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Contes populaires de Lorraine, comparés avec les contes des autres provinces de France et des pays étrangers, volume 2 (of 2)

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LXI
LA POMME D'OR

Il était une fois une reine et sa belle-sœur, qui avaient chacune une fille. Celle de la reine était belle; l'autre ne l'était pas.

Quand la fille de la reine fut déjà grandelette, elle dit un jour à sa tante: «Me mènerez-vous bientôt voir le roi mon frère?—Quand vous voudrez,» répondit la tante.

Au moment du départ, la reine, qui était fée, mit dans la manche de sa fille une petite pomme d'or, afin que, si l'enfant venait à courir quelque danger, elle pût en être aussitôt avertie. La tante prit un âne avec des paniers, mit sa nièce dans l'un des paniers et sa fille dans l'autre, et les voilà parties.

Quand elles furent un peu loin, la fille de la reine demanda à descendre pour boire à une fontaine. Tandis qu'elle se baissait, la pomme d'or glissa de sa manche et tomba dans l'eau. La petite fille voulut la retirer avec un bâton, mais elle ne put y parvenir. «Allons,» dit la tante, «dépêche-toi! Crois-tu que je vais t'attendre?»

Au même instant, la pomme d'or se mit à dire: «Ah! j'entends, j'entends!—Comment, ma mie, ma belle enfant,» dit la tante, «votre mère vous entend de si loin? Venez que je vous fasse remonte: sur l'âne.»

Au bout de deux lieues, la petite fille demanda encore à descendre pour boire. Sa tante la fit descendre de fort mauvaise grâce. «Dépêche-toi!» lui dit-elle. «Me crois-tu faite pour t'attendre toujours?—Ah! j'entends, j'entends!» dit la pomme d'or.—«Comment,» dit la tante, «votre mère vous entend de si loin? Venez, ma belle enfant, que je vous fasse remonter sur l'âne.»

Un peu plus loin, la petite fille demanda encore à descendre, car elle avait grand'soif. «Tu ne feras donc que t'arrêter tout le long du chemin?» lui dit la tante, d'un ton de mauvaise humeur. Au même instant, la pomme dit tout doucement: «Ah! j'entends, j'entends!—Elle n'entendra plus longtemps,» pensa la tante.

Lorsqu'on fut près d'arriver chez le roi, elle dit à la petite fille: «Si tu dis que tu es la sœur du roi, je te tue.»

Le roi vint à leur rencontre: «Bonjour, ma tante.—Bonjour, mon neveu.» Il ne cessait de regarder la plus belle des deux enfants. «Voici deux belles petites filles,» dit-il. «Laquelle est ma sœur?—C'est celle-ci,» dit la tante en montrant sa fille.—«Et cette enfant-là?—C'est ma fille,» répondit-elle. «Il faudra la faire travailler.—Oh!» dit le roi, «quelle besogne donner à une enfant?—Si vous n'avez point d'ouvrage à lui donner, je m'en retourne demain.—Eh bien! elle pourra garder les dindons.»

Le soir, la tante ne donna rien à manger à la pauvre enfant et la fit coucher à l'écurie sur un peu de paille. Le lendemain, elle lui donna un morceau de pain, sec comme allumette, fait d'orge et d'avoine, où elle avait mis du poison. Voilà la petite fille partie avec les dindons; elle arrive dans un champ.

«Venez, mes petits dindons, venez manger le pain que l'on m'a donné pour mon déjeuner. Voilà déjà un jour que je suis arrivée chez le roi mon frère, et je n'ai ni bu ni mangé.»

Les dindons ne mangeaient pas le pain: ils sentaient bien qu'il y avait du poison. A la fin de la journée, l'enfant revint bien crottée, bien mouillée, et alla se coucher à l'écurie auprès de l'âne.

La tante, l'ayant vue, dit au roi qu'il fallait tuer cet âne. «Vous voulez que l'on tue cette pauvre bête qui vient de nos parents!—Si vous ne le faites pas, je ne resterai pas ici plus longtemps.» Le roi fit donc tuer l'âne, et l'on cloua la tête à la porte de la grange.

Cependant, la petite fille était partie aux champs avec les dindons: sa tante lui avait donné un morceau de pain comme la veille; elle était bien triste et mourait de faim.

«Venez, mes petits dindons, venez manger le pain que l'on m'a donné pour mon déjeuner. Voilà déjà deux jours que je suis arrivée chez le roi mon frère, et je n'ai ni bu ni mangé.»

Le lendemain, sa tante lui donna encore un morceau de pain d'orge et d'avoine, où il y avait de la paille et du poison, et elle retourna aux champs avec les dindons. Le roi s'était caché derrière un arbre pour écouter ce qu'elle dirait.

«Venez, mes petits dindons, venez manger le pain que l'on m'a donné pour mon déjeuner. Voilà déjà trois jours que je suis arrivée chez le roi mon frère, et je n'ai ni bu ni mangé. Ah! si le roi mon frère savait comme je suis traitée!»

«Venez, ma mie,» s'écria le roi, «je suis votre frère.» Il la prit dans ses bras et la ramena au château. Puis il commanda à six hommes de dresser un grand tas de fagots et y fit brûler sa tante. La fille de celle-ci devint femme de chambre de la jeune princesse, et ils vécurent tous heureux.


REMARQUES

Nous rapprocherons d'abord de notre conte un conte hessois (Grimm, nº 89), dont voici les principaux traits: Une princesse part avec sa femme de chambre pour le pays d'un roi qu'elle doit épouser; sa mère lui a donné dans un linge trois gouttes de son sang, qui parlent, comme la pomme d'or. Tandis que la princesse boit à une rivière, le linge glisse dans l'eau, et la princesse tombe au pouvoir de sa suivante. A la cour de son fiancé, elle garde les oies. La suivante, qui se fait passer pour la princesse, fait tuer le cheval de celle-ci, parce qu'il sait parler et qu'il pourrait révéler ce qui s'est passé, et l'on suspend la tête sous la porte de la ville; la princesse lui parle tous les jours en passant avec son troupeau d'oies, et la tête répond. C'est ainsi qu'on découvre la trahison de la suivante. (Dans notre conte, l'épisode de l'âne présente un souvenir affaibli de cette forme plus complète.)

Il faut encore citer un conte albanais (Hahn, nº 96): Une jeune fille part avec sa servante pour aller trouver ses sept frères qu'elle n'a jamais vus. En chemin, pressée par la soif, elle descend de son cheval pour boire. Pendant ce temps, la servante monte sur le cheval, et la jeune fille doit la suivre à pied. Arrivée chez ses frères, elle passe pour la servante; on l'envoie garder les poules et les oies, tandis que la servante est assise sur un trône d'or et joue avec une pomme d'or. «Et la jeune fille pleurait pendant qu'elle gardait les poules et les oies, et elle envoyait ses saluts à sa mère avec le soleil de midi. Au bout de quelques jours, les frères apprirent qu'elle était leur sœur, et ils l'assirent sur le trône d'or, et elle jouait avec la pomme d'or.» Quant à la servante, elle est châtiée, et on l'envoie garder les poules et les oies.

On a sans doute remarqué que la dernière partie de ce conte albanais est écourtée; il n'est pas dit comment les sept frères reconnaissent que la gardeuse d'oies est leur sœur. Un conte lithuanien (Schleicher, p. 35) est plus complet sous ce rapport. Dans ce conte, une jeune fille s'en va toute seule vers le pays où sont ses neuf frères les soldats, qu'elle n'a jamais vus. Arrivée sur le bord de la mer, elle rencontre des laumes (êtres malfaisants sous forme de femmes) qui l'invitent à venir se baigner avec elles. Malgré les conseils d'un lièvre, elle finit par les écouter. Alors une laume s'empare de ses habits et se donne aux neuf frères pour leur sœur. Quant à la jeune fille, on l'envoie garder les chevaux. Mais le cheval du frère aîné ne veut pas manger. La jeune fille lui demande pourquoi; il répond: «Pourquoi mangerais-je l'herbe de la prairie? pourquoi boirais-je l'eau du fleuve? Cette laume, cette sorcière, boit du vin avec tes frères, et toi, la sœur de tes frères, il faut que tu gardes les chevaux!» Le frère aîné entend ce que dit son cheval. Il s'approche et voit au doigt de la jeune fille un anneau que jadis il avait acheté à sa petite sœur. Il lui demande où elle a eu cet anneau. La jeune fille lui raconte son histoire, et les neuf frères châtient cruellement la laume.

En dehors des trois contes que nous venons de résumer, nous ne connaissons, parmi les contes recueillis en Europe, rien qui se rapporte positivement au thème du conte lorrain. Sans doute, dans divers contes, on trouve la substitution d'une jeune fille à une autre et la découverte finale de l'imposture; mais les traits caractéristiques de notre conte font défaut. En revanche, nous pouvons citer de ce thème une forme très curieuse, recueillie chez les Kabyles; ce qui, par l'intermédiaire des Arabes, rattache notre conte à l'Inde.

Dans ce conte kabyle (Rivière, p. 45), une fillette veut aller trouver ses sept frères,—on se rappelle les sept frères du conte albanais,—qui habitent un pays lointain et qu'elle n'a jamais vus. Nous reproduirons ici le récit kabyle:

«L'enfant dit à sa mère: «Prépare-moi des vivres.—Ton père va arriver,» répondit la mère. Le père entra; sa fille lui demanda de lui acheter une perle enchantée. Il lui acheta une perle enchantée, et lui donna aussi une chamelle et une esclave. «Va où bon te semblera,» dit-il à sa fille. L'enfant se mit en route et arriva à un endroit où elle trouva deux fontaines. Elle se lava dans celle des esclaves; l'esclave se lava dans celle des hommes libres.

«Après avoir marché longtemps, l'esclave dit à la jeune fille: «Descends (de la chamelle), je monterai.—Ecoute, écoute, ô mon père, l'esclave qui dit: Descends, ô Dania, je monterai.—Marche,» répondit la perle enchantée. Trois jours après, l'esclave dit de nouveau: «Descends, ô Dania, je monterai.—Ecoute, écoute, ô mon père, l'esclave qui dit: Descends, ô Dania, je monterai.—Marche,» répondit la perle enchantée, «et ne crains rien.» Elles marchèrent longtemps encore. L'esclave répéta: «Descends, ô Dania, je monterai.—Ecoute, écoute, ô mon père, l'esclave qui dit: Descends, ô Dania, je monterai.» La perle ne répondit pas. L'esclave saisit l'enfant par le pied, la tira à terre, et elle monta. L'enfant suivit à pied[70].

«Dans l'après-midi, elles arrivèrent chez les sept frères. «C'est moi qui suis votre sœur,» leur dit l'esclave, «je viens auprès de vous.» Ils lui souhaitèrent la bienvenue. Le lendemain, ils la gardèrent à la maison: quant à la jeune fille, ils l'envoyèrent mener paître les chameaux et ils lui donnèrent un pain. Arrivée aux pâturages, l'enfant déposa son pain sur un rocher et dit: «Monte, monte, ô rocher, je verrai le pays de mon père et de ma mère. On garde l'esclave à la maison, et moi, on m'envoie aux champs avec les chameaux.» Et les chameaux broutaient, et elle pleurait; et les chameaux pleuraient, excepté un seul qui, étant sourd, ne l'entendait pas et ne faisait que brouter. Ainsi se passaient ses jours[71].

«Quelque temps après, ses frères lui dirent: «Esclave, fille de Juif, gardes-tu bien les chameaux dans le champ que nous t'avons montré?—Ah! Sidi (seigneur),» répondit-elle, «c'est bien là que je les mène; mais ils pleurent tous, excepté un seul qui, étant sourd, ne fait que brouter.» Le lendemain, le plus jeune des frères suivit la jeune fille et reconnut qu'elle disait vrai. Il courut trouver ses frères et leur dit: «Celle-ci n'est pas notre sœur.—Tu nous dis un mensonge,» répondirent-ils. Ils allèrent consulter un vénérable vieillard et lui racontèrent leur embarras. Le vieillard leur dit: «Découvrez-leur la tête, vous les reconnaîtrez à leur chevelure; celle de votre sœur est brillante.» De retour à la maison, ils dirent aux enfants: «Nous allons vous découvrir la tête.—Ah! Sidi,» s'écria l'esclave, «j'ai honte de me découvrir. Ils lui ôtèrent sa coiffure, la reconnurent pour l'esclave et la tuèrent.»

NOTES:

[70] La perle enchantée correspond tout à fait, on le voit, à la pomme d'or de notre conte et aux gouttes de sang du conte hessois; mais on ne voit pas comment elle perd subitement sa vertu protectrice: sans doute, la jeune fille, comme les héroïnes des contes lorrain et hessois, l'a laissée tomber en route.

[71] Comparer le passage du conte lithuanien, où le cheval du frère aîné ne veut ni manger ni boire.



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