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Contes populaires de Lorraine, comparés avec les contes des autres provinces de France et des pays étrangers, volume 2 (of 2)

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XLIX
BLANCPIED

Il était une fois un homme, appelé Blancpied, qui avait emprunté une certaine somme au seigneur de son village. Le seigneur, qui n'avait jamais reçu un sou de son argent, finit par lui dire qu'il était las d'attendre, et que, tel jour, il viendrait lui réclamer son paiement. En effet, au jour dit, il sortit pour l'aller trouver.

Ce jour-là, Blancpied avait mis sur le feu une marmite remplie de pommes de terre, et, tandis qu'elles achevaient de cuire, il ruminait un moyen de se tirer d'embarras. Dès qu'il aperçut de loin le seigneur, il se hâta de couvrir le feu et de mettre la marmite au milieu de la chambre.

«Eh!» dit le seigneur en entrant, «voilà une marmite singulièrement placée! Qu'y a-t-il dedans?—Monseigneur,» répondit Blancpied, «ce sont des pommes de terre, et je n'ai pas besoin de feu pour les faire cuire; je n'ai qu'à souffler avec le soufflet que voici. Tenez, voyez comme elles sont bien cuites. Avec un pareil soufflet, on épargne bien du bois!—Donne-moi ton soufflet,» dit le seigneur, «et je te tiens quitte de deux cents écus.—Je le veux bien,» répondit Blancpied.

Le seigneur prit le soufflet, et, de retour au château, il le remit à un de ses domestiques pour en faire l'essai sur sa marmite. Le domestique souffla vingt-quatre heures durant, mais la marmite ne voulut pas bouillir.

Le seigneur, très mécontent, courut chez Blancpied et lui dit: «Tu m'as vendu un soufflet qui devait faire merveille. Eh bien! mon domestique a eu beau souffler pendant vingt-quatre heures, le pot est resté froid comme devant.—Monseigneur,» répondit Blancpied, «votre domestique est un peu vif; il aura soufflé trop fort, et le ressort se sera brisé.»

Le seigneur s'en retourna au château et dit à son domestique: «Blancpied a dit que tu étais un peu vif; tu auras soufflé trop fort, et le ressort se sera brisé.»

Quelque temps après, Blancpied acheta à la foire une vieille rosse de cinquante sous et lui mit un louis d'or sous la queue. Le seigneur, qui était venu reparler de sa créance, alla voir le cheval et ne fut pas médiocrement étonné en voyant un louis d'or tomber sur la litière. «Eh quoi! Blancpied,» dit-il, «tu trouves de l'or dans le fumier de ton cheval? Vends-moi la bête, et je te quitte encore cent écus.—Monseigneur, le cheval est à vous si vous le désirez,» dit Blancpied; «du reste, il sera mieux chez vous qu'ici. Surtout, faites-lui donner bien régulièrement un picotin d'avoine le matin et du foin après midi.»

Le seigneur emmena le cheval et chargea un de ses domestiques d'en avoir bien soin. Au bout de trois jours, la pauvre bête mourait de vieillesse.

Le seigneur retourna chez Blancpied pour lui conter l'affaire. Quand il eut fini ses doléances, Blancpied, qui l'avait écouté fort tranquillement, lui dit: «Monseigneur, comment avez-vous nourri le cheval?—Chaque jour,» répondit le seigneur, «je lui faisais donner un picotin d'avoine à neuf heures du matin, et à deux heures après midi une botte de foin.—Belle merveille si le cheval est mort,» dit Blancpied, «c'était à dix heures qu'il fallait lui donner l'avoine, et à une heure le foin.—Allons,» dit le seigneur, «n'en parlons plus. Mais où est ton père? Il y a longtemps que je ne l'ai vu.—Monseigneur, il est à la chasse: tout ce qu'il tue, il le laisse, et tout ce qu'il ne tue pas, il le rapporte.—Est-ce possible?» dit le seigneur. «Si tu m'expliques la chose, je te tiens quitte de tout ce que tu me dois encore.—Eh bien! monseigneur, mon père est à la chasse.... de ses poux. Tout ce qu'il tue, il le laisse, et tout ce qu'il ne tue pas, il le rapporte. A présent, monseigneur, je ne vous dois plus rien.»


REMARQUES

Ce conte est une variante d'un thème qui s'est déjà présenté à nous dans nos nos 10, René et son Seigneur, et 20, Richedeau.

Un détail particulier à cette variante, c'est le moyen employé par Blancpied pour écarter les reproches du seigneur: il lui dit qu'on ne s'est pas servi comme il fallait des objets qu'il a vendus. Dans trois contes analogues, un conte normand (J. Fleury, p. 180), un conte sicilien (Pitrè, nº 157) et un conte islandais (Arnason, p. 581), le héros fait de même.

Le dénouement ordinaire des contes de ce type,—le héros dans le sac, et la ruse par laquelle il s'en tire et amène ensuite ses ennemis à se noyer,—est remplacé ici par une facétie sous forme d'énigme, que nous rencontrons dans plusieurs contes différents du nôtre, et toujours en compagnie d'autres énigmes.

Citons d'abord un conte picard (Mélusine, 1877, col. 279): Un seigneur envoie son intendant chez des pauvres gens pour leur réclamer de l'argent qu'ils lui doivent. Un petit garçon, qui garde la maison, répond à toutes les questions de l'intendant d'une manière énigmatique. L'intendant rapporte cette conversation au seigneur, lequel, fort intrigué, lui ordonne d'aller trouver de nouveau l'enfant et de dire à celui-ci que ses parents seront libérés de leur dette s'il peut expliquer ses énigmes. La seconde énigme est conçue absolument dans les mêmes termes que celle de notre conte. (Comparer un autre conte picard, Romania, 1879, p. 253).—La remise de la dette est également le prix de l'explication d'une série d'énigmes dans un conte du Tyrol italien (Schneller, nº 46).

Dans un conte de la Basse-Bretagne publié par M. Luzel (Mélusine, 1877, col. 465), dans un conte de la Haute-Bretagne (Sébillot, Littérature orale, p. 140) et dans un conte gascon (Bladé, Contes et proverbes populaires recueillis en Armagnac, p. 14), l'énigme de notre conte se retrouve, à peu près identiquement, ainsi que dans une devinette suisse du canton d'Argovie, citée par M. Eugène Rolland dans son petit livre Devinettes ou énigmes populaires de la France (Paris, 1877, pp. 41-42).—Comparer un conte italien des Abruzzes, altéré sur ce point (Finamore, II, nº 109).

Nous emprunterons à la préface que M. Gaston Paris a mise à l'ouvrage de M. Rolland quelques curieux rapprochements. M. Paris trouve notre énigme au XVIe siècle, sous diverses formes latines. Au moyen âge, Pierre Grognet, dans son livre Les mots dorez du grand et saige Cathon, en françoys et en latin, la donne d'abord en latin:

Ad silvam vado venatum cum cane quino:
Quod capio, perdo; quod fugit, hoc habeo;

puis en français:

A la forest m'en voys chasser
Avec cinq chiens à trasser;
Ce que je prens je perds et tiens,
Ce qui s'enfuys ay et retiens.

«C'est, dit le bon Grognet, quand on va chasser en sa teste avec cinq doigts de la main pour prendre et tuer ces petites bestes.»

Au moyen âge encore, dans un passage de la vieille histoire latine de Salomon et Marcolphus, qui donne presque toute la série d'énigmes des contes picard, breton, etc., notre énigme reparaît, mais sous une forme altérée. Marcolphe répond à Salomon, qui lui demande où est son frère: «Frater meus extra domum sedens, quicquid invenit, occidit.» Même altération dans Bertoldo, poème italien de la fin du XVIe siècle. (Voir M. R. Kœhler, Mélusine, 1877, col. 475, et Jahrbuch für romanische und englische Literatur, 1863, p. 8.)

Comparer encore, dans le recueil d'énigmes versifiées par Symposius, qui vivait à la fin du IVe siècle de notre ère, l'énigme nº XXX:

Est nova notarum cunctis captura ferarum,
Ut, si quid capias, id tecum ferre recuses,
At, si nil capias, id tu tamen ipse reportes.

Enfin, il faut rappeler l'énigme posée à Homère, d'après la légende, par des enfants, des petits pêcheurs, et que ni Homère, ni ses compagnons ne purent deviner: «Tout ce que nous avons pris, nous le laissons; ce que nous n'avons pas pris, nous l'emportons.» Ὃσσ᾽ἕλομεν, λιπόμεσθα· ἅ δ᾽οὐχ ἕλομεν, φερόμεσθα. (Suidas, verbo Ὃμηρος.)



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