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Contes populaires de Lorraine, comparés avec les contes des autres provinces de France et des pays étrangers, volume 2 (of 2)

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XXXVIII
LE BÉNITIER D'OR

Il était une fois de pauvres gens, qui avaient autant d'enfants qu'il y a de trous dans un tamis. Ils venaient d'avoir encore une petite fille, lorsqu'ils virent entrer chez eux une dame qui s'offrit à être marraine de l'enfant; ils acceptèrent bien volontiers. Cette dame était la Sainte-Vierge. «Dans huit ans,» dit-elle, «je viendrai chercher l'enfant.» Elle revint, en effet, au bout de huit ans, et emmena la petite fille.

Un jour, elle lui dit: «Voici toutes mes clefs, mais vous n'irez pas dans cette chambre.» Puis elle alla se promener.

A peine fut-elle sortie, que la petite fille ouvrit la porte de la chambre où il lui était défendu d'entrer. Voyant un bénitier d'or, elle y trempa les doigts et les porta à son front; aussitôt ses doigts et son front furent tout dorés. Elle se mit un bandeau sur le front et des linges aux doigts.

Bientôt la Sainte-Vierge revint. «Eh bien!» dit-elle à l'enfant, «êtes-vous entrée dans la chambre où je vous ai défendu d'aller?—Non, ma marraine.—Si vous ne dites pas la vérité, vous aurez à vous en repentir.—Non, ma marraine, je n'y suis point entrée.»

Il arriva, dans la suite, que la jeune fille épousa un roi. Le premier enfant qu'elle mit au monde disparut aussitôt après sa naissance, et, son mari lui ayant demandé ce qu'il était devenu, elle ne put le lui dire. Le roi, furieux, sortit en menaçant la reine de la faire mourir.

Tout à coup, la Sainte-Vierge parut devant elle et lui dit: «Etes-vous entrée dans la chambre?—Non, ma marraine.—Si vous me dites la vérité, je vous rendrai votre enfant.—Non, ma marraine, je n'y suis point entrée.»

Au bout d'un an, la reine eut un second enfant, qui disparut comme le premier. Le roi, encore plus furieux que la première fois, dit qu'il voulait absolument savoir où étaient les enfants; la reine ne répondit rien. Un instant après, la Sainte-Vierge parut devant elle et lui dit: «Ma fille, êtes-vous entrée dans la chambre?—Non, ma marraine.—Si vous me dites la vérité, je vous rendrai vos deux enfants.—Non, ma marraine, je n'y suis point entrée.»

La reine ayant mis au monde un troisième enfant, le roi aposta des gardes pour voir ce qui se passerait. Tout à coup on entendit au dehors une musique si agréable que tout le monde y courut; or, cette musique s'était fait entendre par l'ordre de la Sainte-Vierge, qui enleva l'enfant pendant qu'il n'y avait plus personne dans la chambre. Le roi, outré de colère, déclara que, pour le coup, il allait faire dresser un bûcher et que sa femme y serait brûlée vive.

La Sainte-Vierge se présenta une troisième fois devant la reine. «Ma fille,» lui dit-elle, «êtes-vous entrée dans la chambre?—Non, ma marraine.—Dites-moi la vérité et je vous rendrai vos trois enfants.—Non, ma marraine, je n'y suis point entrée.»

On conduisit la reine au bûcher. Au moment d'y monter, elle vit encore la Sainte-Vierge, qui lui dit: «Si vous me dites la vérité, je vous rendrai vos trois enfants.—Non, je n'y suis point entrée.» La Sainte-Vierge lui apparut de nouveau pendant qu'elle montait; elle persista à dire non; mais, quand elle se vit en haut du bûcher, le cœur lui manqua, et elle avoua.

La Sainte-Vierge la fit alors descendre du bûcher et lui rendit ses enfants. Depuis ce temps, la reine vécut heureuse avec son mari.


REMARQUES

Il a été recueilli des contes de ce genre dans divers pays d'Allemagne (Grimm, nº 3; Ey, p. 176; Meier, nº 36), en Suède (Grimm, III, p. 324), en Norwège (Asbjœrnsen, I, nº 8), chez les Wendes de la Lusace (Haupt et Schmaler, II, p. 179), chez les Tchèques de Bohême (Waldau, p. 600), chez les Lithuaniens (Leskien, p. 498), en Valachie (Schott, nº 2), en Toscane (Comparetti, nº 38), en Sicile (Gonzenbach, nº 20).

Le conte lorrain offre la plus grande ressemblance avec le conte hessois nº 3 de la collection Grimm, l'Enfant de Marie, dont il est pour ainsi dire l'abrégé. Pourtant il est deux ou trois points où il en diffère. Ainsi, dans le conte allemand, la Sainte-Vierge n'est pas la marraine de l'enfant (on verra tout à l'heure que ce trait de notre conte se retrouve dans des contes étrangers du même type).—Ainsi encore, dans le conte allemand, la jeune fille, en ouvrant la porte de la chambre défendue, est éblouie des splendeurs de la Sainte-Trinité; elle touche du doigt les rayons de la gloire, et son doigt est tout doré. On a vu que ce détail singulier est remplacé dans notre conte par un autre plus simple, celui du bénitier d'or.—Enfin, dans l'Enfant de Marie, l'épisode de la musique qui attire les gardes hors de la chambre n'existe pas. Du reste, ce conte hessois est plus complet que le nôtre; là, ainsi que dans la plupart des contes analogues, on voit comment la jeune fille devient reine; chassée du Paradis, privée de la parole, elle vivait misérablement dans une forêt quand un roi la rencontre et l'épouse.

Les contes de cette famille peuvent se diviser en trois groupes.

Un premier groupe,—contes wende, norwégien, hessois, lithuanien, valaque,—mettent en scène la Sainte-Vierge, comme le conte lorrain. Le conte wende et le conte norwégien en font, toujours comme notre conte, la marraine de la jeune fille. Dans les autres, la Sainte-Vierge la recueille dans des circonstances qui diffèrent selon les récits.

Dans un second groupe,—conte tchèque, conte allemand de la collection Ey, conte toscan,—au lieu de la Sainte-Vierge, nous trouvons une femme mystérieuse qui, dans le conte tchèque, est la marraine de la jeune fille.

Enfin, dans le conte souabe de la collection Meier, la jeune fille est vendue par son père à un nain noir.—Dans le conte suédois, elle est donnée à un certain «homme à manteau gris», par suite d'une promesse imprudente de son père.

Dans tous ces contes,—excepté dans le conte souabe, où ce qui est défendu à la jeune fille, c'est de cueillir des roses d'un certain rosier,—nous retrouvons la défense d'ouvrir une certaine porte; mais c'est seulement dans le conte hessois et dans le conte wende, qu'il reste au doigt de la jeune fille, comme dans notre conte, des traces accusatrices de sa désobéissance. (Comparer la tache ineffaçable de la clef, dans la Barbe Bleue.)—Dans le conte norwégien, la filleule de la Sainte-Vierge ayant ouvert une première chambre dans le Paradis, il s'en échappe une étoile; d'une seconde s'échappe la lune; d'une troisième, le soleil.

Partout ailleurs, la désobéissance de la jeune fille n'est point, si l'on peut parler ainsi, matériellement constatée; mais, presque toujours, en entr'ouvrant la porte défendue, elle aperçoit dans la chambre sa protectrice (ou l'«homme au manteau gris»), et elle en est vue elle-même.

Dans les contes formant le second groupe, il se trouve finalement que la femme qui avait défendu à la jeune fille d'entrer dans telle chambre, est délivrée d'un enchantement, parce que la jeune fille a persisté à dire—faussement—qu'elle n'a rien vu. Il y a là, ce nous semble, une altération de l'idée primitive.

Le doigt doré du conte lorrain, du conte hessois et du conte wende forme lien entre les différents contes de cette famille et certains contes orientaux que nous avons résumés dans les remarques de notre nº 12, le Prince et son Cheval (voir notamment, I, p. 146, le conte du Cambodge et celui de l'île de Zanzibar).

Du reste, la défense d'ouvrir telle porte, de pénétrer dans tel endroit, et les malheurs qui résultent de la désobéissance,—malheurs différents, sans doute, de ceux que retrace notre conte,—se retrouvent dans plusieurs récits de l'Orient. On se rappelle l'Histoire du Troisième Calender, fils de roi, dans les Mille et une Nuits (comparer encore un autre conte arabe de ce même recueil, t. XV, p. 194, de la traduction allemande dite de Breslau).—Dans un conte indien de la grande collection formée au XIIe siècle de notre ère par Somadeva de Cachemire (trad. all. de H. Brockhaus, t. II, p. 166 seq.), une Vidhyâdharî (sorte de génie), qui a épousé un mortel, Saktideva, lui dit qu'elle va s'absenter pour deux jours: pendant ce temps, il pourra visiter tout le palais; mais il ne faudra pas qu'il monte sur telle terrasse. Saktideva cède à la curiosité. Quand il est sur la terrasse, il voit trois portes; il les ouvre l'une après l'autre et trouve, étendus sur des lits de diamant, les corps de trois jeunes filles. Puis, de la terrasse, il aperçoit un beau lac et, sur le bord, un superbe cheval. Il va pour le monter; mais, dès qu'il est en selle, le cheval se cabre, jette son cavalier dans le lac, et Saktideva se retrouve dans son pays natal, bien loin du palais de la Vidhyâdharî. (Comparer l'introduction de M. Th. Benfey à sa traduction du Pantchatantra, § 52.)



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