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Contes populaires de Lorraine, comparés avec les contes des autres provinces de France et des pays étrangers, volume 2 (of 2)

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XXXII
CHATTE BLANCHE

Il était une fois un jeune homme appelé Jean; ses parents étaient riches et n'avaient pas besoin de travailler pour vivre. Un jour, ils lui donnèrent deux mille francs pour aller à la fête d'un village voisin; Jean les perdit au jeu. «Si tu veux,» lui dit un camarade, «je te prêterai de l'argent.» Il lui prêta six mille francs, et Jean les perdit encore; il était bien désolé.

En retournant chez ses parents, il rencontra un beau monsieur: c'était le diable. «Qu'as-tu donc, mon ami?» lui dit le diable; «tu as l'air bien chagrin.—Je viens de perdre huit mille francs.—Tiens, en voici vingt mille; mais dans un an et un jour tu viendras me trouver dans la Forêt-Noire.»

De retour chez ses parents, Jean leur dit: «J'ai perdu beaucoup d'argent au jeu, mais j'ai rencontré ensuite un beau monsieur qui m'a donné vingt mille francs et m'a dit d'aller le trouver au bout d'un an et un jour dans la Forêt-Noire.—C'est le diable!» s'écrièrent les parents, «il faut courir après lui pour lui rendre l'argent.»

Le jeune homme monta à cheval et partit aussitôt. Quand il eut fait six cents lieues, il demanda à des gens qu'il rencontra: «Y a-t-il encore bien loin d'ici à la Forêt-Noire?—Il y a encore six mille lieues.—Je ne suis pas près d'y arriver,» dit Jean. Enfin, juste au bout d'un an et un jour, il parvint à la Forêt-Noire, et il rencontra auprès de la maison du diable une fée qui lui dit: «Voilà une fontaine, dans laquelle il y a trois plumes qui se baignent: la Plume verte, la Plume jaune et la Plume noire; tu tâcheras de prendre la Plume verte, de lui enlever sa robe et de lui donner un baiser.»

Jean se rendit près de la fontaine et prit la Plume verte; il lui donna un baiser, malgré sa résistance. «Le diable est mon père,» lui dit-elle alors. «Quand vous serez dans sa maison, s'il vous offre une chaise, vous en prendrez une autre; s'il vous dit: Mettez-vous à cette table, vous vous mettrez à une autre; s'il vous dit: Voici une assiette, ne la prenez pas; s'il vous présente un verre, refusez-le; s'il vous dit de monter à la chambre haute, comptez les marches de l'escalier jusqu'à la dix-huitième; s'il vous montre un lit, couchez-vous dans celui d'à côté. Et s'il vous demande pourquoi vous faites tout cela, vous répondrez que c'est la coutume de votre pays.»

Le jeune homme entra dans la maison du diable. «Bonjour, monsieur.—Bonjour. Tiens, voici une chaise.—J'aime mieux celle-ci.—Voici un verre.—Je prendrai celui-là.—Voici une assiette.—Je n'en veux pas.—Tu es bien difficile.—On est comme cela dans mon pays.—Allons, viens, que je te conduise où tu dois coucher.»

En montant l'escalier, Jean compta les marches, une, deux, trois, jusqu'à dix-huit. «Pourquoi comptes-tu ainsi?—C'est la coutume de mon pays.» Ils entrèrent dans une chambre à deux lits. «Mets-toi dans ce lit,» dit le diable.—«C'est bon,» dit Jean, «je vais m'y mettre.»

Le diable parti, Jean se coucha dans l'autre lit. Pendant toute la nuit, le diable ne cessa de secouer et d'agiter dans tous les sens le lit dans lequel il pensait que le jeune homme s'était couché. Le lendemain matin, il entra dans la chambre. «Te voilà?» dit-il à Jean; «tu n'es pas mort?—Non,» dit Jean.—«Maintenant,» reprit le diable, «tu vas aller couper ma forêt. Voici une hache de carton, une scie de bois et une serpe de caoutchouc. Il faut que pour ce soir le bois soit coupé, mis en cordes et rentré dans la cour du roi.»

Le jeune homme s'en alla bien triste dans la forêt. Vers le milieu de la journée, la Plume verte vint lui apporter à manger. «Qu'avez-vous, mon ami?» lui dit-elle.—«Votre père m'a commandé de couper tout son bois, de le mettre en cordes et de le rentrer pour ce soir dans la cour du roi.» La Plume verte donna un coup de baguette: voilà le bois coupé, mis en cordes et transporté dans la cour du roi.

Le diable, étant venu, fut bien étonné. «Tu as fait ce que je t'avais commandé?—Oui.—Oh! oh! tu es plus fort que moi! Eh bien! maintenant tu vas me bâtir un beau château bien sculpté en face de ma maison, avec une belle flèche au milieu.»

La Plume verte vint encore apporter à manger au jeune homme et le trouva couché par terre. «Qu'avez-vous?» lui dit-elle; «qu'est-ce que mon père vous a commandé?—Il m'a commandé de lui bâtir en face de sa maison un beau château bien sculpté avec une belle flèche au milieu.—Eh bien!» dit-elle, «je vais me changer en chatte blanche. Vous me tuerez; vous ferez bouillir ma peau dans de l'eau; vous détacherez mes os, en regardant bien comment ils sont placés, parce qu'il faudra les rajuster ensuite; vous trouverez dans mon corps une belle flèche, que vous mettrez au faîte du château.»

Le jeune homme fit tout ce qu'elle lui avait dit; seulement, quand il rajusta les os, il y en eut un au petit doigt qui ne fut pas bien remis. D'un coup de baguette, le château se trouva bâti.

«Tu as fait ce que je t'ai commandé?» dit le diable.—«Oui,» dit Jean.—«Oh! oh! tu es plus fort que moi!» Alors il banda les yeux à Jean et lui dit: «Voilà la Plume verte, la Plume jaune et la Plume noire. Si tu mets la main sur celle qui a été changée en chatte blanche, tu l'auras en mariage.» Le jeune homme mit la main sur celle du milieu: c'était bien la Plume verte.

Le soir venu, le diable dit à Jean: «Tu vas coucher dans ce lit.» Jean se coucha dans l'autre. Pendant la nuit, il s'éleva un grand vent; la Plume verte dit au jeune homme: «Voulez-vous fuir avec moi?—Je le veux bien,» dit Jean. Aussitôt, ils s'envolèrent au vent.

Quand ils furent près de la maison de Jean, la Plume verte embrassa le jeune homme, et, de laid qu'il était, il devint beau. «Si vos parents veulent vous embrasser,» lui dit-elle, «ne vous laissez pas faire, car votre beauté s'en irait.» Lorsque Jean fut entré dans la maison, on voulut l'embrasser, mais il s'en défendit; il n'y eut que sa vieille grand'mère qui le voulut absolument; aussitôt il redevint laid, comme devant. La Plume verte lui dit: «Je vais donc vous embrasser encore.» Elle l'embrassa et il redevint beau.

Le matin, le diable, étant monté à la chambre, ne trouva plus personne; il se mit à la poursuite des deux jeunes gens. Sur son chemin, il vit un casseur de pierres. Il lui dit: «Avez-vous vu un garçon et une fille qui volaient au vent?—Ah! les pierres sont dures!—Ce n'est pas cela que je vous demande. Avez-vous vu un garçon et une fille qui volaient au vent?—Elles sont bien difficiles à casser.—Ce n'est pas de cela que je parle.»

Le diable poursuivit son chemin et rencontra un laboureur. «Avez-vous vu un garçon et une fille qui volaient au vent?—Oh! la terre est malaisée à labourer.—Avez-vous vu un garçon et une fille qui volaient au vent?—L'ouvrage ne va pas aujourd'hui.—Je ne parle pas de cela.» Le diable, impatienté, s'en retourna.

Cependant beaucoup de beaux messieurs, qui ne savaient pas que Chatte Blanche était la femme de Jean, la recherchaient en mariage. Il en vint un qui lui donna cent mille francs. «Attendez,» lui dit-elle, «il faut que je sorte; j'ai oublié de fermer la porte du buffet.» Pendant qu'elle était sortie, son mari, qui avait tout entendu, tomba sur le prétendant à coups de bâton. Il en vint un autre qui donna quatre-vingt mille francs à Chatte Blanche. «Excusez-moi,» lui dit-elle, «j'ai oublié d'aller couvrir mon feu.» Elle sortit; Jean arriva avec un fouet et fouailla d'importance le beau monsieur. Un troisième vint, qui donna soixante mille francs. «Il faut que je sorte,» lui dit Chatte Blanche; «j'ai laissé la porte de ma chambre ouverte.» Jean mit le galant à la porte à coups de trique. Ils se trouvèrent alors assez riches, et ils firent une belle noce.


REMARQUES

Ce conte est, en raison des éléments qui le composent et des transformations et altérations par lesquelles plusieurs de ces éléments ont passé, un des plus curieux de notre collection. Il présente, pour l'ensemble, le thème que M. R. Kœhler désigne sous le nom de thème de la Fiancée oubliée, et dont voici l'idée générale, sous sa forme la plus fréquente: Un jeune homme, prisonnier de certain être malfaisant (diable, ogre, géant, sorcier, ondine, etc.), en reçoit l'ordre d'exécuter plusieurs tâches en apparence impossibles. Il est aidé par une jeune fille, ordinairement la fille de son maître, laquelle ensuite s'enfuit avec lui. Poursuivis par le diable, géant, ou autre, ou par quelqu'un des siens, les deux jeunes gens leur échappent par des moyens magiques, le plus souvent par des transformations. Une fois revenu chez ses parents, le jeune homme oublie sa fiancée,—ordinairement par suite d'un baiser que lui donne sa mère, sa nourrice, ou autre,—et sa fiancée trouve enfin le moyenne lui rendre la mémoire.

Ce thème s'est déjà offert à nous, écourté, dans notre nº 9, l'Oiseau vert. Il a été étudié par M. Kœhler en 1862 dans la revue Orient und Occident (t. II, p. 103 seq.); en 1869, dans ses remarques sur la collection de contes esthoniens de Fr. Kreutzwald; en 1870, dans ses remarques sur les contes siciliens nos 54, 55 et 14 de la collection Gonzenbach, et, en 1878, dans la Revue celtique (p. 374 seq.).

Nous examinerons successivement chacune des parties du conte lorrain.

Prenons d'abord l'introduction.

Dans un grand nombre de contes de ce type, c'est par suite d'une promesse extorquée à son père, qui souvent n'en a pas compris la portée, que le héros est tombé entre les mains d'un être malfaisant. Il en est ainsi dans un conte de la Basse-Bretagne (Luzel, Contes bretons, p. 39), dans un conte irlandais (Kennedy, II, p. 56), dans deux contes écossais (Campbell, nº 2, et Revue celtique, 1878, p. 374), dans deux contes suédois (Cavallius, nos 14 A et 14 B), dans un conte esthonien (Kreutzwald, nº 14), un conte russe (Ralston, p. 120), un conte du «pays saxon» de Transylvanie (Haltrich, nº 26), un conte des Tsiganes de la Bukovine (Miklosisch, nº 15), un conte grec moderne (Hahn, nº 54).—Dans un conte danois (Grundtvig, I, p. 46), c'est par ses frères, en danger de périr sur mer, que le jeune prince a été promis à une sorcière.

Ailleurs, le jeune homme est enlevé par un démon (conte hongrois: Gaal-Stier, nº 3), ou par une magicienne (conte sicilien: Gonzenbach, nº 55); il est attiré par un cerf dans un bois et fait prisonnier par un certain roi (conte westphalien: Grimm, nº 113); ou bien, égaré dans une forêt, il promet à une sorcière, qui a pris la forme d'un petit chien, de revenir, si elle lui montre le chemin (conte allemand: Müllenhoff, p. 395); ou bien il arrive chez un ogre (conte sicilien: Gonzenbach, nº 54).—Ailleurs encore, il entre au service d'un géant (conte norwégien: Asbjœrnsen, t. II, p. 140) ou d'un seigneur (conte de la Haute-Bretagne: Sébillot, I, nº 31), ou bien il va demander à un géant et une géante la main d'une de leurs filles (conte catalan: Rondallayre, I, p. 85), etc.

Un certain nombre de contes de ce type ont à peu près la même introduction que le conte lorrain.

Nous nous arrêterons sur ces contes, qui ont également un passage correspondant à cet épisode si bizarre des trois «plumes» qui se baignent et à l'une desquelles il faut enlever sa robe.

Dans un conte du Tyrol italien (Schneller, nº 27), un jeune homme, grand joueur, se trouvant un jour dans le pays des païens, perd tout ce qu'il possède contre un aubergiste, qui est magicien, et joue enfin son âme. L'aubergiste, ayant encore gagné, lui laisse une année au bout de laquelle le jeune homme doit venir le trouver. Il veut y aller avant le temps fixé, pour tâcher de se racheter. Saint Antoine de Padoue, qu'il a invoqué devant sa statue, lui apparaît sous la figure d'un moine, et lui dit d'aller près d'un certain pont. Là il verra arriver à tire-d'aile trois blanches colombes, qui déposeront leur plumage et se changeront en jeunes filles. Le jeune homme devra s'emparer du plumage de la plus jeune, le cacher, puis revenir le soir et le lui montrer dès qu'elle le demandera. Il suit ce conseil, et, quand la jeune fille cherche son plumage, il lui dit qu'il le lui montrera, mais à condition qu'elle lui promette de venir à son aide, Alors elle lui dit que le magicien est son père; il imposera trois tâches au jeune homme, mais elle l'aidera, etc.—Un conte espagnol de Séville (Biblioteca de las Tradiciones populares españolas, I, p. 187), un second conte catalan (Maspons, p. 102), un conte portugais (Braga, nº 32) et un conte portugais du Brésil (Roméro, nº 22) présentent beaucoup d'analogie avec ce conte tyrolien. Nous y retrouvons, outre la partie perdue par le héros, les trois jeunes filles au plumage de colombe (de cane, dans le conte brésilien). Saint Antoine de Padoue qui, dans le conte tyrolien, joue le rôle de la fée du conte lorrain, est remplacé, dans le conte espagnol, par un seigneur, incarnation de l'âme d'un mort auquel le héros a fait donner la sépulture[4]; dans le conte portugais, par une pauvre femme envers laquelle le jeune homme s'est montré charitable; dans le conte brésilien, par un ermite. Dans le conte catalan, le jeune homme, quand il se met à la recherche de celui contre lequel il a perdu (le diable), arrive successivement chez la Lune, chez le Soleil, et enfin chez le Vent. C'est ce dernier qui lui parle des vêtements de plumes, et qui le transporte près de l'étang où doivent venir se baigner les filles du diable.

Un conte grec moderne, que nous avons mentionné plus haut (Hahn, nº 54), éclaire également cet épisode des trois «plumes», si obscur dans le conte lorrain: Un jeune homme, promis au diable dès avant sa naissance, se met en route pour l'aller trouver. Une source infecte, dont il a vanté l'eau par complaisance, lui donne pour le récompenser ce conseil: «A tel endroit, il y a un lac; trois néraïdes (sic) viendront s'y baigner. Cache-toi, et, tandis qu'elles seront dans l'eau, saisis leurs vêtements de plumes, qu'elles auront laissés sur le rivage, et ne rends pas les siens à la plus jeune avant qu'elle ne t'ait juré de ne jamais t'oublier, même dans la mort.» Ces «néraïdes» sont les filles du diable, comme le sont les trois «plumes» du conte lorrain, et aussi dans un conte basque de ce type (Webster, p. 120), les trois jeunes filles à l'une desquelles le héros, d'après le conseil d'un tartaro (ogre), dérobe ses vêtements de colombe. (Nous avons déjà rencontré ces «filles du diable» dans le conte catalan.)—Dans le conte russe indiqué ci-dessus (Ralston, p. 120), le prince, qui a été promis par son père au Roi des eaux, rencontre une Baba Yaga (sorte de sorcière ou d'ogresse). Celle-ci lui dit de prendre les vêtements de l'aînée de douze jeunes filles qui arriveront sur le bord de la mer sous forme d'oiseaux. Quand il le fait, la jeune fille le supplie de lui rendre ses vêtements: elle est la fille du Roi des eaux et elle viendra en aide au jeune homme.

On le voit: dans notre conte, l'idée première est parfaitement reconnaissable; les éléments en existent à peu près tous, mais le sens en est perdu; on ne sait plus ce que c'est que cette «plume» personnifiée, à laquelle il faut enlever sa robe. Du reste, même ce souvenir à demi effacé du thème primitif a disparu des contes de ce type dont il nous reste à parler dans cette partie de nos remarques. Ainsi, dans un troisième conte catalan (Rondallayre, t. I, p. 41),—après une introduction où le héros joue et perd en une nuit sa fortune et sa vie, et reçoit de celui qui a gagné l'ordre d'aller au Château du Soleil, d'où jamais personne n'est revenu,—on voit tout simplement trois jeunes filles qui se baignent: le héros, suivant le conseil d'une géante, s'empare des vêtements de la plus jeune et ne les lui rend que lorsqu'elle lui a indiqué où est le Château du Soleil.—Dans un conte milanais (Imbriani, Novellaja fiorentina, p. 411), le héros doit aussi se rendre chez le Roi du Soleil, contre qui il a gagné une partie de billard (sic), dont l'enjeu est la main d'une des filles du roi. Un vieillard indique au jeune homme où est le palais du Roi du Soleil, et lui conseille de dérober les vêtements des filles de celui-ci, pendant qu'elles se baignent; il ne devra les leur rendre que si elles consentent à le mener à leur père[5].—Dans un conte allemand (Prœhle, I, nº 8), un prince dépense tout son argent dans les auberges; il perd au jeu contre un étranger, au pouvoir duquel il doit aller se remettre tel jour, à tel endroit. Il rencontre une vieille qui lui dit qu'il trouvera un étang où se baignent trois jeunes filles, deux noires et une blanche (on se rappelle la Plume verte, la Plume jaune et la Plume noire de notre conte). Il faudra prendre les habits de la blanche. Ici, de même que dans les contes catalans, le jeune homme cherche à obtenir du père de la jeune fille la main de celle-ci.—Comparer un conte irlandais (Folklore Journal, 1883, I, p. 316), un conte portugais, extrêmement altéré (Coelho, nº 14), le conte de la Haute-Bretagne mentionné plus haut (où les trois jeunes filles sont vêtues l'une de blanc, la seconde de gris, la troisième de bleu), et un conte picard (Mélusine, 1877, col. 446). On remarquera que ce conte breton et ce conte picard sont les seuls de ce dernier groupe où il ne soit pas question de jeu.—En revanche, dans un conte allemand de la même famille (Wolf, p. 286), où ne se trouve pas l'épisode du plumage ou vêtement dérobé, le héros est un joueur enragé qui tombe au pouvoir du chasseur vert Grünus Kravalle, le diable. Il n'obtiendra sa liberté que s'il trouve le château de celui-ci dans un an et un jour.—Voir encore un conte écossais du même type (Campbell, nº 2, variante), où un jeune homme, ayant perdu une partie de cartes contre un chien noir, se voit obligé de le servir pendant sept ans.

Vers 1815, un romancier anglais, M.-G. Lewis, devenu grand propriétaire à la Jamaïque, entendait raconter, par des nègres de ses domaines, un conte se rattachant au groupe que nous venons d'étudier, et il le consignait dans son Journal of a West India Proprietor (cité dans le Folklore Journal, 1883, I, p. 280). Dans ce conte,—qui évidemment a été apporté d'Europe à la Jamaïque, comme l'ont été au Chili les contes espagnols et au Brésil les contes portugais que nous avons eu déjà l'occasion de citer,—le héros joue de fortes sommes contre un grand chef. Ayant gagné, il est invité à aller se faire payer à la cour. Avant son départ, sa nourrice lui conseille de dérober les vêtements de la plus jeune fille du chef, pendant qu'elle se baigne.

Cet épisode des Jeunes filles oiseaux, si l'on peut s'exprimer ainsi, qui manque dans le plus grand nombre des contes de la famille de Chatte blanche, appartient en réalité à un autre thème. Là, le héros refuse de rendre à la jeune fille le vêtement de plumes dont il s'est emparé, et il la garde elle-même comme sa femme; mais un jour la jeune femme trouve moyen de reprendre son vêtement, et elle s'envole vers son pays. Après diverses aventures, le héros parvient à la rejoindre, et désormais ils vivent heureux.

Notons que plusieurs contes de ce type, par exemple un conte du Tyrol allemand (Zingerle, I, nº 37), un conte tchèque de Bohême (Waldau, p. 248), présentent, vers la fin, une suite d'épreuves que les parents de la jeune femme font subir à son mari, à l'arrivée de celui-ci dans leur pays, et dans lesquelles il est aidé par elle. Cet épisode rapproche ce thème du thème principal du conte lorrain, et il n'est pas étonnant qu'ayant ainsi une partie commune, ces deux thèmes se soient parfois fusionnés.

Aux deux contes européens de ce type des Jeunes filles oiseaux que nous venons d'indiquer, on peut ajouter, par exemple, des contes allemands (Simrock, nº 65; Grimm, nº 193), un conte italien (Comparetti, nº 50), un conte sicilien (Gonzenbach, nº 6), un conte grec moderne (Hahn, nº 15), un conte du «pays saxon» de Transylvanie (Haltrich, nº 5), un conte tchèque de Bohême (Waldau, p. 555), un conte valaque (Schott, nº 19), un conte polonais (Tœppen, p. 140), un conte finnois (Beauvois, p. 181), un conte lapon (nº 3 des contes traduits par F. Liebrecht, Germania, tome 15), etc.—Comparer un conte recueilli chez les Esquimaux du Groënland méridional et du Labrador (Tales and Traditions of the Eskimo, by H. Rink, 1875, nº 12).

En Orient, nous citerons d'abord, comme présentant le thème des Jeunes filles oiseaux, un conte arabe des Mille et une Nuits (Histoire de Djanschah): Après diverses aventures, Djanschah, fils d'un sultan, arrive chez un vieillard qui le recueille dans son château. Ayant à s'absenter, ce vieillard remet au jeune homme toutes les clefs du château en lui défendant d'ouvrir une certaine porte. Djanschah l'ouvre, et il se trouve dans un magnifique jardin, au milieu duquel est un étang. Bientôt arrivent à tire-d'aile trois gros oiseaux, en forme de colombes, qui s'abattent sur le bord de l'étang, déposent leur plumage et apparaissent comme des jeunes filles, qui se baignent. Puis elles reprennent leur plumage et s'envolent. Djanschah, qui a cherché en vain à décider la plus jeune à rester sur la terre et à devenir sa femme, tombe dans une profonde tristesse. Le vieillard, à son retour, voit immédiatement que le jeune homme a ouvert la porte défendue; mais il lui pardonne et même il lui dit ce qu'il faut faire pour arriver à ses fins. Quand les trois colombes, qui sont les filles d'un roi des génies, reviennent se baigner, Djanschah s'empare des vêtements de plumes de la plus jeune, et ne consent point à les lui rendre. Après qu'il l'a épousée, elle parvient à rentrer en possession de son plumage de colombe, et elle s'envole en disant à son mari que, s'il l'aime, il faut qu'il l'aille rejoindre à la Citadelle de diamant. Djanschah s'adresse successivement au roi des oiseaux, au roi des animaux et au roi des génies, pour savoir où est la Citadelle de diamant; mais personne n'en a jamais entendu parler. Enfin un grand magicien lui dit d'attendre l'assemblée générale des génies, des animaux et des oiseaux, qui tous lui obéissent. A cette assemblée, un oiseau, arrivé le dernier, est le seul qui sache le chemin de la Citadelle de diamant, et il y porte Djanschah, qui est très bien accueilli par son beau-père, le roi des génies, et retrouve sa femme[6].—Un autre conte des Mille et une Nuits (Histoire de Hassan de Bassorah) est une variante de ce conte.

Un conte recueilli dans la Sibérie méridionale, chez les tribus tartares du bassin de la Tobol (Radloff, IV, p. 321), a également,—après une série préliminaire d'aventures semblables à celles du héros du conte arabe et dont nous n'avons pas à parler ici,—la porte défendue, les trois oiseaux (ici trois cygnes) qui, pour se baigner, se changent en jeunes filles, et les vêtements dérobés; mais il s'arrête là. Il est évident que ce conte sibérien est écourté, car il dérive directement des Mille et une Nuits. Recueilli chez des Tartares musulmans, il est arrivé en Sibérie avec l'islamisme. Le nom seul du héros suffit pour le prouver: il se nomme Zyhanza ou, selon la transcription de M. Pavet de Courteilles (Journal Asiatique, août 1874, p. 259), Djihân-Châh, ce qui est exactement le Djanschah du conte arabe[7].

Un livre persan, le Bahar-Danush, dont l'origine est indienne[8], nous montre (t. II, p. 213 seq., de la traduction anglaise de Jonathan Scott) des péris (sortes de fées) qui paraissent sous la forme de colombes, déposent leurs vêtements de plumes et deviennent de belles jeunes filles. Pendant qu'elles se baignent, un jeune homme leur dérobe leurs vêtements, et il ne consent à les leur rendre que si la plus jeune et la plus belle veut l'épouser. La péri, ayant eu des enfants, commence à s'habituer à la vie des hommes. Mais son mari, étant par la suite obligé de partir en voyage, la confie à une bonne vieille, à qui il montre en grand secret l'endroit où il a caché les vêtements de plumes. Un jour que la vieille admire la beauté de la péri, celle-ci lui dit qu'elle la trouverait bien plus belle encore si elle la voyait avec ses premiers vêtements. La vieille les lui donne, et la péri s'envole. (Il manque dans ce conte la dernière partie, où le mari se met à la recherche de sa femme et finit par la retrouver dans un pays lointain et mystérieux.)

Dans une «légende arabe», recueillie en 1880 à Alger, dans un café maure (A. Certeux et H. Carnoy, l'Algérie traditionnelle, t. I, Paris, 1884, p. 87), un taleb (sorte d'ascète musulman) saisit un jour la «peau de colombe» d'une Djnoun (sorte de génie) qui se baigne; il ne la lui rend que lorsqu'elle lui a promis de lui accorder ce qu'il lui demanderait. Il lui dit alors de devenir sa femme. Les années se passent, et la Djnoun donne à son mari plusieurs enfants. Un jour, ceux-ci, en jouant, trouvent la peau de colombe et l'apportent à leur mère. Elle s'en revêt aussitôt et s'en va retrouver les Djnouns.

Dans les îles Lieou-Khieou, tributaires de la Chine, un envoyé chinois recueillait au commencement de ce siècle et transcrivait comme un fait historique le conte dont voici le résumé et qui présente la même lacune que les deux contes précédents (N. B. Dennys, The Folklore of China. Hong-Kong, 1876, p. 140): Un fermier non marié, Ming-ling-tzu, avait près de sa maison une fontaine d'eau excellente. Un jour qu'il allait y puiser, il vit de loin dans cette fontaine quelque chose de brillant: c'était une femme qui s'y baignait, et ses vêtements étaient pendus à un pin voisin. Très mécontent de voir ainsi troubler son eau, Ming-ling-tzu enleva, sans se faire voir, les vêtements, qui étaient d'une forme et d'une couleur extraordinaires. La femme, ayant pris son bain, se mit à crier tout en colère: «Quel voleur a pu venir ici en plein jour? Qu'on me rende mes vêtements!» Ayant aperçu Ming-ling-tzu, elle se jeta par terre devant lui. Le fermier lui reprocha de venir troubler son eau. A quoi elle répondit que les fontaines, comme les arbres, avaient été faites par le Créateur pour l'usage de tous. Le fermier lia conversation avec elle, et, découvrant que sa destinée était de l'épouser, il refusa absolument de lui rendre ses vêtements, sans lesquels elle ne pouvait s'en aller. Finalement, ils se marièrent. La femme vécut avec lui dix ans et lui donna un fils et une fille. Au bout de ce temps, sa destinée à elle fut accomplie; elle monta sur un arbre pendant l'absence de son mari, et, après avoir dit adieu à ses enfants, elle se mit sur un nuage et disparut.

En Océanie, dans l'île Célèbes, la tribu des Bantiks raconte, au sujet de l'origine de ses ancêtres, une légende qui se rattache à ce groupe de contes. La voici (Zeitschrift der Deutschen Morgenlændischen Gesellschaft, t. VI, 1852, p. 536.—Comparer L. de Backer, l'Archipel indien, 1874, p. 98): Une créature à moitié divine, Outahagi, descendait du ciel avec sept de ses compagnes pour se baigner dans une fontaine de l'île. Un certain Kasimbaha les aperçoit planant au dessus de lui et les prend pour des colombes; il est bien surpris en voyant que ce sont des femmes. Pendant qu'elles se baignent, il prend un de leurs vêtements, par le moyen desquels on pouvait s'élever en l'air. Outahagi est obligée de rester sur terre; il l'épouse et en a un fils. Elle lui recommande de prendre garde qu'un cheveu blanc qu'elle a soit arraché. Kasimbaha l'arrache néanmoins, et Outahagi disparaît au milieu d'un affreux ouragan et retourne au ciel. Le mari, ne sachant comment soigner son enfant, veut aller la rejoindre. Il essaie de grimper à un rotang qui va de la terre au ciel, mais en vain: le rotang est tout couvert d'épines. Heureusement un mulot vient à son aide et ronge toutes les épines. Kasimbaha peut donc grimper avec son fils sur le dos, et il arrive au ciel, où divers animaux,—on ne voit pas trop pourquoi,—lui rendent encore service: un petit oiseau lui indique la demeure d'Outahagi; un ver luisant va se poser sur la porte de sa chambre. Le frère d'Outahagi, lequel est, lui aussi, une sorte de demi-dieu, veut voir si son beau-frère n'est qu'un mortel. Il l'éprouve au moyen de neuf plats couverts; mais une mouche montre à Kasimbaha le plat qu'il ne faut pas ouvrir. On le garde donc dans le ciel, et plus tard, il fait descendre son fils sur la terre au bout d'une longue chaîne. C'est ce fils qui est la tige des Bantiks[9].

Cette légende de l'île Célèbes présente bien évidemment un trait que nous avons signalé dans certaines variantes européennes du thème des Jeunes filles oiseaux et qui forme lien entre ce thème et celui auquel se rattache plus particulièrement le conte lorrain; nous voulons parler des épreuves auxquelles le héros est soumis. Ce trait, qui faisait défaut dans les contes orientaux que nous avons analysés avant cette légende, nous allons le retrouver dans d'autres contes ou œuvres littéraires, également orientaux, du type des Jeunes filles oiseaux.

Prenons d'abord un drame birman, dont l'analyse a été publiée dans le Journal of the Asiatic Society of Bengal, t. VIII (1839), p. 536: «Les neuf princesses de la ville de la Montagne d'argent, séparée du séjour des mortels par une triple barrière (la première, une haie de roseaux épineux; la seconde, un torrent de cuivre en fusion; la troisième, un Belou ou démon), ceignent leurs ceintures enchantées qui leur donnent le pouvoir de traverser l'air avec la rapidité d'un oiseau, et visitent une belle forêt dans les limites de l'Ile du Sud (la terre). Pendant qu'elles se baignent dans un lac, elles sont surprises par un chasseur qui lance sur la plus jeune, Mananhurry, un nœud coulant magique et l'amène au jeune prince de Pyentsa. Celui-ci est si frappé de sa merveilleuse beauté qu'il en fait sa «première reine», quoiqu'il ait épousé tout récemment la fille de l'astrologue royal. Le prince est obligé, peu de temps après, par ordre du roi son père, de marcher à la tête de l'armée contre des rebelles. L'astrologue profite de son absence pour expliquer un songe qu'a eu le roi, en lui persuadant qu'il n'a d'autre moyen d'apaiser le mauvais génie qui en veut à son pouvoir, qu'en lui sacrifiant la belle Mananhurry. La mère du prince, ayant appris le danger dont la bien-aimée de son fils est menacée, va la trouver et lui rend sa ceinture enchantée, qui avait été ramassée par le chasseur sur le bord du lac et offerte par lui à la reine-mère. La princesse retourne aussitôt à la Montagne d'argent; mais, en chemin, elle s'arrête chez un vieil ermite qui s'est retiré sur les confins de la forêt, et, après lui avoir raconté ses aventures, elle lui confie une bague et quelques drogues magiques qui permettent à celui qui les possède de franchir sans danger les barrières de la Montagne d'argent. Le jeune prince, ayant terminé son expédition, retourne à Pyentsa, et, n'y retrouvant plus sa chère Mananhurry, il repart immédiatement pour aller à sa recherche. Arrivé auprès de la belle forêt, il y entre seul, visite l'ermite, qui lui remet la bague et les drogues enchantées; puis il franchit les terribles barrières, et, après bien des aventures, arrive enfin à la ville de la Montagne d'argent[10]. Il fait connaître sa présence à Mananhurry en laissant tomber la bague de celle-ci dans un vase rempli d'eau que l'une des servantes du palais va porter au bain de la princesse. La nouvelle de son arrivée étant parvenue au roi, père de Mananhurry, celui-ci est très irrité qu'un mortel ait l'audace de pénétrer dans son pays et d'élever des prétentions sur sa fille; il ordonne de le soumettre à diverses épreuves. Le prince doit d'abord dompter des chevaux et des éléphants sauvages; il les dompte. Alors le roi promet de lui donner sa fille s'il parvient à tirer une flèche avec un des arcs du palais; le prince le fait avec une aisance et une adresse merveilleuses. Le roi exige une dernière épreuve: il faut que le prince distingue le petit doigt de Mananhurry parmi les doigts des princesses ses sœurs qui lui sont présentés au travers d'un écran. Grâce au roi des moucherons qui lui donne les indications nécessaires, le prince réussit encore dans cette épreuve, et rien ne s'oppose plus à sa réunion avec la belle Mananhurry.»

Les Birmans ayant reçu de l'Inde avec le bouddhisme la plus grande partie de leur littérature, on pouvait affirmer d'avance que tout le plan de ce drame devait avoir été calqué sur quelque récit indien. Ce qui, du reste, le démontre, c'est que nous trouvons dans un livre thibétain, le Kandjour, dont l'origine est indienne et bouddhique, un récit presque identique pour le fond au drame birman (Mémoires de l'Académie de Saint-Pétersbourg, t. XIX, nº 6, 1873, p. XXIV seq.). L'identité va jusqu'au nom de l'héroïne: Manoharâ, dans le récit thibétain; Mananhurry, dans le drame birman; preuve certaine d'emprunt à une source commune, qui ne peut être qu'indienne.

On a recueilli, dans l'île de Madagascar, un conte du même genre, où figurent aussi les tâches que le héros doit accomplir. Dans ce conte malgache (Folklore Journal, 1883, I, p. 202), un jeune homme, appelé Andrianoro, entend parler de trois sœurs merveilleusement belles, qui de temps en temps descendent du ciel pour se baigner dans un certain lac. Grâce aux avis d'un devin, il réussit à se saisir de la plus jeune, et celle-ci consent à l'épouser.—Vient ensuite un épisode dans lequel la jeune femme, pendant un voyage de son mari, est mise à mort par les parents de ce dernier, puis se retrouve vivante à son retour. Alors elle dit à Andrianoro qu'elle va aller voir son père et sa mère. Andrianoro veut l'accompagner; elle cherche à l'en dissuader à cause des périls qu'il courra et des épreuves qu'il aura à subir; mais il persiste. (Tout cet épisode nous paraît une altération du passage où, dans le drame birman et dans le conte indien de Cachemire mentionné plus haut en note, la jeune femme, menacée d'un grand danger, reprend son enveloppe d'oiseau et s'envole vers le pays de son père).—Avant de se mettre en route, Andrianoro rassemble tous les animaux et les oiseaux, et tue des bœufs pour les régaler. Après quoi il leur raconte ce qu'il va faire, et ils lui disent qu'ils viendront à son secours. Quand il est arrivé dans le ciel, le père de sa femme lui impose diverses tâches: couper un arbre énorme; retirer un grand nombre d'objets qui ont été jetés dans un lac rempli de crocodiles, reconnaître la mère de sa femme au milieu de ses filles toutes semblables à elle. Andrianoro vient à bout de ces tâches, grâce à l'aide des animaux reconnaissants.

Il est à remarquer que ce trait de la reconnaissance des animaux manque dans le drame birman et dans la légende des îles Célèbes: aussi l'intervention de la mouche ou du moucheron ne s'explique-t-elle pas.

Dans ce drame et cette légende,—et aussi dans le récit thibétain,—il n'est pas question non plus d'un secours que la femme du héros lui apporterait. Ce détail caractéristique s'est conservé dans un conte populaire de ce type, qui a été recueilli dans l'Inde chez les Santals et qui, sur d'autres points, est altéré (Indian Antiquary, 1875, p. 10). Il s'agit là d'un berger, nommé Toria, qui faisait paître ses chèvres sur le bord d'une rivière. Or, les filles du soleil avaient coutume de descendre chaque jour du ciel le long d'une toile d'araignée pour aller se baigner dans cette rivière. Voyant un jour Toria, elles l'invitent à se baigner avec elles, puis elles remontent au ciel. Toria, ayant ainsi fait connaissance avec les filles du soleil, devient au bout de quelque temps amoureux de l'une d'elles, et, pour l'obtenir, il s'avise d'une ruse. Un jour qu'il se baigne avec elles, il leur propose de jouer à qui restera le plus longtemps sous l'eau, et pendant que les filles du soleil plongent, il sort de la rivière, prend le sârhî (vêtement de dessus) de sa bien-aimée et s'enfuit. La jeune fille le suit jusqu'à sa maison; Toria lui rend le sârhî et n'ose lui demander sa main, mais la jeune fille, voyant ses sœurs parties, dit à Toria qu'elle restera avec lui et sera sa femme. Malheureusement pour Toria, un mendiant, qui a été hébergé dans sa maison, vante au roi la beauté de la fille du soleil, et le roi, l'ayant vue, cherche un moyen de se débarrasser du mari pour faire de la femme «sa reine». Il mande auprès de lui Toria et lui ordonne de creuser et de remplir d'eau, en une seule nuit, un grand étang, dont les bords doivent être plantés d'arbres; sinon, il sera mis à mort. La femme de Toria indique à celui-ci un moyen magique d'exécuter ce travail. Ensuite le roi fait ensemencer de graine de senevé une grande plaine, et, quand tout est mûr, il commande à Toria de récolter la graine et de l'amasser en un tas; s'il ne l'a pas fait en un jour, il mourra. La fille du soleil appelle ses colombes, et en une heure la besogne est terminée. Viennent ensuite un épisode dont nous avons donné l'analyse dans les remarques de notre nº 10, René et son Seigneur (I, p. 118), et une dernière partie extrêmement bizarre et qui ne se rapporte pas au thème que nous examinons.—Il est inutile de relever dans ce conte indien les altérations qu'a subies le thème des Jeunes filles oiseaux, les lacunes qui s'y rencontrent et la manière toute particulière dont est amené le passage relatif aux tâches imposées au héros.

Un autre conte populaire indien, recueilli dans le Bengale, et dont nous avons résumé tout l'ensemble à propos de notre nº 19, le Petit Bossu (I, p. 219), contient épisodiquement une partie du thème des Jeunes filles oiseaux (Indian Antiquary, 1875, p. 57): Parti à la recherche de l'apsara (danseuse céleste) que son père a vue en songe, le prince Siva Dâs consulte un ascète qui lui dit: «Dans la forêt il y a un étang: la nuit de la pleine lune, cinq apsaras viendront s'y baigner; elles descendront de leur char enchanté et déposeront leurs vêtements sur le bord de l'étang; pendant qu'elles seront dans l'eau, tu prendras leurs vêtements et tu resteras caché.» Et il lui indique à quel signe il reconnaîtra l'apsara Tillottama, dont le roi a rêvé. Siva Dâs suit les instructions de l'ascète, et les apsaras s'engagent, s'il leur rend leurs vêtements, à le laisser choisir pour femme parmi elles celle qu'il voudra[11].

Un conte des Avares du Caucase (Schiefner, nº 1), que nous avons eu également à rapprocher de notre conte le Petit Bossu (I, p. 217), a un épisode analogue. Ce sont les trois filles du Roi de la mer qui, chaque jour, à midi, arrivent sous forme de colombes pour se baigner dans la mer. Le héros s'empare des vêtements de plumes de la plus jeune, et elle est forcée de rester sur la terre. Nous reviendrons sur cet épisode du conte avare et sur les aventures qui le suivent, dans les remarques de notre nº 73, la Belle aux cheveux d'or.

Dans un conte samoyède publié par M. Ant. Schiefner dans les Ethnologische Vorlesungen über die altaischen Vœlker, d'Alexander Castren (Saint-Pétersbourg, 1857, p. 172), une vieille dit à un jeune homme d'aller auprès d'un lac qui est au milieu d'une sombre forêt. Il y verra sept jeunes filles se baignant; leurs vêtements seront déposés sur le bord du lac. Il faudra qu'il prenne les vêtements de l'une d'elles et les cache. Le jeune homme suit ce conseil. La jeune fille dont il a pris les vêtements le supplie de les lui rendre. «Non,» répond-il, «car si je te les rends, tu t'envoleras de nouveau vers le ciel.» (Cette réflexion montre bien que ces vêtements sont, en réalité, un plumage.) Il finit pourtant par les lui rendre, et elle devient sa femme.

La littérature européenne du moyen-âge présente aussi ce même thème, sous une forme incomplète. Ainsi, d'après M. Liebrecht (Zeitschrift für vergleichende Sprachforschung, t. XVIII, p. 59), dans le poème allemand de Frédéric de Souabe, le héros, qui, par sa faute, a vu s'éloigner de lui la princesse Angelburge, trouve ensuite l'occasion de dérober à celle-ci, pendant qu'elle se baigne, ses vêtements de colombe, et il ne les lui rend qu'après lui avoir fait promettre de l'épouser.—Dans les Nibelungen (aventure 25), Hagen s'empare des vêtements de deux ondines pendant qu'elles se baignent, et il ne consent à les leur rendre que si elles lui révèlent l'avenir.—Enfin, dans l'Edda scandinave (Les Eddas, traduction de Mlle R. du Puget, 2e éd., 1865, p. 275), trois frères, fils de roi, étant à la chasse, rencontrent sur le bord d'un lac trois femmes qui filaient du lin; «auprès d'elles étaient leurs formes de cygnes.» Ces femmes étaient des Valkyries. Les trois frères les emmènent chez eux: ils passent sept hivers ensemble; «puis les femmes s'envolèrent pour chercher les batailles, et ne revinrent pas[12]

Ce que nous venons de dire sur le thème des Jeunes filles oiseaux, l'examen des formes complètes de ce thème montrera, nous le croyons, que, comme nous l'avons dit, l'épisode des «trois plumes qui se baignent», des jeunes filles mystérieuses et de leurs vêtements de plumes, n'appartenait pas originairement au thème principal du conte lorrain et des contes analogues, mais à un thème distinct, dont il constitue l'élément principal, celui auquel se rattache nécessairement toute la suite des aventures: là, en effet, on l'a vu, les vêtements de plumes ne sont pas simplement enlevés à la jeune fille, sans qu'il en soit désormais question davantage; ils sont repris par elle, et il faut que son mari aille la chercher dans le pays où elle s'est envolée.

Arrêtons-nous maintenant un peu sur le passage où il est question des épreuves imposées au héros. Ce trait, que nous avons rencontré dans le drame birman, dans le récit thibétain, dans le conte populaire du Bengale et dans le conte malgache,—se rattachant tous au thème des Jeunes filles oiseaux,—nous allons le trouver dans un conte indien du type de Chatte Blanche. Voici le résumé de ce conte, qui fait partie de la grande collection formée par Somadeva de Cachemire, au XIIe siècle de notre ère, la Kathâ-Sarit-Sâgara, l'«Océan des Histoires» (voir la traduction anglaise de C. H. Tawney, t. I, p. 355, ou l'analyse donnée dans les Comptes rendus de l'Académie de Leipzig, 1861, p. 225 seq.): Le jeune prince Çringabhuya arrive un jour au château d'un râkshasa (ogre), situé au milieu d'une forêt. Ce râkshasa, nommé Agniçikha, a une fille nommée Rûpaçikhâ. Les deux jeunes gens s'éprennent l'un de l'autre, et la fille du râkshasa déclare à son père qu'elle mourra, si celui-ci ne la donne pas pour femme au prince. Agniçikha consent au mariage, mais à la condition qu'auparavant le prince exécutera tous les ordres qu'il lui donnera. Ce que le prince a d'abord à faire, c'est de reconnaître sa bien-aimée au milieu de ses cent sœurs qui toutes lui ressemblent absolument, et de lui poser sur le front la couronne de fiancée. Rûpaçikhâ a prévu cette épreuve, et le prince sait d'avance qu'elle portera autour du front un cordon de perles. «Mon père,» lui a-t-elle dit, «ne le remarquera pas; comme il appartient à la race des démons, il n'a pas beaucoup d'esprit.» Çringabhuya, s'étant bien tiré de cette première épreuve, reçoit ensuite l'ordre de labourer assez de terrain pour y semer cent boisseaux de sésame; labour et semailles doivent être terminés pour le soir. Grâce à Rûpaçikhâ et à son pouvoir magique, le soir le tout se trouve fait. Alors le râkshasa exige que Çringabhuya ramasse en un tas toutes les graines qu'il vient de semer; en un instant, Rûpaçikhâ fait venir d'innombrables fourmis, et les graines sont vite ramassées. Enfin le prince doit aller inviter au mariage le frère du râkshasa, un autre râkshasa, nommé Dhûmaçikha. Sa fiancée lui donne un cheval très rapide et divers objets magiques, et elle lui dit de s'enfuir à toute bride une fois son invitation faite. Suit l'épisode de la poursuite et des objets magiques, que nous avons étudié à propos d'un passage de notre nº 12, le Prince et son Cheval (I, p. 152 seq.). Le râkshasa Agniçikha, fort étonné de voir le jeune homme échappé à un si grand péril, se dit qu'il doit être un dieu et lui donne sa fille. Au bout de quelque temps, le prince désire retourner dans son pays, mais sa femme lui conseille de quitter secrètement le château du râkshasa. Le lendemain donc, les deux jeunes gens s'enfuient sur leur bon cheval. Bientôt Agniçikha, furieux, se met à leur poursuite. Quand il est près d'eux, Rûpaçikhâ rend invisibles son mari et le cheval, et elle se change elle-même en paysan; elle prend la hache d'un bûcheron et se met à fendre du bois. Agniçikha demande au prétendu bûcheron s'il n'a pas vu les fugitifs. «Nous n'avons vu personne,» répond Rûpaçikhâ; «aussi bien nos yeux sont remplis de larmes à cause de la mort du prince des râkshasas, Agniçikha, qui est trépassé aujourd'hui. Nous sommes en train de couper du bois pour son bûcher.—Ah! malheureux,» se dit Agniçikha, «je suis donc mort! Maintenant que m'importe ma fille? Je retourne à la maison et je vais demander à mes gens comment la chose est arrivée.» Il retourne chez lui; mais, ses gens lui ayant dit qu'il est encore en vie, il reprend sa poursuite. Alors sa fille se change en un messager, tenant une lettre à la main, et quand le râkshasa lui demande des nouvelles des fugitifs, le messager lui dit qu'il a bien d'autres choses en tête: le prince des râkshasas Agniçikha vient d'être mortellement blessé dans une bataille et il l'envoie en toute hâte appeler son frère auprès de lui, pour qu'il lui transmette son royaume. Voilà le râkshasa de nouveau tout bouleversé; il retourne vite à son château, où ses gens parviennent à le convaincre qu'il est en parfaite santé; mais il renonce à poursuivre les jeunes gens, et ceux-ci arrivent heureusement dans le pays de Çringabhuya.

Nous réservant de revenir sur quelques traits de ce curieux conte indien, nous dirons un mot de chacune des diverses tâches imposées au jeune homme dans notre conte.

La première se retrouve exactement dans un conte westphalien de même type (Grimm, nº 113), où le héros reçoit l'ordre de couper une grande forêt et n'a d'autres outils qu'une hache, un coin et une cognée de verre. Dans un autre conte allemand (Grimm, nº 193), où notre thème et celui des Jeunes filles oiseaux se mélangent très intimement, le jeune homme n'a qu'une hache de plomb et des coins de fer-blanc, et il doit, comme dans notre conte, mettre tout le bois en cordes. De même dans le conte de la Haute-Bretagne, où les instruments donnés au valet sont une hache en plomb et une scie en papier. Dans l'un des contes catalans indiqués ci-dessus (Rondallayre, I, p. 85), dans le conte basque, dans le conte transylvain, le prince doit non seulement abattre une grande forêt, mais, dans les deux premiers, y semer du blé et faire la moisson; dans le dernier, la mettre en cordes et planter à la place une vigne qui donne déjà du raisin.—Voir encore le conte picard mentionné plus haut (Mélusine, 1877, col. 446), un conte breton du même type, assez altéré (Luzel, 5e rapport, p. 26), un conte allemand (Müllenhoff, p. 395), le conte grec moderne également mentionné (Hahn, nº 54) et un conte du Tyrol allemand, du type des Jeunes filles oiseaux (Zingerle, I, nº 37).

En Orient, dans un conte indien de Calcutta (miss Stokes, p. 162), déjà cité à propos de notre nº 3 (I, p. 48), une des épreuves imposées au prince qui demande la main de la princesse Labam, est de couper en deux un énorme tronc d'arbre avec une hache de cire. Le prince indien est aidé par la princesse Labam, comme Jean est aidé par Chatte Blanche.

Dans le conte westphalien, l'une des tâches est, comme dans notre conte, de bâtir un château (comparer Grimm, nº 186); mais il n'y est pas question du singulier moyen qu'il faut employer pour avoir la «belle flèche». Ce bizarre passage se retrouve sous diverses formes dans plusieurs autres contes de ce type. Ainsi, dans le conte du Tyrol italien nº 27 de la collection Schneller, l'enchanteur ayant ordonné au jeune homme d'enlever un rocher qui est au milieu d'un lac, sa fille indique au jeune homme ce qu'il faut faire: il prendra une épée et un seau, coupera la tête à la jeune fille et fera couler le sang dans le seau; mais il aura soin qu'il n'en tombe point par terre. Il en tombe trois gouttes; la jeune fille disparaît, mais bientôt après elle revient et dit au jeune homme que, par son inattention, il avait rendu la chose presque impossible, mais enfin elle a réussi. (Comparer le conte portugais de la collection Coelho).

Dans ce conte tyrolien, comme dans le nôtre, cet incident n'entraîne pas de conséquences pour la suite du récit. Il n'en est pas de même dans les contes dont nous allons parler. Dans un des contes catalans déjà mentionnés (Rondallayre, I, p. 41), le héros doit retirer un anneau du fond de la mer. Sa bien-aimée lui dit de la couper en morceaux, en prenant bien garde de rien laisser tomber par terre, et de jeter le tout à la mer. Malgré tout le soin du héros, il tombe par terre une goutte de sang. Néanmoins la jeune fille retire l'anneau. Ensuite son père dit au jeune homme qu'il lui faudra reconnaître sa fiancée entre ses deux sœurs: elles seront placées toutes les trois derrière une cloison et passeront à travers un trou le petit doigt de leur main droite (c'est tout à fait, on le voit, le drame birman). Comme, depuis que la goutte de sang est tombée par terre, il manque une phalange au petit doigt de la jeune fille, le héros n'a pas de peine à la reconnaître. (L'autre conte catalan du Rondallayre, I, p. 85, le conte espagnol de Séville et le conte basque sont, pour tout ce passage, à peu près identiques à ce conte.)—Le conte picard présente cet épisode d'une autre façon. Le diable ayant ordonné au jeune homme d'aller chercher un nid au sommet d'une haute tour de marbre, la fille du diable dit à son ami de la couper en morceaux, qu'il fera cuire dans une chaudière. Avec ses os il fera une échelle et il pourra grimper à la tour. Quand le jeune homme remet les os à leur place, il oublie ceux du petit doigt du pied. C'est ce qui lui permet de distinguer sa fiancée quand le diable lui dit de choisir par la nuit noire parmi ses trois filles couchées l'une près de l'autre. (Comparer le conte de la Haute-Bretagne).—Dans le conte écossais nº 2 de la collection Campbell, la fille du géant fait au prince une échelle avec ses propres doigts, pour qu'il puisse dénicher un nid, et, comme elle y a perdu son petit doigt, le prince peut ensuite la distinguer entre ses deux sœurs. (Comparer le second conte écossais).—Le conte milanais cité plus haut a aussi cet épisode, mais incomplet. Le vieillard qui enseigne au jeune homme comment il devra se comporter chez le Roi du Soleil, lui dit que ce dernier lui bandera les yeux, quand il s'agira de choisir une de ses filles; il faudra que le jeune homme leur prenne à chacune les mains, et celle qui aura un doigt coupé, ce sera la plus belle.

Il y a donc à cet endroit, dans notre conte, une lacune, très facile du reste à combler. Le jeune homme, qui a les yeux bandés, reconnaît évidemment la «Plume verte», en lui prenant la main, à l'os qu'il lui a mal remis.

Dans divers autres contes, le héros doit aussi reconnaître sa fiancée; mais les circonstances sont différentes.

La transformation de la «Plume verte» en chatte blanche rappelle de loin le passage du conte suédois le Prince et Messéria (nº 14 de la collection Cavallius) où Messéria dit au prince, qui doit la reconnaître au milieu de ses sœurs, métamorphosées comme elle en animaux, qu'elle sera changée en petit chat.

Quant au conseil donné à Jean par la «Plume verte» de ne pas accepter la chaise que le diable lui offrira, il faut, croyons-nous, pour le comprendre, le rapprocher d'un trait d'un autre conte suédois du même genre (Cavallius, nº 14 B). Dans un épisode où le héros est envoyé par l'ondine chez une sorcière, sa sœur, sous prétexte d'en rapporter des cadeaux de noce (comparer plus haut le conte indien de Somadeva), il s'abstient, d'après les conseils de sa fiancée, de s'asseoir sur diverses chaises qui lui sont offertes; car si l'on s'assied sur telle ou telle chaise, on est exposé à tel ou tel danger.—Dans le conte picard, la fille du diable recommande au jeune homme de ne pas manger de viande et de ne pas boire de vin chez le diable; sinon il serait empoisonné. (Le conte suédois renferme également le conseil de ne rien manger, sous peine de mourir.)

Nous ne sommes pas encore au bout des altérations que présente notre conte. Dans le passage où le diable se met à la poursuite des deux jeunes gens, l'idée première est encore tout à fait obscurcie. Dans le thème primitif, ce ne sont pas des personnages étrangers jusqu'alors à l'action,—casseur de pierres, laboureur,—qui, on ne sait pourquoi, répondent au diable tout de travers et l'amènent à renoncer à sa poursuite; c'est l'un des deux jeunes gens, après que, grâce au pouvoir magique de la fille du diable, ils ont pris l'un et l'autre diverses formes, comme on l'a vu dans notre nº 9, l'Oiseau vert. Ainsi, dans le conte allemand de la collection Wolf (p. 293), la fille du diable se change en rocher et transforme le jeune homme en casseur de pierres qui feint d'être sourd et parle de son travail et de sa misère en réponse à toutes les questions qu'on lui adresse; dans le conte du Tyrol italien (Schneller, nº 27), la fille de l'enchanteur change son mari en jardin et prend elle-même la forme d'une vieille jardinière qui répond: Achetez de la belle salade, etc.; puis viennent les transformations suivantes: lac et pêcheur qui offre sa marchandise, église et prêtre qui demande à l'enchanteur de lui servir sa messe. Voir encore un conte toscan (Rivista di letteratura popolare, vol. I, fasc. II, Rome, 1878, p. 83); les contes siciliens nos 54 et 55 de la collection Gonzenbach, nº 15 de la collection Pitrè; le conte picard publié dans Mélusine, le conte de la Haute-Bretagne, etc.—Le conte indien de Somadeva présente cette même idée sous une forme particulière[13].

D'autres contes de ce type (conte russe, conte esthonien) ont, comme notre Oiseau vert, les transformations, mais non les réponses de travers.

Enfin, dans plusieurs (par exemple dans le conte écossais, le conte norwégien, le conte danois, le conte espagnol de Séville, un des contes catalans du Rondallayre, I, p. 41, le conte tsigane, le conte portugais nº 6 de la collection Braga, le conte des nègres de la Jamaïque), au lieu des transformations, se trouve l'épisode des objets magiques qui opposent des obstacles à la poursuite, épisode dont nous avons parlé, nous le rappelions tout à l'heure, à propos de notre nº 12, le Prince et son Cheval, et que nous venons de rencontrer, différemment encadré, dans le conte indien de Somadeva.—Le conte italien des Abruzzes et un autre des contes catalans (Rondallayre, I, p. 85) présentent successivement l'épisode des transformations et celui des objets magiques.

Vers la fin de Chatte Blanche, la défense faite à Jean par la «Plume verte» de se laisser embrasser par ses parents, sous peine de perdre sa beauté, amène un épisode qui semble assez inutile. C'est que, là aussi, la donnée primitive est altérée. Dans les contes de ce type où elle a été fidèlement conservée, quand le jeune homme va revoir ses parents, sa fiancée le supplie de ne se laisser embrasser par personne; sinon, il l'oubliera et l'abandonnera. Sa mère ou une autre femme l'ayant embrassé pendant qu'il n'y prend pas garde, les choses arrivent, en effet, comme la jeune fille l'a prédit, et le jeune homme est au moment d'en épouser une autre, quand la vraie fiancée trouve moyen de mettre fin à cet oubli (souvent en faisant paraître devant lui deux oiseaux enchantés qui, par les paroles qu'ils échangent entre eux, réveillent ses souvenirs). Voir, parmi les contes ci-dessus mentionnés, le conte bas-breton, le conte écossais, les contes allemands de la collection Müllenhoff et de la collection Wolf, le conte basque, le conte espagnol de Séville, le conte du Tyrol italien, le conte toscan, le conte italien des Abruzzes, les contes siciliens nos 14 et 54 de la collection Gonzenbach, le conte grec moderne nº 54 de la collection Hahn, et, de plus, deux autres contes grecs (B. Schmidt, nos 5 et 12), deux contes italiens de Rome (Busk, p. 8), un conte sicilien (Pitrè, nº 13).—Comparer aussi le conte portugais nº 6 de la collection Braga.

La fin de notre conte est encore défigurée. La forme véritable se trouve, par exemple, dans le conte suédois nº 14 B de la collection Cavallius: Trois seigneurs font à Singorra, la fiancée oubliée, réfugiée chez de pauvres gens, des propositions déshonnêtes. Elle les laisse venir chacun une nuit, l'un après l'autre, et dit au premier qu'elle a oublié de fermer sa fenêtre; au second, que sa porte est restée ouverte; au troisième, que son veau n'est pas enfermé. Ils s'offrent à aller fermer l'un la fenêtre, l'autre la porte, le troisième à enfermer le veau; mais, par l'effet magique de quelques paroles prononcées par Singorra, ils restent attachés, l'un à la porte, l'autre à la fenêtre, l'autre au veau, et passent la nuit la plus désagréable.—Cet épisode existe dans les contes suivants de ce type: le conte sicilien nº 55 de la collection Gonzenbach, le conte norwégien, les deux contes islandais, le conte écossais, les contes allemands p. 395 de la collection Müllenhoff et nº 8 de la collection Curtze, le conte du Tyrol italien, le conte toscan, le conte espagnol de Séville, les contes portugais nº 4 de la collection Consiglieri-Pedroso et nº 6 de la collection Braga, le conte basque, le conte de la Basse-Bretagne et le conte picard. Dans ces quatre derniers, il est altéré, surtout dans le conte picard, où il est presque méconnaissable. Comparer encore un conte irlandais (Kennedy, I, p. 63), un conte allemand résumé par Guillaume Grimm (t. III, p. 330), et aussi (ibid. p. 154) un autre conte allemand (variante du nº 88 de la collection Grimm).—Dans un conte de la Haute-Bretagne (Sébillot, I, nº 16), cet épisode forme à peu près tout le conte à lui seul.

Au XVIIe siècle, Basile insérait dans son Pentamerone (nos 17 et 29) deux contes du genre de Chatte Blanche. Dans le premier se trouve l'épisode des tâches, parmi lesquelles celle de fendre et scier un tas énorme de bois, et aussi l'épisode de la fiancée oubliée et de la colombe qui reproche cet oubli au prince, comme dans les contes indiqués plus haut. Dans le second, l'oubli seulement et l'aventure des trois seigneurs mystifiés.

Il semble naturellement indiqué de rapprocher de notre conte l'idée générale du mythe grec de Jason et Médée, qui, du reste, a bien l'air d'un conte populaire: Jason, pour obtenir la toison d'or, doit accomplir plusieurs travaux; Médée, fille de celui qui les lui a imposés, vient à son secours par des moyens magiques. Ils s'enfuient ensemble et échappent à la poursuite du père de Médée. Plus tard,—bien des années après, il est vrai, et tout à fait de gaîté de cœur,—Jason abandonne sa libératrice (Apollodori Bibliotheca, I, 9, 23 seq.).

NOTES:

[4] Pour ce trait du mort reconnaissant, voir les remarques de notre nº 19, le Petit Bossu (I, p. 214).

[5] Il n'est pas sans intérêt de constater que, dans le conte espagnol de Séville, mentionné ci-dessus, le personnage qui a gagné au jeu l'âme du héros est le «Marquis du Soleil». Ce trait établit un lien tout spécial entre le conte milanais, le troisième conte catalan et le conte espagnol.

[6] Un conte grec moderne d'Epire (Hahn, nº 15), mentionné plus haut parmi les contes se rattachant au thème des Jeunes filles oiseaux, présente, pour tout l'ensemble, la plus frappante ressemblance avec ce conte arabe. Voir aussi un conte sicilien (Gonzenbach, nº 6).—Pour le trait de l'oiseau arrivé le dernier, comparer notre nº 3, le Roi d'Angleterre et son Filleul, et les remarques de ce conte (I, p. 48).

[7] La première partie du conte sibérien, qui ne se retrouve pas dans l'histoire de Djanschah et qui, à vrai dire, forme un conte distinct, est également un écho des Mille et une Nuits, car elle n'est autre qu'un épisode des Voyages de Sindbad le Marin (l'épisode du «Vieillard de la mer»).

[8] Voir Th. Benfey, Pantschatantra, t. I, p. 263.

[9] Le conte suivant, qui a été recueilli dans la Nouvelle-Zélande, nous paraît être une version défigurée de cette légende: Une jeune fille de race céleste a entendu vanter la valeur et la beauté du grand chef Tawhaki. Elle descend du ciel pour être sa femme. Plus tard, offensée d'une réflexion que son mari fait au sujet de la petite fille qu'elle a mise au monde, elle prend l'enfant et s'envole avec elle. Tawhaki grimpe à une plante qui s'élève jusqu'au ciel; arrivé là, il est traité avec mépris par les parents de sa femme; mais à la fin celle-ci le reconnaît, et il devient dieu (Zeitschrift für vergleichende Sprachforschung, t. XVIII, p. 61).

[10] Il est curieux de constater que dans le conte bohème de même type indiqué plus haut (Waldau, p. 248), c'est à la Montagne d'or que le héros doit aller rejoindre sa femme. Dans un conte tyrolien (Zingerle, I, nº 37), c'est à la Montagne de verre.—Dans un conte indien de Cachemire (Steel et Temple, p. 27), c'est à la Montagne d'émeraude.

[11] Dans un livre de l'Inde, le Çatapatha Brahmana, cité par M. Benfey (Pantschatantra, t. I, p. 264), l'apsara Urvâçi et ses compagnes se baignent dans un lac sous la forme de canes, et elles «se rendent visibles» au roi Pururavas, c'est-à-dire se montrent à lui sous leur forme véritable.

[12] La légende suivante des îles Shetland et des Orcades (Kennedy, I, p. 122), présente une forme curieuse de ce thème: Un pêcheur aperçoit un jour deux belles femmes qui se jouent sur le bord de la mer. Non loin de lui se trouvent par terre deux peaux de phoques; il en prend une pour l'examiner. Les deux femmes, ayant remarqué sa présence, courent vers l'endroit où étaient les peaux. L'une saisit celle qui reste, s'en revêt en un clin d'œil et disparaît dans la mer; l'autre supplie le pêcheur de lui rendre la sienne, mais il refuse et il épouse la femme. Quelques années après, alors qu'elle a déjà deux enfants, la femme retrouve sa peau de phoque et s'enfuit avec un de ses pareils.

[13] Un conte toscan (V. Imbriani. La Novellaja Fiorentina, p. 403) offre, dans un passage analogue, la même altération que notre conte.—Cf. un conte grec moderne (Hahn, nº 41, p. 248 du 1er volume).



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