Contes populaires de Lorraine, comparés avec les contes des autres provinces de France et des pays étrangers, volume 2 (of 2)
XXXIII
LA MAISON DE LA FORÊT
Il était une fois un soldat, nommé La Ramée. Il dit un jour à son capitaine qu'il voulait aller parler au roi. Le capitaine lui accorda un congé de quelques jours, et La Ramée se mit en route. Il avait déjà fait une quarantaine de lieues, lorsqu'il retourna sur ses pas. «Te voilà revenu de ton voyage?» lui dit le capitaine.—«Non,» répondit La Ramée; «c'est que j'ai oublié ma ration de pain et deux liards qui me sont dus.—Au lieu de deux liards,» dit le capitaine, «je vais te donner deux sous.» La Ramée mit les deux sous dans sa poche, le pain dans son sac, et reprit le chemin de Paris.
Comme il traversait une grande forêt, il rencontra un chasseur. «Bonjour,» lui dit-il, «où vas-tu?—Je vais à tel endroit.—Moi aussi. Veux-tu faire route avec moi?—Volontiers,» dit le chasseur.
La nuit les surprit au milieu de la forêt; ils finirent par trouver une maison isolée où ils demandèrent un gîte. Une vieille femme qui demeurait dans cette maison avec une petite fille leur dit d'entrer et leur donna à souper. Pendant qu'ils mangeaient, l'enfant s'approcha de La Ramée et lui dit de se tenir sur ses gardes, parce que cette maison était un repaire de voleurs.
Après le souper, le chasseur, qui n'avait rien entendu, paya tranquillement l'écot, et laissa voir l'or et l'argent qu'il avait dans sa bourse. Puis la vieille les fit monter dans une chambre haute. Le chasseur se coucha et fut bientôt endormi; mais La Ramée, qui était prévenu, poussa une armoire contre la porte pour la barricader.
Au milieu de la nuit, les voleurs arrivèrent. La vieille leur dit qu'il se trouvait là un homme très riche et qu'ils pourraient faire un bon coup. Mais, quand ils essayèrent d'enfoncer la porte, ils ne purent y parvenir. Ils dressèrent alors une échelle contre la fenêtre de la chambre, et La Ramée, qui était aux aguets, entendit l'un d'eux demander dans l'obscurité: «Tout est-il prêt?—Oui,» dit La Ramée.
Le voleur grimpa à l'échelle, et, comme il avançait la tête dans la chambre, La Ramée la lui abattit d'un coup de sabre. Un second voleur vint ensuite et eut le même sort; puis un troisième, et ainsi des autres jusqu'à huit qu'ils étaient. Quand La Ramée eut fini, il voulut compter les têtes coupées; mais, comme il faisait sombre, il crut qu'il y en avait neuf. «Bon!» dit-il, «voilà que j'ai tué mon compagnon avec les autres!» Cependant il chercha partout, et finit par trouver le chasseur sous le lit, où il était blotti, plus mort que vif.
Le lendemain matin, La Ramée jeta la méchante vieille dans un grand feu et fit un beau cadeau à la petite fille. La maison était pleine d'or et d'argent, mais il n'en fut pas plus riche: le chasseur avait tout empoché. La Ramée lui dit adieu et continua son voyage.
Arrivé à Paris, il entra dans un beau café pour se rafraîchir. Quand il voulut payer, on lui dit qu'il ne devait rien. «Tant mieux!» se dit-il; «c'est autant de gagné.» Il entra plus loin dans un autre café, et, après qu'il se fut bien régalé, on lui dit encore qu'il ne devait rien. «Voilà qui va bien,» pensa La Ramée; «qu'il en soit toujours ainsi!» Il alla se loger à l'hôtel des princes, et, là encore, il n'eut rien à payer.
Pendant qu'il était à réfléchir sur son aventure, il vint à penser au chasseur qui avait pris tout l'argent dans la maison de la forêt. «Ah!» dit-il, «que je le rencontre, ce gredin-là, et je lui en ferai voir de belles!»
Au même instant, une porte s'ouvrit et le chasseur parut devant lui.
«Attends, coquin,» cria La Ramée, «que je te tue!»
Le chasseur s'esquiva; mais, quelques instants après, il revint, vêtu en prince. «Ah! sire,» lui dit La Ramée, «je vous demande pardon, je ne savais pas qui vous étiez.» Le roi lui dit: «Tu m'as sauvé la vie; en récompense je te donne ma sœur en mariage.» La Ramée ne se fit pas prier, et les noces eurent lieu le jour même.
REMARQUES
Ce petit conte se retrouve en Allemagne et en Vénétie.
Comparer d'abord, dans la collection Wolf (Deutsche Hausmærchen), le conte allemand p. 65. Un soldat qui a déserté rencontre dans une forêt un chasseur et arrive avec lui dans un repaire de brigands. Il se fait passer, lui et son compagnon, pour des voleurs d'une autre bande et trouve moyen de tuer les brigands par surprise. Son compagnon s'est caché pendant le combat; le soldat le raille de sa poltronnerie. Arrivé seul à la capitale du pays, il voit avec étonnement tous les factionnaires lui présenter les armes. Le roi, à qui il va demander du service, le reçoit fort bien et se fait reconnaître à lui pour le chasseur de la forêt. Le soldat se confond en excuses. Finalement, il est nommé colonel dans la garde du roi et devient bientôt feld-maréchal.
La collection Grimm renferme un conte tout à fait du même genre (nº 199). Comparer aussi un troisième conte allemand, nº 10 de la collection Simrock.
Dans le conte italien de Vénétie (Widter et Wolf, nº 7), Beppo Pipetta, soldat du roi d'Ecosse, s'en allant en congé chez ses parents, rencontre sur une montagne le roi qui faisait un voyage à pied. Se doutant que c'est un grand personnage, Beppo s'offre à l'accompagner. Ils entrent ensemble dans une auberge mal famée, dont l'hôte les prévient que le soir il doit venir des brigands. Beppo mange le dîner des brigands; puis on conduit les deux compagnons dans une chambre haute. Arrivent les brigands. Beppo, qui est resté aux aguets, tue un des hommes envoyés à la découverte, puis un second, un troisième, un quatrième. Restent trois brigands qui se présentent à leur tour. Beppo casse la tête à l'un d'un coup de pistolet et couche par terre les deux autres d'un coup d'épée. Le roi se sépare amicalement de Beppo, qui s'en va dans sa famille et revient ensuite à son régiment. A peine de retour à la caserne, il est mandé auprès du roi. Dans la salle d'audience il trouve le seigneur, son ancienne connaissance. «Que faites-vous ici?» lui demande-t-il.—«Je suis appelé auprès du roi.—Moi aussi,» dit Beppo. Le seigneur se retire, et bientôt Beppo est introduit auprès du roi qui le reçoit en grand appareil, avec sa couronne et son manteau royal, et l'interroge sur l'affaire des brigands. Il lui demande, entre autres choses, s'il a des témoins. «Oui, sire,» répond Beppo, qui ne le reconnaît pas. «J'ai pour témoin un seigneur qui doit être en bas dans le palais.—Ce n'est pas vrai,» dit le roi, «car le voici devant vous.» Le roi récompense généreusement Beppo.