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Contes populaires de Lorraine, comparés avec les contes des autres provinces de France et des pays étrangers, volume 2 (of 2)

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XLIV
LA PRINCESSE D'ANGLETERRE

Il était une fois une princesse, fille du roi d'Angleterre. Le prince de France ayant envoyé des ambassadeurs pour demander sa main, elle répondit qu'il n'était pas digne de dénouer les cordons de ses souliers.

Le prince alors se rendit en Angleterre sans se faire connaître, et s'annonça au palais comme un habile perruquier venant de Paris. La princesse voulut le voir, et le prétendu perruquier sut si bien s'y prendre que bientôt elle l'épousa en secret. Quand le roi apprit ce qui s'était passé, il entra dans une grande colère et les mit tous les deux à la porte du palais.

Le perruquier emmena sa femme à Paris et descendit avec elle dans une méchante auberge. «Hélas!» pensait la princesse, «faut-il avoir refusé le roi de France et se voir la femme d'un perruquier!»

Un jour, son mari lui dit: «Ma femme, vous irez demain vendre de l'eau-de-vie sur la place.» Elle obéit et alla s'installer sur la place avec ses cruches. Bientôt arrivèrent des soldats, qui lui demandèrent à boire; ils lui donnèrent cinq sous, burent toute l'eau-de-vie, puis cassèrent les cruches et les verres. La pauvre princesse n'osait rentrer à la maison; elle ne se doutait guère que c'était le prince de France, son mari, qui avait envoyé tous ces soldats. Elle se tenait donc debout près de la porte; son mari lui dit: «Ma femme, pourquoi n'entrez-vous pas?—Je n'ose,» répondit la princesse.—«Combien avez-vous gagné aujourd'hui?—J'ai gagné cinq sous.—C'est déjà beau pour vous, ma femme. Moi, j'ai gagné trois louis à faire des perruques chez le roi.—Allons,» dit la princesse, «nos affaires vont donc bien aller! Nous paierons l'aubergiste et nous irons ailleurs.»

Le jour suivant, le perruquier dit à sa femme: «Vous irez vous mettre sur le grand pont pour y décrotter les souliers des passants.» La princesse s'y rendit. Elle y était à peine que le roi son beau-père, passant par là, se fit décrotter les souliers et lui donna un louis. La reine vint ensuite et lui donna trois louis; puis tous les seigneurs de la cour vinrent l'un après l'autre, et, à la fin de la journée, elle avait gagné soixante louis. Le soir venu, elle s'en retourna à l'auberge; mais, arrivée à la porte, elle s'arrêta. «Eh bien! ma femme,» lui dit son mari, «vous n'entrez pas?—Je n'ose.—Combien avez-vous gagné aujourd'hui, ma femme?—J'ai gagné soixante louis.—Et moi, ma femme, j'en ai gagné trente à faire des barbes chez le roi.—Allons,» dit la princesse, «nos affaires vont donc bien aller! Nous paierons l'aubergiste et nous irons ailleurs.»

Une autre fois, le perruquier l'envoya vendre de la faïence sur la place. Elle était à peine installée quand survinrent des soldats qui brisèrent toute sa marchandise: c'était le prince de France qui leur en avait donné l'ordre. La pauvre femme vint raconter son malheur à son mari et lui demanda si l'on ne pourrait pas faire punir ces gens-là. «J'en parlerai au roi,» dit-il, «mais que voulez-vous qu'on leur fasse?—Hélas!» pensait la princesse, «faut-il avoir refusé le roi de France et se voir la femme d'un perruquier!—Moi,» reprit le mari, «j'ai gagné douze louis aujourd'hui.—Ah! tant mieux,» dit la princesse, «nos affaires vont donc bien aller! Nous paierons l'aubergiste et nous irons ailleurs.»

Le perruquier dit un jour à sa femme: «Le roi va donner un grand festin: comme je suis bien vu au palais, je demanderai qu'on vous emploie à servir à table. Je vous ferai faire des poches de cuir pour y mettre les restes qu'on vous donnera.» Il lui fit faire, en effet, des poches de cuir; mais ces poches étaient attachées par des cordons si faibles que la moindre chose devait les rompre.

La princesse alla donc servir à table. Au commencement du repas, elle ne trouva rien à mettre dans ses poches: de chaque plat il ne revenait guère qu'un peu de sauce; plus tard, elle put y mettre quelques bons morceaux. Mais, comme elle portait une pile d'assiettes, elle glissa et se laissa choir; les cordons cassèrent, et le contenu des poches se répandit sur le plancher: la pauvre princesse ne savait que devenir.

Alors le roi son beau-père s'approcha d'elle et lui dit: «Ma fille, ne soyez pas si honteuse. Ce n'est pas un perruquier que vous avez épousé; c'est mon fils, le prince de France.—Ah! mon père,» dit le prince, «vous n'auriez pas dû le lui apprendre encore. Elle a dit que je n'étais pas digne de dénouer les cordons de ses souliers. Eh bien! mademoiselle, vous les avez dénoués à bien d'autres.»

De ce moment il n'y avait plus qu'à se réjouir, et l'on fit des noces magnifiques.


REMARQUES

Des contes analogues ont été recueillis dans la Haute-Bretagne (Sébillot, I, nº 23); en Allemagne (Grimm, nº 52; Prœhle, I, nº 2; Kuhn, Westfælische Sagen, p. 251 et p. 242); dans diverses parties de l'Italie (Coronedi-Berti, nº 15; Knust, nº 9; Nerucci, nº 22); en Sicile (Gonzenbach, nº 18; Pitrè, nº 105); en Portugal (Coelho, nº 43); en Norwège (Asbjœrnsen, II, p. 129); en Irlande (Kennedy, II, p. 114).

Dans tous ces contes, le thème traité est le même que dans le conte lorrain; mais le détail des humiliations infligées à l'orgueilleuse princesse est, dans la plupart, tout autre. Nous ne trouvons de ressemblance que dans le conte breton et les contes allemands. L'épisode des soldats qui boivent et ne paient pas figure seulement dans le conte de la collection Prœhle, et dans le second conte de la collection Kuhn; celui de la faïence brisée, dans le conte breton et dans tous les contes allemands, excepté le conte westphalien que nous venons de citer. (Il existe aussi dans le conte irlandais; mais, à en juger par certains détails de rédaction, joints à l'extrême ressemblance générale, ce conte paraît dériver directement du livre des frères Grimm ou plutôt d'une traduction anglaise.)—L'épisode de la fête donnée au palais et des restes qui se répandent par terre termine le conte allemand de la collection Grimm, comme le nôtre; dans le conte breton, il figure à un autre endroit du récit. Dans le conte allemand de la collection Prœhle, cet épisode diffère de notre conte en ce que le mari de la princesse, c'est-à-dire le prince déguisé, lui ordonne, en l'envoyant au palais, de glisser subtilement trois cuillers d'argent dans sa poche.

Dans tout un groupe (contes siciliens, conte italien de la collection Nerucci, conte portugais, conte norwégien), le mari de la princesse l'envoie plusieurs fois travailler au château, et, chaque fois, il lui dit de voler telle chose; chaque fois aussi, sous son costume de prince, il la prend sur le fait et la traite de voleuse.

Le conte breton a, dans son introduction, un trait qu'il faut rapprocher du conte lorrain. La princesse dit d'un prétendant qu'elle ne voudrait pas même de lui pour décrotter ses souliers. Aussi, plus tard, le prince déguisé fait-il faire à l'orgueilleuse le métier de décrotteuse, et, sans le reconnaître, elle lui décrotte un jour les souliers dans la rue. Finalement, après avoir révélé à la princesse ce qu'il est, il lui dit: «Tu trouvais que je n'étais pas même bon à décrotter tes souliers, et, sans le savoir, tu as décrotté les miens.»—Ce trait est plus net ici que dans notre conte.

Au XVIIe siècle, Basile insérait dans son Pentamerone (nº 40) un conte de cette famille, se rattachant au groupe dont nous avons parlé plus haut. Au siècle précédent, d'après M. Kœhler, un autre Italien, Luigi Alamanni, avait déjà pris le même thème pour sujet de sa nouvelle La comtesse de Toulouse et le comte de Barcelone.

Enfin, au XVIe siècle, Yón Halldórsson, qui fut évêque de Skálholt en Islande de 1322 à 1339, rédigeait une Saga contenant la même histoire, d'après un poëme latin qu'il avait lu pendant son séjour en France. Cette Clarus Saga, qui a été publiée en 1879, est jusqu'à présent la plus ancienne version connue de ce conte. (Voir la petite notice de la Romania, 1879, p. 479.)



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