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Contes populaires de Lorraine, comparés avec les contes des autres provinces de France et des pays étrangers, volume 2 (of 2)

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XLVII
LA CHÈVRE

Il était une fois un homme et une femme et leurs sept enfants. Ils avaient une chèvre qui comprenait tout ce qu'on disait et qui savait parler. Un jour, le père dit à l'aîné des enfants d'aller à l'herbe avec la chèvre et de lui donner bien à manger: si, en revenant, la chèvre n'était pas contente, il le tuerait.

Le petit garçon conduisit la chèvre derrière une haie; il se mit vite, vite, à couper de l'herbe pour elle, et lui en donna tant qu'elle en voulut. Avant de la ramener au logis, il lui dit: «Eh bien! ma petite biquette, as-tu assez mangé?—Ah!» dit la chèvre,

«Je suis soûle et moule,
J'ai assez de lait dans ma toule[41]

Quand l'enfant fut de retour avec la chèvre, le père dit à celle-ci: «Eh bien! ma petite biquette, as-tu assez mangé?—Ah!» dit la chèvre,

«Je ne suis ni soûle ni moule,
Je n'ai point de lait dans ma toule.»

En entendant ces mots, l'homme prit sa hache et coupa la tête à l'enfant, malgré les pleurs de la mère. Le lendemain, il envoya le second de ses fils mener la chèvre au pâturage. Le petit garçon donna à la chèvre autant d'herbe qu'il en put couper, et lui dit avant de se remettre en chemin: «Eh bien! ma petite biquette, as-tu assez mangé?—Ah!» dit la chèvre,

«Je suis soûle et moule,
J'ai assez de lait dans ma toule.»

L'enfant la ramena donc au logis. «Eh bien!» dit l'homme, «ma petite biquette, as-tu assez mangé?—Ah!» dit la chèvre,

«Je ne suis ni soûle ni moule,
Je n'ai point de lait dans ma toule.»

Le père prit sa hache et tua le petit garçon. Même aventure arriva aux autres enfants, et le père les tua tous, l'un après l'autre, et la mère après les enfants[42].

Il fallut bien alors que l'homme conduisît lui-même sa chèvre aux champs. Quant il la crut rassasiée, il lui dit: «Eh bien! ma petite biquette, as-tu assez mangé?—Ah!» dit la chèvre,

«Je suis soûle et moule,
J'ai assez de lait dans ma toule.»

Rentré à la maison, il lui demanda encore si elle avait bien mangé. «Ah!» dit la chèvre,

«Je ne suis ni soûle ni moule,
Je n'ai point de lait dans ma toule.»

Et, en disant ces mots, elle sauta sur l'homme et le tua. Elle devint ainsi la maîtresse du logis.

NOTES:

[41] Nous ne nous chargeons pas de donner l'origine philologique des mots moule et toule, qui nous ont l'air d'avoir été forgés pour rimer avec le mot soûle. Au moins ne s'en sert-on jamais dans l'usage ordinaire du patois.

[42] Dans la forme originale de ce conte, le même récit revient huit fois de suite. Nous faisons grâce au lecteur de cette plaisanterie par trop prolongée.


REMARQUES

Dans un conte tchèque de Bohême, analysé par M. Th. Benfey (Pantschatantra, t. II, p. 550), un paysan a une chèvre qui est très gourmande. Un jour, sa femme la mène au pâturage; à son retour, le paysan demande à la chèvre si elle a bien mangé. «Oui, joliment!» répond la chèvre; «on ne m'a rien donné du tout.» Le lendemain, elle en dit autant quand la fille de la maison la ramène. Le troisième jour, le paysan conduit lui-même la chèvre aux champs, et, comme à son retour elle recommence à se plaindre, il lui écorche la moitié du corps et la chasse. La chèvre se réfugie dans le trou d'un renard, et, quand le renard revient et veut la faire partir, elle réussit à lui faire peur; mais un perce-oreille, venant au secours du renard, s'introduit dans l'oreille de la chèvre et la fait déloger.

Il est à remarquer que cette dernière partie se retrouve, avec de légères variantes (ainsi, abeille, fourmi ou hérisson à la place du perce-oreille), dans tous les contes dont il nous reste à parler, à l'exception de deux.

Un conte allemand du sud de la Bohême (Vernaleken, nº 22) a un trait qui le rapproche encore plus du conte lorrain que le conte tchèque. Les mensonges de la chèvre sont cause que le paysan coupe la tête à ses deux fils, à sa fille et à sa femme. Suivent les aventures de la chèvre écorchée.

Dans un conte hongrois (Gaal-Stier, nº 19), le père tue deux de ses fils; mais, comme il a épié la chèvre pendant que son troisième fils la gardait, il voit qu'il a été trompé, et, avec l'aide de son fils, il écorche toute vive la méchante chèvre, etc.

Citons encore un conte serbe (Jagitch, nº 28; Krauss, I, nº 24). Là, le bouc, qui remplace la chèvre, se plaint à son maître de ce que les deux belles-filles, les deux fils et la femme de celui-ci lui auraient mis une muselière pour l'empêcher de manger. Même fin ou à peu près que dans les contes précédents.

Dans un conte italien de Livourne, publié par M. Stan. Prato dans la revue Preludio (Ancône, nº du 16 avril 1881, p. 80 seq.), le père tue successivement ses trois filles, sur les plaintes de la chèvre. Voyant ensuite, après l'avoir conduite au pâturage, que la chèvre lui dit à lui-même qu'elle a mal bu et mal mangé, il la bâtonne et lui écorche la moitié du corps. La chèvre se réfugie dans une cave et fait peur aux gens. Enfin un petit bout d'homme, qu'on surnomme Compère Topolino (topo signifie «rat»), lui fait peur à son tour, et elle déguerpit. (Ce petit homme doit être une altération du perce-oreille ou de l'abeille des contes précédents.)

Dans un conte toscan (Pitrè, Novelle popolari toscane, nº 49), la dernière partie se reconnaît à peine, changée qu'elle est de place et défigurée.

Dans le conte hessois nº 36 de la collection Grimm, le tailleur ne tue pas ses trois fils; il les met à la porte de sa maison. Quand il voit que la chèvre l'a trompé, il lui rase la tête et la chasse à coups de fouet. La chèvre se réfugie dans le trou d'un renard, etc.

Enfin, un troisième conte italien (Gubernatis, Zoological Mythology, t. I, p. 425) présente quelques traits particuliers: Une sorcière envoie un petit garçon conduire sa chèvre au pâturage, et elle ordonne à l'enfant de veiller à ce qu'elle mange bien, mais à ce qu'elle ne touche pas au grain. A son retour, la sorcière demande à la chèvre si elle est bien rassasiée; elle répond qu'elle a jeûné toute la journée. Sur quoi, la sorcière tue le petit garçon. Même sort arrive à onze autres petits garçons. Mais le treizième, plus avisé, caresse la chèvre et lui donne le grain à manger, et la chèvre répond à la question de la sorcière: «Son ben satolla e governata,—Tutto il giorno m'ha pastorata» (Je suis bien rassasiée et j'ai été bien gardée; il m'a fait paître toute la journée), de sorte que le petit garçon est, en récompense, bien traité par la sorcière.



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