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Contes populaires de Lorraine, comparés avec les contes des autres provinces de France et des pays étrangers, volume 2 (of 2)

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LXXXII
VICTOR LA FLEUR[134]

Victor La Fleur est le fils d'un riche marchand de Londres qui, devenu vieux, lui a dit de continuer son négoce. Un jour que le jeune homme est à Lyon, il voit une jeune fille très belle; il s'informe de sa famille, et on lui dit qu'elle est la fille d'un vieux savetier. Il va trouver le bonhomme, sous prétexte de lui commander une paire de bottes, et lui demande sa fille en mariage. Le savetier a beau lui dire qu'il est trop riche pour elle; Victor La Fleur veut absolument l'épouser, et le mariage se fait.

Quelque temps après, des arrangements de famille appellent le jeune homme à Londres. Pendant qu'il est absent, sa femme meurt. A son retour, il lui fait élever un superbe tombeau dans l'église, et tous les jours, à la même heure, il va pleurer auprès de ce tombeau.

Un jour, une belle dame blanche lui apparaît et lui donne une petite boîte contenant une pommade dont il devra frotter le cadavre de sa femme. Il le fait, et elle revient à la vie.

Des affaires l'ayant obligé de partir ensuite pour un pays éloigné, vient à passer à Lyon un régiment de dragons. Le colonel voit la jeune femme et lui propose de l'épouser. Elle finit par y consentir. Quand Victor La Fleur est de retour, il demande à son beau-père où est sa femme. Le savetier lui répond qu'elle est remariée.

Victor La Fleur se rend en Afrique, où les dragons sont en garnison, et s'enrôle dans le régiment; il se fait aimer de ses camarades et de ses chefs.

Un jour de grande revue, sa femme le reconnaît. Elle demande au colonel de le faire monter en grade, espérant qu'il changera de régiment, mais il reste toujours dans ce régiment de dragons. Voyant qu'elle ne peut se débarrasser de lui, elle fait préparer un grand festin, auquel Victor La Fleur est invité. Le cuisinier a reçu l'ordre de glisser un couvert dans la poche du jeune homme. A la fin du souper, le cuisinier vient dire qu'il lui manque un couvert. Chacun proteste, et La Fleur plus que personne, mais on trouve le couvert sur lui, et il est condamné à être fusillé.

Il dit alors à un vieux soldat, nommé La Ramée, son compagnon et son ami: «C'est toi qui me feras mourir. Tâche de ne pas être ivre, et vise bien au cœur. Voici ma malle et mes effets; tu y trouveras une petite boîte de pommade. Aussitôt que je serai mort, tu me frotteras avec cette pommade, et je reviendrai à la vie.» Le lendemain, La Ramée, qui n'est pas ivre, vise bien au cœur. Il fouille dans la malle de La Fleur, et, comme il y trouve de l'or et de l'argent, il va se divertir pendant huit jours, puis il est mis pour neuf jours à la salle de police. Quand il en sort, il se rappelle qu'il a oublié la recommandation de son ami. Il va au cercueil, l'ouvre et recule devant la mauvaise odeur, mais il revient bientôt avec une brosse et la pommade; il frotte le cadavre, qui se dresse sur ses pieds en disant: «Ah! te voilà donc, La Ramée!» La Fleur donne de l'argent à La Ramée en le priant de garder le secret et s'embarque pour Paris, où il entre dans la garde du roi; il devient vite sergent, puis adjudant. Un jour que la princesse fait la revue, elle remarque La Fleur et prie son père de le nommer officier, puis capitaine, commandant, colonel, général, maréchal de France, et enfin de le lui donner pour mari. Le roi y consent.

Quand La Fleur a épousé la princesse, il dit au roi qu'il désirerait passer en revue les régiments d'Afrique. Le roi l'y ayant autorisé, La Fleur passe d'abord en revue son ancien régiment. Arrivé près de La Ramée, il lui dit: «Comment? La Ramée, tu n'as pas encore de grade, pas encore de décorations?» Il le décore de sa propre main. Puis il dit au colonel: «Est-ce que vous n'avez pas de femme?—Non, mon maréchal.—Vous en avez une!» Il l'envoie chercher; elle refuse d'abord de venir; à la fin pourtant elle arrive. Alors La Fleur lui reproche sa conduite, fait dégrader le colonel et nomme La Ramée colonel à sa place. Au bout d'un an, voyant que La Ramée n'est pas fait pour commander, il le prend pour aide de camp et le marie avec une sœur de la princesse.

NOTES:

[134] Nous avons supprimé le fragment publié dans la Romania sous le même numéro 82 (Les Devinettes du Prince de France), qui, au jugement de M. Gaston Paris, provenait du livre populaire de Jean de Paris. Le conte qui le remplace est inédit.


REMARQUES

Des contes analogues ont été recueillis dans la Haute et la Basse-Bretagne, dans les Abruzzes et en Catalogne. On peut aussi rapprocher de ces divers récits un conte allemand de la collection Grimm.

Le conte de la Haute-Bretagne (Sébillot, III, nº 3) est celui qui ressemble le plus au nôtre: Un jeune homme, appelé La Rose, se marie; deux mois après, sa femme tombe malade et meurt. La Rose, très affligé, va tous les soirs pleurer sur la tombe. Un soir, un fantôme lui apparaît et lui dit d'ouvrir le cercueil; en même temps, il lui donne une petite boîte d'argent, contenant une rose: d'après son conseil, le jeune homme passe trois fois cette rose sous le nez de sa femme, et celle-ci se réveille. Quelque temps après, le jeune homme est obligé d'aller à Paris voir un sien frère. A son arrivée, il le trouve gravement malade, et, comme il est occupé à le soigner, il ne pense pas à écrire à sa femme, ainsi qu'il le lui avait promis. La femme s'inquiète et finit par le croire mort. Un capitaine des dragons verts écrit une fausse lettre lui annonçant le décès de son mari, et bientôt il épouse la prétendue veuve.—Quand La Rose voit son frère hors de danger, il retourne au pays et apprend que sa femme s'est remariée. Il se rend dans la ville où sont les dragons verts et s'engage dans le régiment; on l'emploie aux écritures. Le capitaine l'ayant pris pour secrétaire, sa femme le reconnaît, et lui-même la reconnaît aussi; mais ni l'un ni l'autre ne disent rien. La Rose est invité à dîner par le capitaine, et, pendant le repas, on lui glisse dans la poche un couvert d'argent; ensuite il est fouillé et condamné à mort comme voleur. Dans sa prison il donne de l'argent à un vieux soldat nommé La Chique, et lui indique le moyen de le ressusciter, comme il a ressuscité sa femme. Après l'exécution, La Chique dépense l'argent et ne songe qu'ensuite à remplir sa promesse. La Rose revient à la vie.—Plus tard il délivre une princesse qui apparaît toutes les nuits changée en bête, dans une chapelle, et qui fait périr tous les factionnaires. Il l'épouse et devient roi[135]. Parcourant le royaume pour inspecter ses régiments, il arrive dans la ville où les dragons verts tiennent garnison. A la revue, il dit qu'il manque un homme. On amène La Chique, qui était au violon. La Rose lui donne les épaulettes du capitaine et fait brûler celui-ci avec sa femme.

Dans le conte bas-breton (Luzel, Légendes, II, p. 309), qui a la même suite d'aventures, avec quelques lacunes et altérations (ainsi, la femme du héros ne meurt pas, et c'est à La Chique qu'une vieille indique une herbe au moyen de laquelle il ressuscite son camarade), nous trouvons un trait qui manquait dans le conte précédent et qui existe dans le conte catalan et dans le premier conte abruzzien, comme dans le nôtre: la femme que le héros épouse est d'une condition inférieure.

Les deux contes des Abruzzes (Finamore, nos 42 et 70) présentent d'une façon particulière l'épisode de la résurrection de la jeune femme. Dans le premier, le mari, veillant dans l'église auprès du cercueil, voit deux serpents, dont l'un meurt, puis est ressuscité par l'autre au moyen d'une certaine herbe. Dans le second, le mari tue un petit lézard qui s'approche du cercueil, et le lézard est ressuscité par sa mère, à l'aide d'une rose.[136]—Dans le conte catalan (Maspons, p. 24), figure aussi un serpent, mais qui joue à peu près le rôle de la «dame blanche» du conte lorrain, en guidant le jeune homme vers l'autel, sur lequel est déposée la rose merveilleuse.

Dans ces trois contes, l'herbe ou la rose servent non seulement à ressusciter le jeune homme, mais encore à guérir ensuite une princesse ou, dans le conte catalan, un roi.

Ces trois mêmes contes ont ceci de commun que le héros n'épouse pas la fille du roi; il demande simplement à ce dernier de lui déléguer le pouvoir de châtier les coupables. Il est plus que probable que l'on a voulu adoucir le trait, étrange en effet, de la bigamie du héros. Dans notre conte et dans les contes bretons, il semblerait qu'il y ait au fond cette idée qu'en ressuscitant, les personnages entrent dans une vie nouvelle où ils oublient toutes les obligations de la vie précédente. C'est la réflexion que fait Guillaume Grimm (III, p. 27) à propos du conte allemand que nous avons mentionné plus haut.

Dans ce conte allemand (Grimm, nº 16), un brave soldat a épousé une princesse qui lui a fait promettre que, si elle vient à mourir avant lui, il se fera enterrer vivant avec elle; elle fera de même s'il meurt le premier. Quelque temps après, elle meurt, et le jeune homme est enfermé dans le caveau funéraire. Voyant un serpent, s'approcher de la morte, il le tue; mais bientôt arrive un second serpent, apportant trois feuilles vertes qui rendent la vie au premier. Le jeune homme ressuscite sa femme par le même moyen, et confie les feuilles à la garde d'un fidèle serviteur. Depuis sa résurrection, la jeune femme paraît toute changée dans ses sentiments à l'égard de son mari. Un jour même, naviguant avec lui sur la mer, elle le jette par dessus bord, pendant son sommeil, avec l'aide du capitaine, pour lequel elle a conçu une passion coupable. Mais le serviteur retire son maître de l'eau et le ressuscite à l'aide des feuilles du serpent. La vérité se découvre, et la princesse est punie de mort.

La même idée générale se retrouve en Orient, dans un conte annamite (A. Landes, nº 84): Deux époux se sont juré que, lorsque l'un d'eux viendrait à mourir, l'autre conserverait son corps jusqu'à ce qu'il ressuscitât, et qu'il ne se remarierait pas. La femme étant morte, le mari tient sa promesse; mais bientôt interviennent les habitants du village, craignant que, si on laisse longtemps la femme sans l'enterrer, elle ne devienne un esprit malfaisant qui hanterait le pays. Le mari fait mettre le cercueil sur un radeau et s'y embarque aussi. Le radeau flotte jusqu'au «paradis occidental», où le Bouddha, touché de compassion, ressuscite la femme. Pendant que les deux époux s'en retournent, ramenés vers leur pays par un crocodile, passe un bateau chinois, dont les matelots enlèvent la femme. Le mari poursuit le bateau, monté sur le crocodile; mais, du haut de ce bateau, la femme lui dit qu'elle a épousé le capitaine et qu'il peut prendre une autre femme. Le mari va retrouver le Bouddha, et la femme est punie.

Notre conte ne motive le mariage du héros avec la princesse que par une fantaisie de cette dernière. Il y a là certainement une altération. Les contes bretons, on l'a vu, motivent ce mariage par l'histoire des apparitions de la princesse et de sa délivrance. Il nous semble que, dans la forme primitive, la cause devait être plutôt la guérison ou la résurrection de la princesse, obtenue, comme dans les contes abruzziens et catalan, par le moyen déjà employé dans la première partie du récit (herbe ou fleur merveilleuse).

NOTES:

[135] Cet épisode des apparitions de la princesse forme, à lui seul, le thème des contes suivants: deux contes allemands (Wolf, p. 258; Curtze, p. 168); un conte danois (Grundtvig, I, p. 148); un conte wende de la Lusace (Veckenstedt, p. 338, nº 5); un conte russe (Ralston, p. 274); un conte hongrois (Gaal-Stier, nº 13).

[136] Nous avons déjà dit un mot de ce thème dans les remarques de notre nº 5, les Fils du Pêcheur (I, p. 80). Depuis lors, nous avons trouvé un conte annamite de ce type (A. Landes, nº 51): Un homme ayant tué un petit tigre, la tigresse prend quelques feuilles d'un certain arbre, les mâche et les crache sur son petit, lequel ressuscite aussitôt. L'homme, qui a assisté à cette scène du haut d'un arbre, ramasse le reste des feuilles et fait ensuite de grandes merveilles en ressuscitant les gens.



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