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Contes populaires de Lorraine, comparés avec les contes des autres provinces de France et des pays étrangers, volume 2 (of 2)

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LE FRANC VOLEUR

Pierrot, Jeannot et Claudot étaient trois frères, fils d'une pauvre veuve. Devenus grands et ne sachant que faire à la maison, ils voulurent aller chercher fortune ailleurs. Ils partirent donc ensemble, et, arrivés à une croisée de chemin, ils se séparèrent en se disant: «Dans un an, nous nous retrouverons ici.»

En arrivant dans un village, Claudot s'arrêta devant une boutique de boulanger. «Mon ami,» lui dit le boulanger, «on dirait que tu as envie d'apprendre mon état?—Oui,» répondit Claudot, «mais je n'ai pas d'argent.—Qu'à cela ne tienne,» dit le boulanger. «Entre chez moi, et, d'ici à un an, tu sauras le métier.»

Jeannot, étant arrivé devant une boutique de serrurier, s'arrêta à la porte. «Mon ami,» lui dit le serrurier, «on dirait que tu as envie d'apprendre mon état?—Oui,» répondit Jeannot, «mais je n'ai pas d'argent.—Qu'à cela ne tienne,» dit le serrurier. «Entre chez moi, et, d'ici à un an, tu sauras le métier.»

Pierrot, lui, tomba au milieu d'une bande de voleurs qui lui crièrent: «La bourse ou la vie!—Oh! oh!» dit Pierrot, «mais c'est moi qui demande la bourse ou la vie.—Alors,» dirent les voleurs, «veux-tu être des nôtres?—Volontiers,» répondit Pierrot.

Les voleurs le mirent aussitôt à l'épreuve: «Dans un instant,» lui dirent-ils, «il va passer un beau monsieur en carrosse; tu lui crieras: La bourse ou la vie!»

Pierrot s'embusqua sur le bord du chemin, et, lorsque le carrosse passa, il s'élança en criant: «La bourse ou la vie!» Le beau monsieur lui jeta bien vite sa bourse et partit au grand galop. Pierrot ramassa la bourse. «Mais,» pensa-t-il, ce n'est pas l'argent, c'est la bourse qu'on m'a dit de prendre.» Cette réflexion faite, il rapporta à ses compagnons la bourse vide. «Tu n'iras plus voler,» lui dirent les voleurs; «tu feras la cuisine.»

Au bout de l'année, les voleurs, se trouvant assez riches, partagèrent leur butin, et Pierrot eut pour lui une bonne sachée d'or. Il se rendit à l'endroit où ses frères et lui s'étaient donné rendez-vous: Jeannot et Claudot s'y trouvaient déjà. Ils retournèrent donc tous les trois chez leur vieille mère. Dès qu'ils furent arrivés, elle leur dit: «Eh bien! mes enfants, qu'êtes-vous devenus depuis votre départ?—Moi, je suis boulanger,» répondit Claudot.—«Et moi,» dit Jeannot, «je suis serrurier.—Moi, je suis charbonnier,» dit Pierrot.—«Fais-tu au moins de bon charbon?» demanda la mère.—«Ecoutez, ma mère,» dit Pierrot, «je vais vous dire une chose, mais gardez-vous de la répéter: je ne suis pas charbonnier, je suis voleur. Surtout n'en dites rien.—Oh! non, mon Pierrot, sois tranquille.»

Vint la voisine. «Eh bien, Marion,» dit-elle à la mère, qui était une bavarde, comme moi, «voilà vos trois fils revenus au pays. Que font-ils à présent?—Claudot est boulanger,» répondit la mère; «Jeannot est serrurier; quant à Pierrot ..., il est ...—Vous avez bien de la peine à trouver le mot, Marion. Il est: quoi?—Il est voleur. Surtout n'en parlez à personne au monde.»

Mais la voisine parla si bien que le bruit en vint aux oreilles du seigneur. Il fit appeler Marion et lui dit: «Quel métier fait donc votre Pierrot?—Monseigneur, il est charbonnier.—J'ai entendu dire qu'il faisait de bon charbon.—Oh! monseigneur, comme les autres.»

Le seigneur envoya chercher Pierrot. «Bonjour, monseigneur.—Bonjour, Pierrot. Quel est ton métier, maintenant?—Je suis charbonnier, monseigneur.—On m'a dit que tu faisais de bon charbon.—Oh! monseigneur, comme les autres.—Entre nous, Pierrot, tu es un voleur,» dit le seigneur. «Pour voir si tu sais ton métier, je t'ordonne de voler un cheval qui est dans mon écurie, gardé par douze hommes. Si ce n'est pas fait pour demain, à neuf heures du matin, tu seras pendu.—Monseigneur, je ne pourrai jamais.—Tu le feras, ou tu seras pendu.»

Pierrot mit une robe de capucin et se rendit à l'écurie du seigneur. «Bonsoir, mes chères braves gens, je viens passer un bout de la soirée avec vous et vous aider à prendre le fripon qui veut enlever le cheval. Tenez, j'ai là quelque chose pour vous rafraîchir.» Il leur donna de l'eau des piones[106], qui bientôt les fit tous tomber endormis. Alors il enveloppa d'étoupes les sabots du cheval, afin qu'ils ne fissent pas de bruit sur le pavé, et il partit avec la bête. Le lendemain matin, le seigneur entra dans l'écurie, et, ne trouvant plus le cheval, il prit un fouet pour corriger ses domestiques. Il y en avait un que le voleur avait suspendu au plafond: ce fut lui qui reçut tous les coups.

«Pierrot,» dit le seigneur, «tu es un franc voleur. Maintenant, il faut que tu voles six bœufs que douze de mes gens conduiront à la foire.—Monseigneur, je ne pourrai jamais.—Tu as pris le cheval dans mon écurie; tu prendras les bœufs, ou tu seras pendu.»

Quand les hommes passèrent sur la route avec les bœufs qu'ils menaient à la foire, Pierrot courut en avant, se mit la tête en bas et les pieds en l'air et commença à battre des pieds et des mains. «Oh! que c'est beau!» dit un des hommes; «allons voir.—Non,» dit un autre. «Monseigneur nous a recommandé de bien garder les bœufs.» Pierrot alla un peu plus loin et recommença ses tours. «Oh!» dit l'un des hommes, «que c'est beau! courons voir: six iront, et six resteront près des bœufs.—Bah!» dirent les autres, «allons-y tous, ce n'est pas si loin.» Pierrot, voyant les bœufs sans gardiens, se mit à courir dans la campagne; puis, par un détour adroit, il revint les prendre.

«Pierrot», dit le seigneur, «tu es un franc voleur. Maintenant, il s'agit d'une autre affaire: j'ai un oncle curé qui dit tous les jours la messe à minuit; il faut que tu le fasses mourir, et nous partagerons la succession.—Monseigneur, je ne puis faire cela.—Tu as bien volé mon cheval et mes six bœufs; fais ce que je te commande, ou tu seras pendu.»

Pierrot acheta des écrevisses, les mit dans une assiette sur l'autel, puis il se cacha derrière l'autel. Quand le pauvre vieux curé vint pour dire la messe, Pierrot lui cria: «Payez votre servante Marguerite, puis mettez la tête dans le sac qui est au pied de l'autel, et vous irez droit en paradis. Ne voyez-vous pas les anges qui vous tendent les bras?» Le curé se mit la tête dans le sac; aussitôt Pierrot le saisit et le fit monter et descendre l'escalier du clocher. «Hélas!» disait le pauvre curé, «que de peines pour arriver au paradis!»

Quand il fut à moitié mort, Pierrot le porta dans son poulailler. Le matin, Marguerite vint donner à manger aux poules. «Petits! petits! petits!—Quoi! Marguerite,» dit le pauvre homme, «es-tu donc aussi dans le paradis?—Beau paradis vraiment!» dit Marguerite, «c'est le poulailler de vos poules!» On mit le curé au lit; trois jours après il mourut, et le seigneur partagea sa succession avec Pierrot.

NOTES:

[106] Evidemment cette «eau des piones» est de l'opium.


REMARQUES

Nous avons ici une version, altérée sur divers points, d'un conte très répandu qui se retrouve sous une forme mieux conservée, par exemple dans le nº 192 de la collection Grimm.

Indiquons d'abord les principaux traits de ce conte thuringien: Le «maître voleur», revenu au pays, se présente hardiment chez le comte, son parrain. Celui-ci lui déclare qu'il le fera pendre, s'il ne réussit pas dans trois épreuves. D'abord, il faut voler le cheval du comte, gardé par des soldats. Le voleur, déguisé en vieille, portant un baril de vin mêlé d'un narcotique, vient s'asseoir en grelottant de froid à la porte de l'écurie. Les soldats lui disent d'approcher du feu et lui demandent à boire. Le narcotique produit son effet, et, quand les soldats sont tous endormis, le voleur déboucle la selle sur laquelle l'un d'eux est assis, et l'accroche au moyen de cordes aux poteaux de l'écurie. (Dans notre conte, on parle bien d'un domestique que le voleur a suspendu au plafond; mais on n'explique pas pourquoi ni comment.) Ensuite il s'enfuit avec le cheval, dont il a enveloppé les sabots de vieux chiffons.—La seconde épreuve, qui ne se retrouve pas dans notre conte, consiste à voler pendant la nuit un des draps du lit où couchent le comte et la comtesse, et l'anneau nuptial de cette dernière.—Enfin, il est ordonné au maître voleur de prendre dans l'église le curé et le bedeau. Le voleur se rend la nuit au cimetière qui entoure l'église. Il a apporté un grand nombre d'écrevisses: il leur fixe sur le dos de petites bougies allumées et les lâche à travers les tombes, pour faire croire que les morts ressuscitent. (Dans notre conte, les écrevisses que le voleur apporte dans l'église n'ont aucune signification.) Puis, déguisé en moine, il monte en chaire et se met à crier: «La fin du monde est arrivée; les morts se réveillent dans le cimetière. Je suis saint Pierre. Que ceux qui veulent aller au ciel entrent dans mon sac.» Le curé et le bedeau, qui sont accourus à l'église, s'empressent d'entrer dans le sac. Alors le voleur tire le sac hors de l'église, et, après l'avoir traîné à travers les rues du village, il le pousse jusque dans le colombier du comte. (Il suffit de rapprocher cette dernière scène de la fin du Franc Voleur pour voir combien cette fin a été défigurée.)

Le conte allemand présente, on le voit, une forme bien conservée de ce thème. Sur un point particulier,—celui où il est question des écrevisses,—il est même, à notre connaissance, le seul, avec un conte lithuanien (Leskien, nº 37), qui fournisse l'explication du passage inintelligible de notre conte. Mais il n'en faudrait pas conclure que le conte lorrain serait tout bonnement une dérivation du conte allemand. Il a des épisodes qui n'existent pas dans ce dernier, et ces épisodes, nous allons les rencontrer, parfois plus clairement racontés, dans d'autres contes du même type.

L'introduction du Franc Voleur, toute différente de celle du conte de la collection Grimm, se retrouve dans un conte norvégien, un conte irlandais, un conte allemand de la Basse-Saxe, et dans deux contes toscans. Dans le conte norvégien (Asbjœrnsen, II, p. 28), un pauvre paysan, qui a trois fils, leur dit un jour d'aller gagner leur vie où ils pourront. Il les accompagne jusqu'à un endroit où le chemin se partage en trois, et les trois fils s'en vont chacun de son côté. Le troisième devient voleur.—L'introduction du conte irlandais (Kennedy, II, p. 38) est à peu près identique.—Dans le premier conte toscan (Gubernatis, Novelline di Santo Stefano, nº 29), Jean et Jeanne donnent à chacun de leurs trois fils cent écus. L'aîné s'en va par le monde chercher fortune et perd tout. Le second, de même. Le troisième apprend le métier de voleur.—Dans le conte saxon (Schambach et Müller, p. 316), un homme demande à ses trois fils quel métier ils veulent apprendre. L'aîné dit qu'il veut être maçon; le second, menuisier; le troisième, voleur. Le père ne voulant pas entendre parler de ce dernier métier, le jeune homme s'enfuit et s'enrôle dans une bande de voleurs.—Dans le second conte toscan (Pitrè, Novelle popolari toscane, nº 41), il n'y a que deux frères, fils d'une pauvre veuve. L'aîné devient forgeron; le plus jeune tombe, comme Pierrot, au milieu d'une bande de voleurs qui lui demandent la bourse ou la vie; il se joint à eux.

L'épisode de la bourse, qui manque dans le conte de la collection Grimm, existe dans un conte de la Basse-Bretagne, un conte piémontais, un des deux contes toscans et un conte du Tyrol italien. Bilz, le héros du conte breton (Luzel, Veillées bretonnes, p. 227), est envoyé par le chef des voleurs prendre la bourse d'un riche fermier qui doit passer sur la route. Il rapporte la bourse vide. Les voleurs font alors de Bilz leur cuisinier. Pendant qu'il est seul au logis, il découvre le trésor des voleurs et l'emporte chez lui.—Dans le conte toscan (Gubernatis, loc. cit.), Carlo doit arrêter une diligence et prendre les quattrini (nom d'une petite monnaie, mis ici pour l'argent en général). Il exécute sa consigne à la lettre; il laisse de côté l'or et l'argent et ne prend que les quattrini proprement dits.—Même passage dans le conte piémontais (Gubernatis, Zoological Mythology, t. I, p. 328) et dans le conte du Tyrol italien, d'un autre type pour l'ensemble (Schneller, nº 54), où se trouvent à la fois le passage de la bourse rapportée vide et celui des sous pris à l'exclusion de l'or et de l'argent.

Dans le second conte toscan, c'est, comme dans notre conte, l'indiscrétion de la mère du voleur qui fait que son véritable métier parvient à la connaissance du roi.

Venons aux épreuves imposées au «franc voleur».

La seconde de ces épreuves,—voler des bœufs que l'on conduit à la foire,—manque, on l'a vu, dans le conte de la collection Grimm. Divers autres contes étrangers vont nous en fournir des formes, pour la plupart plus nettes que ne l'est celle du conte lorrain.

Ainsi, dans un conte islandais (Arnason, p. 609), le roi dit à l'«homme gris», qui lui a volé de ses béliers, qu'il lui pardonnera s'il parvient à voler un bœuf que ses gens doivent mener dans la forêt. L'homme gris se pend, en apparence, à un arbre sur le chemin par où l'on doit passer. Les gens, en le voyant, se disent que le voilà mort et qu'il n'y a plus rien à craindre. A peine se sont-ils éloignés que l'homme gris se décroche et va se pendre plus loin. Grand étonnement des gens, qui veulent retourner sur leurs pas pour s'assurer si c'est le même. Ils attachent le bœuf à un arbre et vont voir ce qu'il en est. Aussitôt l'homme gris délie le bœuf et l'emmène. (Il est très probable que, dans notre conte, alors qu'il n'avait pas encore subi d'altérations, les conducteurs des bœufs étaient fort étonnés de voir, à deux endroits différents, un homme, qui leur paraissait être le même, marcher sur les mains en battant des pieds, et qu'ils rebroussaient chemin, laissant leurs bœufs attachés, pour voir si l'homme qu'ils avaient rencontré le premier était toujours là.)

La ruse que le voleur emploie dans le conte islandais se retrouve dans les contes norvégien, irlandais, saxon, ainsi que dans les deux contes toscans, et, en outre, dans un conte allemand (Kuhn et Schwartz, p. 362) et dans un conte russe (Gubernatis, Zoological Mythology, I, p. 335). Dans ce dernier, le voleur ne se pend pas; il se montre d'abord sur un arbre, puis sur un autre. (Comparer le second conte toscan, assez peu clair en cet endroit.)—Le premier conte toscan présente ici une altération: à la vue du même homme pendu en deux endroits différents, les paysans qui mènent leurs bœufs à la foire prennent peur et s'enfuient, laissant là leurs bêtes. Dans tous les autres contes mentionnés plus haut, ils retournent sur leurs pas, sans emmener leurs bêtes avec eux, pour vérifier un fait qui leur paraît étrange.

Un conte serbe (Vouk, nº 46) a un épisode construit sur la même idée: Un rusé filou voit un homme conduisant deux moutons: il se dit qu'il volera les moutons. Pour y parvenir, il ôte un de ses souliers et le dépose sur la route où l'homme doit passer. L'homme ramasse le soulier, puis le rejette en disant: «A quoi bon un seul?» Cependant le filou a couru en avant et déposé sur la route le second soulier. L'homme, voyant que ce second soulier ferait la paire, rebrousse chemin pour aller chercher l'autre, après avoir attaché ses moutons à un arbre. Quand il revient, les moutons ont disparu: le filou les a emmenés.—Dans un conte indien du Bengale (Lal Behari Day, nº 11), un voleur s'y prend absolument de la même façon pour voler une vache.

Avec l'épisode du vol du cheval, nous retournons au conte de la collection Grimm. Cet épisode se retrouve, plus ou moins complet, dans les contes breton, norvégien, irlandais, dans les contes allemands de la collection Schambach et Müller et de la collection Kuhn et Schwartz, dans le second conte toscan, et, de plus, dans deux contes de la Bretagne non bretonnante (Sébillot, I, nº 32, et Littérature orale, p. 121), dans un second conte irlandais (Royal Hibernian Tales, p. 36), dans un conte écossais (Campbell, variante du nº 40), dans deux contes flamands (Wolf, Deutsche Mærchen und Sagen, nº 5; A. Lootens, nº 7), dans un conte basque (Webster, p. 140), dans un conte catalan (Rondallayre, III, p. 67), dans un conte italien des Abruzzes (Finamore, nº 24), dans un conte russe (Gubernatis, Florilegio, p. 157), et dans un conte serbe (Archiv für slavische Philologie, I, p. 283-284), où l'épreuve imposée par l'empereur au voleur a pris des proportions épiques: il s'agit de voler trois cents chevaux sur lesquels sont en selle trois cents cavaliers. (Dans le second conte toscan, le héros doit voler les cent chevaux qui sont dans l'écurie du roi.)

Le voleur, dans le premier conte flamand, se déguise en vieil ermite; dans le second conte toscan, en vieux frère quêteur; dans le conte des Abruzzes, en moine, comme notre «franc voleur» s'habille en capucin.

L'idée de cet épisode ou du moins du moyen dont use le voleur pour s'emparer du cheval pourrait bien être un emprunt fait à un thème très voisin, le thème de la fameuse histoire de voleurs qu'Hérodote entendit conter en Egypte. On se rappelle cette histoire du trésor du roi Rhampsinite (Hérodote, II, 121): Deux voleurs ont pénétré la nuit dans la chambre du trésor, sans qu'on puisse découvrir comment ils y sont entrés; quand ils y reviennent plus tard, l'un d'eux est pris dans un piège, et l'autre lui coupe la tête, afin qu'il ne soit pas reconnu. Le roi, très intrigué de l'aventure, fait suspendre à un gibet le cadavre décapité, dans l'espoir que l'autre voleur, en le voyant, se trahira par quelque signe d'étonnement, ou se fera prendre en cherchant à enlever le corps de son camarade. Mais le voleur s'approche des gardes sous un déguisement, les enivre et enlève le cadavre, laissant les soldats endormis.—Nous renverrons, pour l'étude de ce thème, aux remarques de M. R. Kœhler sur le nº 17 b de la collection de contes écossais de Campbell (dans la revue Orient und Occident, II, p. 303) et à un travail de M. Schiefner, Ueber einige morgenlændische Fassungen der Rampsinitsage (Mélanges asiatiques, tirés du Bulletin de l'Ac. des sciences de Saint-Pétersbourg, t. VI, p. 161). Aux formes orientales du conte de Rhampsinite citées par M. Schiefner, on doit ajouter un conte syriaque (Prym et Socin, nº 42), un conte de l'île de Ceylan (Orientalist 1884, p. 56), un conte kabyle (Rivière, p. 13).

Enfin, la troisième épreuve de notre conte figure dans les trois contes de la Haute et de la Basse-Bretagne, dans les deux contes flamands, dans les contes norvégien, basque, catalan, écossais, islandais, lithuanien, dans le second conte toscan et dans le conte des Abruzzes, mais souvent sous une forme plus ou moins altérée. Rappelons la forme véritable, que nous offrent le conte thuringien de la collection Grimm et d'autres contes indiqués ci-dessus: Le voleur doit enlever de tel endroit une personne désignée et l'apporter à celui qui lui a donné cet ordre. Il y réussit en se donnant pour un ange (dans le conte thuringien, pour saint Pierre), qui portera au ciel quiconque entrera dans son sac.

Dans la plupart des contes européens du type du Franc Voleur, la victime du voleur est un prêtre, ordinairement un curé[107]. Dans le conte écossais, c'est l'évêque anglican de Londres; dans deux contes russes (Schiefner, op. cit., p. 179), c'est un pope.—Dans le conte lithuanien, le curé est le frère du seigneur, et celui-ci le désigne au voleur pour se venger des plaisanteries que le curé a faites sur son compte, à l'occasion de ses mésaventures avec ce même voleur. Il en est exactement de même dans un conte de la Haute-Bretagne (Sébillot, Littérature orale, p. 126). Comparer un conte bas-breton (Luzel, Veillées bretonnes, p. 256), et le second conte toscan.—Dans le conte catalan, le personnage mis dans le sac est un usurier; dans le conte islandais, ce sont un roi et une reine. Ce dernier conte a quelque chose de particulier, et le passage mérite d'être brièvement résumé: Le roi fera grâce à l'«homme gris», si ce dernier parvient à enlever de leur lit le roi lui-même et la reine. (Dans le conte écossais, l'évêque de Londres défie également le voleur de le «voler» lui-même, c'est-à-dire de l'enlever.) L'homme gris va, pendant la nuit, dans la chapelle du château et sonne les cloches. Le roi et la reine se relèvent pour voir ce que c'est. Alors l'homme gris leur apparaît tout brillant de lumière et leur dit que leurs péchés leur seront pardonnés s'ils entrent dans un sac qui est auprès de lui. Le roi et la reine, le prenant pour un ange, se fourrent dans le sac. L'homme gris lie les cordons du sac, puis il dit qu'il n'est pas un ange, mais l'homme gris; maintenant il a fait ce que le roi lui demandait: il l'a enlevé de son lit, ainsi que la reine, et il se débarrassera d'eux si le roi ne promet de lui accorder ce qu'il demandera. Le roi le promet, et l'homme gris se fait donner par lui sa fille en mariage.

On a vu combien, dans le conte lorrain, cet épisode est altéré. Il l'est aussi dans d'autres contes. Ainsi, dans le conte basque, le maire du village ordonne au voleur de voler tout l'argent de son frère le prêtre, et non d'enlever le prêtre de l'église; dans le premier conte flamand, le voleur doit aussi voler tout l'argent du curé, et c'est pour arriver à ses fins qu'il imagine de faire l'ange et d'amener le curé à se mettre dans le sac, après s'être dépouillé de toutes ses richesses terrestres; dans le second conte flamand, son déguisement a pour but de voler, selon l'ordre du bailli, les ornements de l'église.

Au milieu du XVIe siècle, une version italienne du conte qui nous occupe a été recueillie par Straparola. La voici en quelques mots: Le préteur de Pérouse ordonne à Cassandrino de lui voler le lit sur lequel il couche, puis de lui voler son cheval (ici le voleur trouve le valet endormi sur le cheval; il met la selle sur quatre piquets); enfin de lui apporter dans un sac le recteur de l'église d'un village voisin. Pour faire ce dernier exploit, Cassandrino s'introduit, habillé en ange, dans l'église en disant: «Si vous voulez aller dans la gloire, entrez dans mon sac.» Le recteur s'empresse d'entrer dans le sac.

En Orient, un conte des Tartares de la Sibérie méridionale (Radloff, t. IV, p. 193), qui appartient pour la plus grande partie au thème du trésor de Rhampsinite, a pour dénouement la troisième des épreuves imposées au «franc voleur»: Le voleur du conte tartare joue toutes sortes de tours à un prince et lui rapporte ensuite ce qu'il lui a volé. Le prince lui dit qu'il lui pardonne, et que même il lui donnera son trône s'il lui apporte un prince de ses voisins, qui a fait des gorges chaudes au sujet de toute cette histoire. (Comparer le conte lithuanien et les autres contes que nous en avons rapprochés pour un passage analogue.) Le voleur se fait donner un chameau, à chaque poil duquel on a attaché une clochette, une chèvre, également garnie de clochettes, un bâton bigarré, et encore une autre chèvre. Il tue les deux chèvres, endosse la peau de la première, fait avec la peau de la seconde un sac qu'il lie sur le dos du chameau, et se met en route conduisant sa bête, le bâton bigarré à la main. Il arrive au bout d'un mois près de la maison du prince. Celui-ci, entendant le son des mille clochettes, dit à sa femme: «Quel est ce bruit? Est-ce une guerre, ou la fin du monde, ou bien un malin esprit?» Quand le voleur est auprès de la maison, il crie: «Regardez-moi; je suis le malin esprit; la fin du monde est arrivée.» Le prince, épouvanté, tombe sans connaissance; la princesse aussi. Alors le voleur les met dans le sac de peau de chèvre, charge le sac sur le chameau et le porte dans la maison de son prince, qui, en récompense, lui donne sa fille en mariage et le fait prince à sa place.—Comparer un autre conte recueilli également dans la Sibérie méridionale, chez les Kirghis, mais moins bien conservé (Radloff, t. III, p. 342).

Le conte syriaque, mentionné ci-dessus, et qui a, pour l'ensemble, beaucoup de rapport avec le conte tartare, renferme également l'épisode que nous venons de résumer: Ajis, le voleur, a déjoué toutes les mesures du gouverneur de Damas. Le gouverneur d'Alep écrit à ce dernier pour se moquer de lui. Alors le gouverneur de Damas fait publier qu'il promet au voleur inconnu cent bourses et la main de sa fille, s'il se présente devant lui. Ajis se présente. Le gouverneur remplit sa promesse, puis il dit à Ajis d'enlever le gouverneur d'Alep et de le lui apporter. Ajis se fait donner une massue, une peau de chèvre et cent clochettes, qu'il attache aux poils de la chèvre. En cet équipage, il entre à minuit dans la chambre du gouverneur d'Alep, et lui dit qu'il est l'ange de la mort, et qu'il est venu pour chercher son âme. Le gouverneur d'Alep demande un répit jusqu'à l'autre nuit. Alors il se couche dans un cercueil, et Ajis le porte chez le gouverneur de Damas[108].

Un autre conte oriental, formant le douzième récit de la collection kalmouke du Siddhi-Kûr,—dérivée, nous l'avons dit bien des fois, de récits indiens,—présente la plus grande analogie avec la première des épreuves du conte lorrain: Dans un certain pays vivait un homme qu'on appelait l'Avisé. Le khan de ce pays le fait venir un jour et lui dit: «On t'appelle l'Avisé. Pour justifier ton nom, vole-moi ce talisman auquel est attachée ma vie. Si tu y réussis, je te ferai de beaux présents; si tu n'y réussis pas, je détruirai ta maison et je te crèverai les yeux.» L'homme a beau protester que la chose est impossible, il est obligé de promettre de tenter l'aventure telle nuit. Cette nuit-là, le khan fixe le talisman à un pilier et s'assied tout auprès; en même temps, il ordonne à ses gens de faire bonne garde. L'homme avisé s'approche de ceux qui sont postés à la porte et les enivre avec de l'eau-de-vie de riz. Quant aux autres gardes et au roi lui-même, il a la bonne chance de les trouver tous endormis (il y a ici une altération), et il peut ainsi voler le talisman.—Un trait de ce conte kalmouk est à noter: L'homme avisé enlève de dessus leurs selles, tout endormis, les gens du roi qui montaient la garde à cheval, et les met à califourchon sur un pan de mur écroulé. Comparer le conte de la collection Grimm et divers autres contes de ce type, où le voleur fait en sorte que les gardes, s'ils se réveillent, puissent se croire toujours à cheval.

Il existe un autre thème qui, à le considérer de près, offre beaucoup d'analogie avec celui du Franc Voleur; mais, avant de l'examiner rapidement, il est bon d'indiquer un conte grec moderne d'Epire qui fait lien entre les deux thèmes, et nous donne, si l'on peut parler ainsi, la forme héroïque, épique, de celui que nous venons d'étudier, le merveilleux y entrant pour une certaine part.

Dans ce conte grec (Hahn, nº 3), le roi ordonne au voleur de lui amener le cheval ailé du drakos (sorte d'ogre), s'il ne veut être haché en morceaux; puis de dérober au même drakos la couverture de son lit; enfin de lui apporter le drakos lui-même. (Ces trois entreprises correspondent, comme on voit, à celles du conte thuringien.)

Dans les contes se rattachant à ce second thème dont nous avons à parler, il n'y a plus de voleur. C'est, en général, à l'instigation de ses frères, jaloux de la faveur dont il jouit auprès d'un roi, que le héros reçoit de ce roi l'ordre de lui apporter les objets rares ou merveilleux d'un certain être plus ou moins fantastique, et enfin cet être lui-même. On peut citer le conte silicien nº 83 de la collection Gonzenbach. Dans ce conte, Caruseddu doit apporter au roi le cheval qui parle, appartenant au dragu (ogre), la couverture à clochettes d'or du dragu et finalement le dragu lui-même. M. Kœhler a étudié ce thème à propos d'un conte des Avares du Caucase (Schiefner, nº 6), et nous en avons dit un mot à l'occasion de notre nº 3, le Roi d'Angleterre et son Filleul. Voir les remarques de ce nº 3 (I, p. 46 seq.).

Dans les contes de ce second type, les moyens que le héros emploie pour s'emparer des objets et de leur possesseur diffèrent de ceux que met en œuvre le «franc voleur» et les héros des contes du premier type. Nous ne connaissons comme exception qu'un conte grec d'Epire (Hahn, var. 2 du nº 3); là, Zénios, qui a reçu l'ordre d'apporter au roi une lamie (ogresse), met des habits tout garnis de clochettes (absolument comme le héros du conte tartare et celui du conte syriaque), grimpe sur la cheminée et crie: «Je suis le Hadji Broulis[109], et je viens pour te faire mourir, si tu n'entres dans ce coffre.»

NOTES:

[107] Dans un conte autrichien (Vernaleken, nº 57), cet épisode est enclavé dans une histoire différente; dans un conte des Tsiganes slovaques (Journal Asiatique, 1885, p. 514), il forme tout le récit à lui seul.

[108] Comparer un conte albanais (Dozon, nº 22, p. 175): Un voleur reçoit d'un pacha l'ordre de lui apporter le cadi enfermé dans un coffre. Il prend des clochettes, et, s'étant introduit dans le grenier au dessus de la chambre où dort le cadi, il se met à agiter ses clochettes en disant: «Je suis l'ange Gabriel, et je suis venu pour prendre ta vie, à moins que tu n'entres dans ce coffre, car alors je n'ai plus de pouvoir sur toi.»

[109] Hadji, «pélerin,» nom d'honneur donné au musulman qui a fait le pèlerinage de la Mecque et autres «saints lieux».



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