Contes populaires de Lorraine, comparés avec les contes des autres provinces de France et des pays étrangers, volume 2 (of 2)
LI
LA PRINCESSE & LES TROIS FRÈRES
Il était une fois trois frères; le plus jeune était un peu bête, comme moi. Or, il y avait en ce temps-là une princesse qui était à marier, mais dont la main n'était pas facile à gagner. Les deux aînés, se flattant de réussir, voulurent tenter l'aventure; ils partirent en disant au plus jeune de garder la maison, et comme celui-ci s'obstinait à vouloir aller avec eux, ils le chassèrent. Mais le jeune garçon les suivit à distance.
Après avoir fait un bout de chemin, il vit par terre un cul de bouteille. Il le ramassa en criant à ses frères: «Hé! vous autres! retournez donc; j'ai trouvé quelque chose.» Ses frères accoururent et lui demandèrent ce qu'il avait trouvé. «J'ai trouvé ce cul de bouteille.—Voilà tout!» dirent ses frères. «Ne t'avise plus de nous faire retourner pour rien, ou tu auras des coups.»
Un peu plus loin, le sot ramassa un oiseau mort qu'il vit par terre. «Hé! vous autres!» cria-t-il, «retournez donc; j'ai encore trouvé quelque chose.» Ses frères rebroussèrent chemin. «Quoi!» dirent-ils; «tu nous fais retourner pour un méchant oiseau!» Ils le battirent et se remirent en route.
Cependant le sot les suivait toujours. Ayant trouvé une corne de bœuf, il la ramassa et se mit à souffler dedans. Il fit encore retourner ses frères; ceux-ci le rouèrent de coups et le laissèrent à demi mort.
Ils arrivèrent bientôt au château de la princesse. L'aîné se présenta le premier devant elle. «Bonjour, ma princesse.—Bonjour, monsieur.—Qu'il fait chaud aujourd'hui, ma princesse!—Oh! pas encore si chaud qu'en haut de mon château.» Le jeune homme ne comprit pas ce que la princesse voulait dire, et, ne sachant que répondre, il s'en alla.
Le second frère entra ensuite. «Bonjour, ma princesse.—Bonjour, monsieur.—Il fait bien chaud aujourd'hui, ma princesse!—Oh! pas encore si chaud qu'en haut de mon château.» Le jeune homme ne comprit pas mieux que son frère et se retira.
Le sot se présenta à son tour. «Bonjour, ma princesse.—Bonjour, monsieur.—Il fait bien chaud aujourd'hui, ma princesse!—Oh! pas encore si chaud qu'en haut de mon château.—Bon!» dit le sot, «j'y ferai donc cuire mon oiseau.—Et dans quoi le mettras-tu?—Je le mettrai dans ce cul de bouteille.—Mais dans quoi mettras-tu la sauce?—Je la mettrai dans cette corne.—Bien répondu,» dit la princesse. «C'est toi qui auras ma main.»
On prépara un grand festin, et le jeune homme épousa la princesse.
REMARQUES
Des contes analogues ont été recueillis en Allemagne: dans le Harz (Ey, pp. 50-52) et dans le Mecklembourg-Strélitz (revue Germania, année 1869); dans la Basse-Autriche (Vernaleken, nº 55), en Norwège (Asbjœrnsen, I, p. 27), chez les Lithuaniens (Leskien, nº 33), en Angleterre (Halliwell, p. 32). Dans la Zeitschrift für romanische Philologie (III, p. 617), M. Kœhler indique encore un conte hongrois qui, paraît-il, est presque identique au conte autrichien, et un conte suédois, qui s'écarte peu du conte norwégien.
Dans le conte de la Basse-Autriche, une princesse ne veut épouser que celui qui saura répondre aux questions posées par elle. Les deux fils aînés d'un paysan tentent l'aventure, et ils échouent. Le troisième, pauvre niais, veut essayer à son tour. Il ramasse sur son chemin un clou, puis un œuf; il met aussi une ordure dans sa poche. Quand il est arrivé auprès de la princesse, celle-ci lui dit: «J'ai du feu dans le corps.—Et moi,» dit le garçon, «j'ai un œuf dans mon sac; nous pourrons le faire cuire.—Notre poêle a un trou.—Et moi, j'ai un clou; nous pourrons avec cela boucher le trou,» etc. Le garçon a réponse à tout et il épouse la princesse.
Dans le conte anglais, Jack le sot se présente devant la princesse avec un œuf, une branche crochue de noisetier et une noisette, tous objets qu'il a ramassés sur la route. En entrant dans la chambre, il s'écrie: «Que de belles dames ici!—Oui,» dit la princesse, «nous sommes de belles dames, car nous avons du feu dans la poitrine.—Eh bien, faites-moi cuire mon œuf.—Et comment le retirerez-vous?—Avec ce bâton crochu.—D'où vient-il, ce bâton?—D'une noisette comme celle-ci.»
Dans le conte du Mecklembourg, Jean se rend avec ses deux frères aînés auprès de la princesse. Les objets ramassés sont un oiseau mort, le cercle d'un seau et une ordure. La conversation avec la princesse commence ainsi: «Mon (sic) est très chaud (Mein ist heiss)», dit la princesse.—«Nous y ferons cuire un oiseau.—Oui, mais la poêle éclatera.—J'y mettrai un cercle,» etc.
Les objets ramassés sont, dans le conte norwégien, un brin d'osier, un débris d'assiette, un oiseau mort, deux cornes de bouc, une vieille semelle de soulier. Voici le début du dialogue: «Ne puis-je pas faire cuire mon oiseau?» dit le niais.—«J'ai bien peur qu'il ne crève,» répond la princesse.—«Oh! il n'y a pas de danger: j'attacherai ce brin d'osier autour.—Mais la graisse coulera.—Je mettrai ceci dessous» (le débris d'assiette), etc.
Dans le conte lithuanien, le niais ramasse successivement le robinet, puis le cercle d'un tonneau, et enfin un marteau.
Le conte du Harz présente une combinaison de notre thème avec d'autres. Là, c'est une sorte de vieille fée qui donne au jeune homme les divers objets (gluau, oiseau, assiette) qu'il emporte en allant chez la princesse; c'est cette même fée qui lui indique d'avance ce qu'il aura à dire.
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M. Kœhler signale un petit poème du moyen âge qui traite exactement le même sujet (von der Hagen, Gesammtabenteuer, nº LXIII. Stuttgard, 1850). Les trois objets avec lesquels Konni se présente devant la princesse sont un œuf, une dent de herse et une ordure. Il commence ainsi l'entretien: «O dame, comme votre bouche est rouge!—Il y a du feu dedans,» répond la princesse.—«Eh bien! dame, faites-y cuire mon œuf.» Le reste du dialogue est assez grossier.