Contes populaires de Lorraine, comparés avec les contes des autres provinces de France et des pays étrangers, volume 2 (of 2)
LXIV
SAINT ETIENNE
Au moment où saint Etienne vint au monde, un beau monsieur s'arrêta devant la maison et demanda si on voulait le recevoir. On lui répondit que ce n'était pas possible, parce que la femme venait d'accoucher. Alors il voulut voir l'enfant, et on finit par le laisser entrer. Il s'approcha du petit garçon, et, l'ayant bien regardé, il dit à la mère qu'il le trouvait beau à ravir et qu'il serait bien aise de l'acheter. D'abord la mère ne voulut rien entendre; mais comme il offrait une grosse somme, elle se laissa gagner et consentit au marché. Le beau monsieur devait prendre l'enfant dans six ou sept ans, quand il serait fort; en attendant, il viendrait le voir de temps en temps.
Le petit garçon grandit, et on l'envoya à l'école. Mais la mère était toujours triste: un jour, après la visite du beau monsieur, l'idée lui était venue que c'était peut-être au diable qu'elle avait vendu son enfant. Le petit garçon lui dit: «Qu'avez-vous donc, ma mère, à pleurer toujours ainsi?—Hélas!» répondit-elle, «j'ai fait une chose que je ne devais pas faire: je t'ai vendu au diable à ta naissance.—N'est-ce que cela?» dit l'enfant. «Je ne crains pas le diable. Donnez-moi une peau de mouton que vous ferez bénir et que vous remplirez d'eau bénite. Je saurai me tirer d'affaire.»
La mère fit ce qu'il demandait, et bientôt après le beau monsieur arriva pour emmener l'enfant. Ils partirent ensemble. Le petit garçon s'était muni de sa peau de mouton. L'autre n'y avait pas pris garde; il lui racontait des histoires pour l'amuser pendant le chemin. Ils s'enfoncèrent dans un grand bois et arrivèrent enfin devant une maison, au fond de la forêt. Alors le beau monsieur se changea en diable, ouvrit la porte et poussa l'enfant dans la maison; elle était remplie de démons. Le petit garçon, sans s'effrayer, se mit à secouer sa peau de mouton et fit pleuvoir l'eau bénite sur les diables, qui s'enfuirent au plus vite. Après s'être ainsi débarrassé d'eux, il s'en retourna tranquillement chez sa mère.
Quelque temps après, étant allé à confesse, il raconta au curé son aventure. Le jour de Noël, le bon Dieu lui dit:
Et voilà pourquoi la Saint-Etienne tombe le lendemain de Noël.
REMARQUES
Dans une variante, également de Montiers-sur-Saulx, un pauvre homme, dont la femme vient d'accoucher, se rend à un village voisin, dans l'espoir de trouver un parrain riche. Le démon, qui devine l'avenir, se trouve sur son passage, habillé en grand seigneur. Il accepte d'être parrain et donne à l'homme un sac plein d'or. Ensuite il l'oblige à signer de son sang un écrit par lequel l'homme promet de lui donner son fils dans vingt ans. Le démon comptant le jour comme la nuit, c'est au bout de dix ans qu'il arrive pour prendre l'enfant. Il est mis en fuite grâce à une image représentant la croix et à des aspersions d'eau bénite.
Comparer l'introduction de notre nº 75, la Baguette merveilleuse, et les remarques.
⁂
Les principaux traits de notre conte, si bizarrement rattaché au nom de saint Etienne, se retrouvent dans un groupe de contes étrangers, où ce thème ne forme qu'une partie du récit, et où il n'est pas question de «saint Etienne.» Du reste, on a vu que, dans notre variante, il n'en est pas question davantage.
Nous citerons d'abord un conte valaque (Schott, nº 15): Un pauvre pêcheur promet au diable, en échange de grandes richesses, «ce qu'il aime le mieux chez lui»; il s'aperçoit trop tard que c'est son fils qu'il a promis. L'enfant, devenu grand, force son père à lui révéler le secret. Alors, sur le conseil de son maître d'école, il se fait faire des vêtements ecclésiastiques tout parsemés de croix, et se met en route vers l'enfer. Arrivé à la porte, il frappe. Effrayés de ses croix, les diables veulent le chasser; mais il ne part qu'après s'être fait rendre le parchemin signé par son père.
Dans deux contes lithuaniens (Chodzko, p. 107; Schleicher, p. 75), un paysan égaré dans une forêt promet au diable de lui donner «ce qui n'était pas dans sa maison au moment de son départ»; il se trouve que c'est un fils qui lui est né pendant son absence. (Comparer l'introduction d'un troisième conte lithuanien, nº 22 de la collection Leskien.) Dans le premier de ces contes, le jeune homme, quand il part pour aller en enfer chercher la cédule du marché, se munit d'eau bénite et d'un morceau de craie, bénite aussi. Avec la craie il trace un cercle autour de lui; avec l'eau bénite il asperge Lucifer et tous les démons, jusqu'à ce qu'ils lui aient rendu le parchemin.—Voir également un conte souabe (Meier, nº 16).
Nous pouvons encore rapprocher de notre conte un conte allemand (Prœhle, II, nº 63), où le père, comme la mère de «saint Etienne», vend directement son fils au diable. Comparer une variante allemande de cette même collection Prœhle (pp. 235, 236), un conte de la Basse-Saxe (Schambach et Müller, nº 32), très défiguré, et deux contes bas-bretons, plus ou moins altérés (Luzel, Légendes, I, pp. 175 et 267).
Dans tous ces contes, le jeune homme contribue, par son voyage en enfer, à la conversion d'un brigand endurci dans le crime.