, ainsi que le seigneur. Alors le prince prit la bourse du seigneur et vendit les moutons; mais l'argent ne lui dura guère; il se trouva bientôt sans le sou.
Pendant qu'il était à se désoler au bord d'un ruisseau, une fée s'approcha et lui dit: «Qu'as-tu donc à pleurer, mon ami?—Hélas!» répondit le prince, «je n'ai plus rien pour vivre.—Tiens,» dit la fée, «voici une baguette. Par la vertu de cette baguette, tu auras tout ce qu'il te faudra.» Le prince prit la baguette, et, en ayant frappé la terre, il vit paraître une table bien servie. Il but et mangea tout son soûl; puis il se mit en route pour retourner chez son père.
Chemin faisant, il rencontra un aveugle qui jouait du violon; son violon était cassé en plus de dix endroits et n'avait qu'une corde. «Oh!» dit le prince, «voilà un beau violon!—Si tu connaissais la vertu de mon violon,» dit l'aveugle, «tu n'en ferais pas fi. Il ressuscite les morts.—Veux-tu me le vendre?» dit le prince.—«Volontiers, moyennant que tu me donnes à dîner.» Le prince régala bien l'aveugle et emporta le violon. «Mon père va être content,» pensait-il; «j'ai de belles choses à lui montrer. C'est moi qui aurai la couronne.»
Arrivé à quelque distance du château de son père, le prince vit un mendiant qui s'amusait avec un jeu de cartes si sale et si graisseux qu'on en aurait fait la soupe à trente-six régiments. «Que fais-tu là?» lui dit le prince.—«Tu le vois,» répondit le mendiant; «je joue aux cartes.—Il est joli, ton jeu de cartes!—Ne te moque pas,» dit le mendiant. «Il suffit de jeter ces cartes en l'air pour voir paraître plusieurs régiments d'infanterie de marine, avec armes et bagages, tout prêts à faire feu.—Veux-tu me vendre ton jeu de cartes?—Volontiers, moyennant que tu me donnes à dîner.—Soit,» dit le prince. Le mendiant mangea comme quatre, puis il remit le jeu de cartes au prince.
Après avoir fait cette dernière emplette, le prince ne douta plus que la couronne ne fût à lui, et il fit diligence pour se rendre au palais, où il arriva à deux heures du matin. Un de ses frères se releva pour lui ouvrir; mais son père ne demanda pas même à le voir. Le lendemain pourtant il entra dans sa chambre et s'informa de ce qu'il avait rapporté. «Mon père,» dit le prince, «regardez sous mon oreiller.» A la vue du violon et des cartes, le roi haussa les épaules. «Vraiment,» dit-il, «voilà de belles choses! Je savais bien qu'un mauvais sujet comme toi ne pouvait rien rapporter de bon. Vive ton frère, qui m'a fait présent d'une tabatière en or! C'est lui qui aura ma couronne.—Mon père,» dit le prince, «puisque vous voulez me faire une injustice, demain, à midi, je vous livrerai bataille.»
Le lendemain, le roi marcha contre son fils à la tête d'une armée. Le prince n'avait pas un homme avec lui; à midi moins cinq minutes, il était encore seul. «Eh bien!» lui cria le roi, «où sont tes soldats?» Le prince jeta une carte en l'air, et l'on vit paraître un régiment d'infanterie de marine, avec armes et bagages, tout prêt à faire feu. Or les hommes de ce régiment ne pouvaient être tués. Ils tombèrent sur les soldats du roi et les exterminèrent; le roi seul échappa. Il était dans une grande colère. Son fils lui dit: «Ne vous fâchez pas. Si vous voulez, je vais vous ressusciter tous vos hommes.—Bah!» dit le roi, «tu n'as pas ce pouvoir-là.» Le prince prit son violon, et il avait à peine commencé à jouer que tous les soldats du roi se trouvèrent sur pied, comme si de rien n'eût été. Le roi lui dit alors: «C'est à toi, sans contredit, que doit revenir ma couronne.»
«Maintenant, dit le prince, voulez-vous que je vous donne à dîner, à vous et à toute votre cour?» Le roi accepta. En entrant dans la salle du festin, il fut bien étonné de ne voir sur la table que la nappe, et les autres invités ne l'étaient pas moins. Quand tout le monde fut placé, le prince donna un coup de baguette, et la table se trouva couverte d'excellents mets de toute sorte et des meilleurs vins. On but, on mangea, on se réjouit, et le roi déclara qu'il donnait sa couronne à l'aîné de ses fils.
REMARQUES
Ce conte présente un composé bizarre de deux thèmes que nous avons déjà rencontrés isolément dans cette collection: le thème, ou plutôt un des thèmes des Objets merveilleux (voir nos nos 31, l'Homme de fer, et 42, Les trois Frères), et le thème des Objets donnés par un fripon comme merveilleux (voir nos nos 10, René et son Seigneur, 20, Richedeau, et 49, Blancpied).
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L'introduction est à peu près celle du conte allemand nº 63 de la collection Grimm, très différent pour le reste, dans laquelle un roi promet sa couronne après sa mort à celui de ses fils qui lui rapportera le plus beau tapis et, ensuite, la plus belle bague. Cette même introduction se trouve encore dans un conte recueilli au XVIIe siècle par Mme d'Aulnoy, la Chatte blanche, et qui est du même genre que le conte allemand.
En Orient, nous avons à citer un conte arabe de la même famille, le Prince Ahmed et la fée Pari-Banou, des Mille et une Nuits: là, le sultan dit à ses trois fils d'aller voyager, chacun de son côté; celui d'entre eux qui lui rapportera la rareté la plus extraordinaire et la plus singulière obtiendra la main d'une princesse, nièce du sultan. Comparer un conte serbe (Vouk, nº 11).
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Pour l'ensemble de notre conte, qui se rattache au thème des Objets merveilleux, nous renverrons aux remarques de nos 31 et 42, et aussi à celles de notre nº 18, la Bourse, le Sifflet et le Chapeau. Rappelons seulement quelques récits orientaux: dans un conte persan, dans un conte kalmouk, dans un conte indien, une coupe procure à volonté à boire et à manger; dans un conte arabe, un tambour de cuivre fait venir au secours de son possesseur les chefs des génies et leurs légions; dans une légende bouddhique, un tambour magique, frappé d'un côté, met en fuite l'ennemi; frappé de l'autre côté, il fait paraître une armée entière. Dans cette dernière légende, c'est également de plusieurs personnages, auxquels il a successivement affaire, que le héros obtient les divers objets merveilleux.
Au sujet du violon qui ressuscite les morts, voir les remarques de nos nos 31, l'Homme de fer, et 59, les Trois Charpentiers; nous allons, du reste, le retrouver tout à l'heure dans un conte flamand.
Un conte allemand (Prœhle, I, nº 77) reproduit presque exactement un passage du conte lorrain: Un jeune homme rencontre une fée et en reçoit une baguette qui procure à boire et à manger, tant qu'on en veut. Par le moyen de cette baguette, le jeune homme régale un vieux mendiant qui lui a demandé un morceau de pain, et il reçoit du mendiant en récompense trois objets merveilleux.
On peut encore rapprocher de notre conte un conte flamand (Wolf, Deutsche Mærchen und Sagen, nº 26): Un roi donne un vaisseau à chacun de ses trois fils, et ils partent en voyage. L'aîné arrive près d'une mine d'argent et en remplit son vaisseau; le second fait de même avec une mine d'or. Le plus jeune reçoit d'une jeune fille une nappe qui se couvre de mets au commandement. Puis, de la même manière que le héros du conte de la collection Grimm résumé dans les remarques de notre nº 42 (II, p. 87), il se met en possession de trois objets merveilleux, notamment d'une canne qui fait paraître autant de cavaliers qu'on le désire, quand on en ôte la pomme, et d'un violon qui fait tomber morts de ravissement ceux qui l'entendent, et les ressuscite, si l'on joue sur la première corde.
Le conte flamand, et aussi le conte allemand de la collection Grimm,—d'accord tous deux avec la légende bouddhique rappelée ci-dessus,—nous mettent sur la voie de la forme primitive d'un passage important du conte lorrain. Evidemment, dans la forme originale, le prince, après avoir reçu de la fée la baguette merveilleuse, l'échangeait d'abord contre le jeu de cartes; puis, jetant une carte en l'air, il envoyait un régiment reprendre sa baguette. Il faisait de même pour avoir le violon.
Nous ne nous arrêterons qu'un instant sur les aventures du prince qui se rapportent au thème des Objets donnés comme merveilleux par un fripon. Nous avons étudié assez longuement ce thème dans les remarques de nos nos 10, 20 et 49. On se souvient que nous avons trouvé, indépendamment des récits européens, de nombreuses formes orientales de ce thème: deux contes des Tartares de la Sibérie méridionale, deux contes des Afghans du Bannu, trois contes indiens, et aussi un conte kabyle et un conte malgache.
Relevons encore un petit détail: dans un conte allemand se rattachant à cette famille (Prœhle, I, nº 63), le héros parvient à faire croire à des marchands que certains balais sont d'un très grand prix.