Contes populaires de Lorraine, comparés avec les contes des autres provinces de France et des pays étrangers, volume 2 (of 2)
LII
LA CANNE DE CINQ CENTS LIVRES
Il était une fois un petit garçon qu'on avait trouvé dans le bois et qui était bien méchant. Quand il fut grand, il entra un jour chez un forgeron et lui commanda une canne de cinq cents livres. «Tu veux dire une canne de cinq livres?» lui dit le forgeron. «—Non,» répondit le jeune garçon, «une canne de cinq cents livres.» Et en même temps il donna un grand soufflet au forgeron. Celui-ci lui fit une canne comme il la voulait, et le jeune garçon se mit en route.
Sur son chemin, il rencontra un jeune homme qui jouait au palet avec une meule de moulin. «Camarade,» lui dit-il, «veux-tu venir avec moi?—Je ne demande pas mieux.»
Un peu plus loin, il vit un autre jeune homme qui tordait un chêne pour s'en faire une hart. «Camarade, veux-tu venir avec moi?—Volontiers.»
Les voilà donc en route tous les trois. Après qu'ils eurent marché quelque temps, ils arrivèrent près d'un grand trou; le jeune garçon s'y fit descendre et y trouva une vieille femme. «Indiquez-nous,» lui dit-il, «où il y a des demoiselles à marier.—Je n'en connais pas.—Vieille sorcière, tu dois en connaître.—J'en connais bien une, mais il y a un léopard qui la garde.—Oh bien! ce n'est toujours pas le diable, puisque le diable est là sur ton lit.»
«Léopard, léopard, ouvre-moi ta porte.—Méchant petit ver de terre, je ne ferai de toi qu'une bouchée, et encore quelle bouchée!—N'importe, ouvre-moi toujours ta porte.»
Pendant que le jeune homme cherchait à forcer l'entrée, le léopard passa la tête par la chatière de la porte: aussitôt, le jeune homme la lui abattit d'un coup de sa canne de cinq cents livres. Puis il enfonça la porte et ne trouva rien. Arrivé à une seconde porte, il la brisa également et trouva une belle princesse qui lui dit: «Avant qu'on ne nous ait enfermées ici, mes sœurs et moi, notre père nous a donné à chacune un mouchoir de soie et une pomme d'or, pour en faire présent à celui qui nous délivrerait.» Et elle lui offrit le mouchoir et la pomme d'or.
Le jeune homme les prit, puis il fit remonter la princesse hors du trou par ses compagnons, elle et toutes ses richesses. Il voulut ensuite remonter lui-même; mais, quand il fut presque en haut, ses compagnons le laissèrent retomber et s'emparèrent de la princesse et du trésor.
Le jeune homme alla retrouver la vieille. «Dis-moi où il y a d'autres princesses; mes compagnons ont pris la mienne.—Je n'en connais plus.—Vieille sorcière, tu dois encore en connaître.—J'en connais bien une, mais il y a un serpent qui la garde.—Oh bien! ce n'est toujours pas le diable, puisque le diable est là sur ton lit.»
«Serpent, serpent, ouvre-moi ta porte.—Méchant petit ver de terre, je ne ferai de toi qu'une bouchée, et encore quelle bouchée!—N'importe, ouvre-moi toujours ta porte.»
Ils combattirent deux ou trois heures; enfin le serpent fut tué. Le jeune homme enfonça une porte et ne trouva rien, puis une autre et encore une autre. A la quatrième, il trouva une princesse encore plus belle que la première. Elle lui dit: «Avant qu'on ne nous ait enfermées ici, mes sœurs et moi, notre père nous a donné à chacune un mouchoir de soie et une pomme d'or, pour en faire présent à celui qui nous délivrerait.» En même temps, elle lui remit le mouchoir et la pomme d'or.
Alors le jeune homme la fit remonter avec toutes ses richesses, comme il avait fait pour sa sœur; mais, quand il voulut remonter lui-même, ses compagnons le laissèrent encore retomber et s'emparèrent de la princesse et du trésor.
Le jeune homme retourna près de la sorcière. «Dis-moi où il y a encore des princesses; mes compagnons ont chacun la leur.—Je n'en connais plus.—Vieille sorcière, tu dois encore en connaître.—J'en connais bien une, mais il y a un serpent volant qui la garde.—Oh bien! ce n'est toujours pas le diable, puisque le diable est là sur ton lit.»
«Serpent, serpent volant, ouvre-moi ta porte.—Méchant petit ver de terre, je ne ferai de toi qu'une bouchée, et encore quelle bouchée!—N'importe, ouvre-moi toujours ta porte.»
Le jeune homme lui abattit d'abord une aile; puis, comme le serpent volant combattait toujours, il lui abattit l'autre, et le combat finit. Il ouvrit une porte et ne trouva rien; il en ouvrit une deuxième, une troisième, une quatrième, toujours rien; enfin, à la cinquième, il trouva une belle princesse, encore plus belle que les deux premières. Elle lui dit: «Avant qu'on ne nous ait enfermées ici, mes sœurs et moi, notre père nous a donné à chacune un mouchoir de soie et une pomme d'or, pour en faire présent à celui qui nous délivrerait.»
Il prit le mouchoir et la pomme d'or et fit remonter la princesse avec ses richesses; il voulut remonter ensuite, mais ses compagnons le laissèrent retomber et emmenèrent la princesse avec son trésor.
Le jeune homme courut retrouver la sorcière et lui dit: «Mes compagnons avaient chacun leur princesse, et voilà qu'ils ont encore pris la mienne!—Je n'ai plus de princesse à t'indiquer,» dit la vieille; «mais pour t'aider à sortir d'ici, voici un aigle qui t'emportera jusqu'en haut[45], et un pot de graisse. Si l'aigle vient à crier, tu te couperas le mollet et tu le lui donneras à manger; autrement, il te jetterait en bas. Puis tu te frotteras la jambe avec la graisse, et il n'y paraîtra plus.»
Le jeune homme se laissa enlever par l'aigle. Arrivé presque en haut, l'aigle se mit à crier: le jeune homme se coupa le mollet et le lui donna; puis il se frotta avec la graisse, et il n'y parut plus. Quand ils furent en haut, l'aigle le déposa par terre.
Après avoir marché quelque temps, le jeune homme rencontra des petites oies. Il leur demanda: «Les princesses de Pampelune sont-elles de retour?—Adressez-vous à nos mères qui vont jusque dans la cour du roi; elles pourront vous le dire.» Lorsque le jeune homme vit les mères oies, il leur dit: «Mères aux petites oies, les princesses de Pampelune sont-elles de retour?—Oui,» dirent les oies, «et elles doivent se marier demain matin à neuf heures.—Combien y a-t-il d'ici à Pampelune?—Il y a trente lieues.»
Le jeune homme fit grande diligence, arriva à Pampelune et entra dans le jardin du roi. Tout en se promenant, il tira de sa poche un de ses mouchoirs de soie et laissa tomber une pomme d'or comme par mégarde. Justement les princesses regardaient par la fenêtre. «Mes sœurs,» dit l'une d'elles, «ce doit être le jeune homme qui nous a délivrées.—En effet, c'est lui, ma sœur.»
Un instant après, il laissa tomber la seconde pomme, puis la troisième. On lui criait: «Monsieur, vous perdez quelque chose.» Mais il faisait semblant de ne pas entendre.
Les princesses coururent avertir leur père et lui racontèrent toute l'histoire. Le roi fit alors venir les deux jeunes gens qui devaient épouser ses filles, et dit en leur présence aux princesses: «Mes enfants, quand j'ai dû me séparer de vous, je vous ai remis à chacune un mouchoir de soie et une pomme d'or. A qui les avez-vous donnés?—Mon père, nous les avons donnés à celui qui nous a délivrées.—Eh bien!» dit le roi aux deux jeunes gens, «où sont vos pommes d'or?» Mais ils n'en avaient pas à montrer.
Le roi dit alors au jeune homme de choisir pour femme celle de ses filles qu'il aimerait le mieux. Il choisit la plus jeune, qui était aussi la plus belle. Quant aux deux compagnons, ils reçurent chacun un coup de pied dans le derrière, et ils partirent comme ils étaient venus.
NOTES:
[45] Le texte littéral est: «Voici un aigle pour t'aider à monter la côte.» Plus loin il est dit encore: «Quand ils furent en haut de la côte.» Evidemment le narrateur ne se rend pas bien compte du lieu où se passe l'action, qui est le monde inférieur.
REMARQUES
Ce conte est une variante de notre nº 1, Jean de l'Ours. Voici une autre variante, qui se rapproche davantage de ce nº 1:
Il était une fois un soldat, nommé La Ramée, qui revenait de la guerre. Sur son chemin, il rencontra Jean de la Meule, qui jouait au palet avec une meule de moulin. «Camarade,» lui dit La Ramée, «veux-tu venir avec moi?—Je le veux bien.» Les deux compagnons rencontrèrent plus loin Tord-Chêne, qui tordait un chêne pour lier ses fagots. La Ramée lui proposa de le suivre, ce que Tord-Chêne accepta. Ils firent route tous les trois ensemble. Etant arrivés près d'un château, ils y entrèrent et s'y établirent. Ils convinrent que, chaque jour, deux d'entre eux pourraient aller se promener; le troisième resterait pour faire la cuisine. Ce fut d'abord le tour de Tord-Chêne de garder la maison. Pendant qu'il était occupé à préparer le dîner, il vit entrer un petit galopin qui lui dit: «Bonjour, monsieur.—Bonjour, mon ami.—Voudriez-vous,» dit le petit galopin, «me permettre d'allumer ma pipe?—Volontiers, mon ami, prends du feu.—Oh! non, je n'ose pas: si vous vouliez m'en donner?—Bien volontiers,» dit Tord-Chêne. Comme il se baissait, le petit galopin le poussa dans le feu et s'enfuit. La Ramée et Jean de la Meule, à leur retour, trouvant Tord-Chêne tout dolent, lui demandèrent ce qu'il avait. Il leur raconta son aventure. Le lendemain, Jean de la Meule resta au château, et même chose lui arriva. Ce fut alors le tour de La Ramée. Mais, quand le petit galopin vint lui demander du feu, il lui dit d'en prendre, si bon lui semblait, mais que pour lui il ne lui en donnerait pas. Le petit galopin voyant qu'il ne pouvait rien obtenir, s'enfuit par une ouverture qui communiquait avec une sorte de remise. La Ramée le poursuivit, un fusil à la main, mais il ne put l'atteindre. Ayant enlevé une planche du plancher, il vit un grand trou, et, quand ses compagnons furent rentrés, il s'y fit descendre au moyen d'une corde. Arrivé en bas, il se trouva en face d'une bête à sept têtes qui lui dit: «Que viens-tu faire ici?—Je ne viens pas pour toi,» répondit La Ramée, «mais pour les princesses que tu gardes.—Tu ne les auras pas,» dit la bête. La Ramée prit un grand sabre et combattit contre la bête. Il lui abattit deux têtes: la bête ne fit que devenir plus terrible; il lui en abattit deux autres, puis, à force de combattre, deux autres encore, et enfin la dernière. Il entra ensuite dans une chambre où il trouva trois belles princesses qui travaillaient à de beaux ouvrages. Ces trois princesses étaient sœurs. La première lui donna un mouchoir de soie et un beau bracelet orné de perles, de rubis, de diamants et d'émeraudes. Il la fit remonter par ses compagnons avec ses richesses, et retourna auprès de la seconde princesse qui lui donna aussi un mouchoir de soie et un bracelet orné de pierres précieuses; il la fit remonter, comme sa sœur, et, après avoir reçu de la troisième le même présent, il la fit remonter à son tour. Quand lui-même les suivit et qu'il fut presque en haut, ses compagnons le laissèrent retomber. Par bonheur il rencontra une fée qui lui donna un pot de graisse pour l'aider à monter la côte (sic), et lui dit: «Voici le roi des oiseaux: il vous portera hors d'ici. Si, avant d'être arrivé là-haut, il vient à chanter, coupez-vous un morceau du mollet et donnez-le-lui; sinon il vous jetterait en bas.» La Ramée monta donc sur le roi des oiseaux. A moitié chemin, celui-ci se mit à chanter. La Ramée se coupa un morceau du mollet et le lui donna. Quand il fut arrivé en haut, ses camarades étaient partis, emmenant les princesses. En voyageant, La Ramée arriva justement dans le pays des princesses, et il entra comme ouvrier chez un marchand vitrier. Ce dernier avait entendu dire que le roi promettait une grande récompense à celui qui lui ferait des bracelets semblables à ceux qu'il avait donnés à ses filles avant qu'elles fussent prisonnières de la bête à sept têtes. La Ramée dit au vitrier qu'il se chargeait de l'affaire. Le vitrier l'alla dire au roi, qui ordonna qu'un des bracelets fût prêt dans huit jours. La Ramée dit alors au vitrier qu'il lui fallait, pour faire le bracelet, un boisseau de noisettes à casser; il mangea les noisettes, puis il alla trouver le vitrier, qui lui demanda où était le bracelet. La Ramée lui présenta l'un de ceux que lui avaient donnés les princesses. Le vitrier courut porter le bracelet au roi, qui fut bien surpris. Il fallait le second bracelet dans huit jours, sous peine de mort. Cette fois, La Ramée demanda un boisseau de noix à casser, et, quand il eut fini de manger les noix, il porta le bracelet à son maître. Quand il s'agit de faire le troisième bracelet, il se fit donner un boisseau d'amandes. Les amandes mangées, La Ramée dit au vitrier: «Cette fois, c'est moi qui irai porter le bracelet au roi.» Les princesses le reconnurent et dirent au roi que c'était ce jeune homme qui les avait délivrées, et le roi lui donna la plus jeune en mariage.
Citons encore un trait d'une quatrième version, toujours de Montiers-sur-Saulx, dont nous avons déjà cité un passage dans les remarques de notre nº 36, Jean et Pierre (II, p. 52). Ici les trois compagnons sont Jean-sans-Peur, Jean de l'Ours et Tord-Chêne. Au moment où ce dernier, qui est resté au château pour faire la cuisine, va tremper la soupe, survient un petit garçon qui jette des cendres dans la marmite, si bien que Tord-Chêne est obligé de refaire la soupe. Le lendemain, le petit garçon étant revenu et ayant encore jeté des cendres dans la marmite, Jean-de-l'Ours, qui ce jour-là est de service, court après lui et lui coupe la tête; mais le petit garçon continue de fuir en tenant sa tête dans ses mains. C'est alors le tour de Jean-sans-Peur de rester. Le petit garçon revient une troisième fois, portant sa tête dans ses mains, pour jeter des cendres dant la marmite. Jean-sans-Peur court après lui, mais il ne peut l'atteindre, et il le voit disparaître par une ouverture qui se trouve au plancher, etc.
⁂
Voir les remarques de notre nº 1, Jean de l'Ours.
Le commencement de la Canne de cinq cents livres,—ce petit garçon qu'on a trouvé dans le bois et qui est si «méchant»,—est évidemment un souvenir affaibli d'une introduction analogue à celle de notre nº 1. Jean de l'Ours, on s'en souvient, est fils d'une femme enlevée par un ours pendant qu'elle allait au bois; Jean de l'Ours, lui aussi, est très «méchant», et il se fait renvoyer de l'école.
La suite du récit présente une lacune: l'épisode de la maison isolée manque complètement. Il y a aussi une altération à l'endroit où le jeune garçon descend dans le «grand trou», et demande de but en blanc à la vieille où il y a «des demoiselles à marier». Dans le conte hanovrien nº 5 de la collection Colshorn, le passage correspondant est beaucoup mieux motivé: Pierre l'Ours et ses compagnons, parmi lesquels est un Tord-Arbres, s'établissent, comme Jean de l'Ours et aussi comme le La Ramée de notre variante, dans une maison isolée. Les compagnons de Pierre l'Ours sont successivement battus par un nain à grande barbe. Quant à Pierre l'Ours, il empoigne le nain et l'attache par la barbe à un bois de lit. Pendant que les quatre camarades sont à manger, le nain se dégage. Pierre l'Ours le poursuit et le voit disparaître dans un puits. Il s'y fait descendre par ses compagnons avec sa canne de fer de trois quintaux et entre à la suite du nain dans une vieille masure. Il y trouve une vieille sorcière, qu'il force à lui dire où est le nain. Jetant les yeux par la fenêtre, il aperçoit un beau château. «Vieille sorcière, dis-moi ce que c'est que cette maison.—Ah! il y a là une princesse enchantée, gardée par quatre géants,» etc.
Nous avons maintenant à nous occuper d'un trait qui manquait dans Jean de l'Ours, l'épisode de l'aigle qui transporte le héros hors du monde inférieur. Ce trait se rencontre dans un grand nombre de contes, dont plusieurs ne se rapportent pas à notre thème: nous n'essaierons pas d'en dresser ici la liste; nous nous bornerons à en citer quelques-uns, en insistant sur les formes orientales à nous connues.
Dans notre conte la Canne de cinq cents livres, c'est la sorcière qui donne l'aigle au jeune homme. Il en est ainsi dans le conte hanovrien de la collection Colshorn et dans le conte flamand de la collection Deulin (l'aigle est remplacé, dans le premier, par un dragon; dans le second, par un gros oiseau de la forme d'un corbeau). Dans le conte du Tyrol italien nº 39 de la collection Schneller et dans le conte écossais nº 16 de la collection Campbell, l'aigle est procuré ou donné au héros par le nain ou par l'un des trois géants. Mais, très certainement, aucun de ces contes ne nous présente ici la forme primitive; un élément important fait défaut: un service rendu à l'aigle par le héros. Ce trait se trouve dans la majeure partie des contes européens de ce type. Ordinairement, le héros a sauvé d'un serpent les petits de l'aigle; voir, par exemple, deux contes russes (Gubernatis, Zoological Mythology, I, pp. 193 et 194), un conte bosniaque (Mijatowics, p. 123), un conte tsigane de la Bukovine (Miklosisch, nº 2), un conte du «pays saxon» de Transylvanie (Haltrich, nº 17), etc. Dans un conte de l'Agenais, l'Homme de toutes couleurs, publié par M. Bladé dans la Revue de l'Agenais (1875, p. 448), le service a été rendu personnellement à l'aigle, que le héros a fait sortir d'une cage où il était enfermé.
En Orient, prenons d'abord le conte avare d'Oreille-d'Ours, résumé pour l'ensemble dans les remarques de notre nº 1 (I, p. 18). Abandonné par ses compagnons dans le monde inférieur, Oreille-d'Ours délivre une princesse d'un dragon à neuf têtes, auquel on était forcé de livrer chaque année une jeune fille (voir cet épisode dans les remarques de notre nº 5, les Fils du Pêcheur, I, pp. 72-78). Le roi lui ayant offert sa fille en mariage, Oreille-d'Ours demande pour toute récompense qu'on lui donne le moyen de revenir dans le monde supérieur; mais pour le roi c'est chose impossible: il n'y a qu'un certain aigle, habitant la forêt des platanes, qui soit en état de le faire. Le roi envoie un messager à l'aigle, qui refuse. Alors Oreille-d'Ours se rend lui-même à la forêt des platanes. Au moment où il arrive auprès du nid, l'aigle est absent, et un serpent noir à trois têtes s'approche pour dévorer les aiglons. Oreille-d'Ours le taille en pièces. A son retour, l'aigle demande au sauveur de ses petits quel service il peut lui rendre pour lui témoigner sa reconnaissance, et, à la prière d'Oreille-d'Ours, il le porte dans le monde supérieur. Auparavant, Oreille-d'Ours a dû charger l'aigle de la chair de cinquante buffles et de cinquante outres faites avec les peaux et remplies d'eau. Chaque fois que l'aigle crie: «De la viande!» il lui donne de la viande; quand il crie: «De l'eau!» il lui donne de l'eau. Un instant avant le terme du voyage, la viande manque, et Oreille-d'Ours est obligé de se couper un morceau de la cuisse, qu'il donne à l'aigle. (Dans notre conte, il est dit d'avance au héros qu'il lui faudra se couper un morceau du mollet, et l'on ne voit pas qu'il ait emporté la moindre provision. Il y a là une altération.) L'aigle, ayant déposé Oreille-d'Ours sur la terre, s'aperçoit qu'il boite, et, apprenant pourquoi, il rejette le morceau de chair et le remet à sa place.
Avant de passer à une autre forme orientale, il sera peut-être intéressant de faire remarquer que tout ce passage du conte avare se retrouve presque exactement dans un conte grec moderne de l'île de Syra (Hahn, nº 70), déjà cité dans les remarques de notre nº 1, Jean de l'Ours (I, p. 12): Abandonné par ses frères dans le monde inférieur, le prince tue un serpent à douze têtes auquel il fallait livrer la fille d'un roi. Ce dernier lui offre la main de la princesse; mais le jeune homme lui demande seulement de le faire ramener dans le monde supérieur. Alors le roi lui conseille d'aller sur une certaine montagne, au pied d'un certain arbre sur lequel des aigles ont leur nid, et de tuer un serpent à dix-huit têtes, ennemi de ces aigles, qui, par reconnaissance, le porteront dans le monde supérieur. Le prince combat pendant vingt-quatre heures contre le serpent, et, après l'avoir tué, s'endort de fatigue sous l'arbre. Pendant son sommeil, les aiglons viennent l'éventer avec leurs ailes. Le père et la mère, étant revenus et l'apercevant, veulent d'abord l'écraser sous des quartiers de roc; mais leurs petits leur crient que ce jeune homme a tué le serpent et les a délivrés, et, quand il se réveille, les aigles lui demandent de leur dire ce qu'ils peuvent faire pour lui. Le prince les prie de le transporter dans le monde supérieur. Ils y consentent. Il faut alors que le jeune homme se procure la chair de quarante buffles et quarante outres d'eau, et, de plus, un joug d'argent. Il attellera les aigles à ce joug et s'y attachera lui-même. Quand les aigles crieront kra! il leur donnera de la viande; quand ils crieront glou! de l'eau. Le jeune homme se conforme à ces instructions; mais, avant qu'on atteigne le monde supérieur, toute la viande est mangée; l'un des aigles ayant crié kra! le prince se coupe la jambe et la lui donne. Arrivés en haut, les aigles remarquent qu'il boite; le roi des aigles ordonne à celui des siens qui avait avalé la jambe de la rendre au prince, et on la lui rattache au moyen de l'eau de la vie. (Comparer, pour tout cet épisode des aigles, le conte bosniaque mentionné plus haut. Dans ce conte, le roi donne au héros une lettre pour l'oiseau-géant; ce trait rappelle le messager du conte avare.)
Chez les Tartares de la Sibérie méridionale, nous retrouvons un épisode du même genre dans une sorte de légende héroïque recueillie chez les tribus kirghizes. Comme ce passage rappelle, dans son ensemble, le thème principal auquel se rapportent Jean de l'Ours et la Canne de cinq cents livres, nous le résumerons en entier (Radloff, III, p. 315 seq.): Le «héros» Kan Schentæi, après avoir épousé la fille d'Aïna Kan, s'en retourne vers son peuple avec sa femme, emmenant avec lui soixante chameaux, quarante jeunes gens et quarante jeunes filles. Un jour qu'il a pris les devants, le «héros» Kara Tun, un «djalmaous» à sept têtes, qui habite sous la terre, apparaît à la surface du sol, avale la femme de Kan Schentæi, les soixante chameaux, les quarante jeunes gens, les quarante jeunes filles et toutes les richesses, puis il rentre sous terre. Trois «héros», qui s'étaient joints à Kan Schentæi, dont ils avaient appris les exploits, veulent descendre à la suite de Kara Tun dans le trou par lequel celui-ci a disparu; mais, quand ils y mettent le pied, puis la main, le pied et la main se trouvent coupés. Ils restent donc assis, mutilés, auprès du trou. Kan Schentæi, ayant fait un mauvais rêve, revient sur ses pas, et il apprend des trois héros qu'un djalmaous a avalé tous ses gens. Il s'attache à une corde et se fait descendre dans l'abîme. Parvenu au fond, il trouve un autre monde et se met à marcher vers l'orient. Un jour il arrive auprès d'immenses troupeaux, et, au milieu de ces troupeaux, s'élève une maison haute comme une montagne. Kan Schentæi entre dans cette maison: c'était celle du djalmaous à sept têtes, qui dormait en ce moment; car de temps en temps, il dormait sept jours et sept nuits de suite. Auprès de lui la femme de Kan Schentæi était assise et pleurait. En voyant son mari, elle lui dit qu'il périra, car il n'est pas assez fort pour combattre le djalmaous. Kan Schentæi tire son épée et en porte un coup à la tête du djalmaous; celui-ci bondit, et ils combattent pendant sept jours et sept nuits. Alors ils conviennent de se reposer. Comme Kan Schentæi est à se dire que sa force ne suffira pas pour vaincre le djalmaous, paraît un homme à barbe blanche qui frappe le djalmaous avec une massue de fer, et le djalmaous meurt[46]. Kan Schentæi se lève, fend le ventre du monstre, et tous les hommes qu'il avait avalés se retrouvent vivants. Il les amène tous avec les troupeaux à l'ouverture par laquelle il était descendu; mais ses trois compagnons, mutilés comme ils sont, ne peuvent les faire remonter. Il s'éloigne désespéré. Un jour qu'il s'est endormi sous un grand tremble, il est réveillé par un bruit très fort. Il lève les yeux et voit en haut de l'arbre un nid, et dans ce nid trois jeunes oiseaux qui poussent des cris d'effroi; un dragon, en effet, est en train de grimper à l'arbre et va les dévorer. Kan Schentæi tire son épée et coupe en deux le dragon. Les oiseaux le remercient et lui font raconter son histoire. Ensuite ils lui disent: «Notre mère est un oiseau nommé le héros (sic) Kara Kous; il n'y a personne de plus grand qu'elle. Elle te portera où tu voudras.» Ici, comme dans les contes précédents, le gros oiseau dit au sauveur de ses petits de lui apporter beaucoup de viande, soixante élans. Il en mange trente avant de prendre son vol, et on charge sur son dos les trente autres, ainsi que tout le bétail et le peuple de Kan Schentæi. Ici encore, la viande faisant défaut, Kan Schentæi se voit obligé de se couper la chair des cuisses et de la jeter dans le bec de l'oiseau, qui, arrivé en haut, la lui rend et le rétablit dans son premier état.
Un conte kabyle (Rivière, p. 235), dans lequel se trouvent la descente du héros dans le monde inférieur,—où il tue un ogre et s'empare de ses sept femmes,—et aussi la trahison des frères, présente à peu près de la même façon l'épisode de l'oiseau, qui ici est un aigle; mais le héros n'a pas besoin de donner à l'aigle un morceau de sa chair.
L'épisode de l'oiseau se rencontre encore dans d'autres récits orientaux, mais ceux-ci tout différents, pour l'ensemble, de la Canne de cinq cents livres. Ainsi, dans un conte du Bahar-Danush persan (trad. de Jonathan Scott, t. III, p. 101, seq.), le prince Ferokh-Faul, qui voyage avec un fidèle ami à la recherche d'une princesse dont il a vu le portrait, se repose un jour au pied d'un arbre. Sur la cime de cet arbre un simurgh (oiseau fabuleux) avait construit son nid, et justement un monstrueux serpent noir venait de s'enrouler autour du tronc pour aller dévorer les petits; le prince tire son sabre et le tue; puis il s'endort, ainsi que son compagnon. Vers le soir, le simurgh revient, et apercevant les deux jeunes gens, il les prend pour des ennemis de sa couvée, et il va les mettre à mort quand ses petits lui font connaître le service que leur a rendu le prince. Le simurgh réveille Ferokh-Faul et lui demande de quelle façon il peut lui témoigner sa reconnaissance. Le prince lui expose l'objet de son voyage, et, le lendemain, le simurgh prend les deux jeunes gens sur son dos et les dépose le soir dans la ville où ils voulaient se rendre et qui était pour ainsi dire inaccessible.
Dans un conte indien recueilli dans le Deccan (miss Frere, p. 13) et que nous avons eu déjà l'occasion de citer dans les remarques de notre nº 15, les Dons des trois Animaux (I, p. 175), un jeune prince, dont la mère est retenue captive par un magicien, s'est mis en campagne pour chercher à découvrir l'endroit où il sait que le magicien a caché son âme, sa vie. Comme le héros du conte persan, il s'endort au pied d'un arbre; il est réveillé par un grand bruit et tue un serpent qui est au moment de dévorer des aiglons. Les aigles, reconnaissants, disent à leurs petits de se mettre au service du prince, et ceux-ci le portent dans le lieu où il veut pénétrer, puis ils l'en ramènent, après qu'il s'est saisi du petit perroquet dans lequel est cachée la vie du magicien.
Citons encore un passage d'un roman hindoustani, dont M. Garcin de Tassy a donné la traduction dans la Revue orientale et américaine (4e année, 1861, p. 1, seq.): Le prince Almâs s'est mis en route vers la ville de Wâkâf, où il doit trouver le mot d'une énigme dont la solution lui obtiendrait la main d'une princesse. Un jour, il s'endort au pied d'un arbre sur lequel l'oiseau simorg avait son nid; il est réveillé par le hennissement de son cheval qui lui signale l'approche d'un dragon. Après un long combat, il parvient à tuer le monstre qui déjà grimpait à l'arbre. Puis, entendant les petits du simorg crier de faim, il les rassasie de la chair du dragon et se rendort de fatigue. Le simorg, à son retour, n'entendant plus crier ses petits et voyant un homme endormi au pied de l'arbre, s'imagine qu'Almâs a détruit sa couvée, et il est au moment de laisser tomber sur lui une pierre énorme, quand sa femelle l'arrête. Par reconnaissance, le simorg porte le prince, par delà sept mers, dans la ville de Wâkâf, après lui avoir fait prendre une provision de chair d'âne sauvage, qu'Almâs doit lui donner peu à peu pendant le trajet.
Enfin nous renverrons à un conte des Tartares de la Sibérie méridionale (Radloff, IV, pp. 116-117), qui, après toutes les citations que nous venons de faire, n'a rien de bien particulier.
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Nous nous arrêterons un instant, à l'occasion des deux variantes de Montiers données plus haut, sur l'épisode de la maison isolée, que nous avons déjà étudié à propos de notre nº 1 (I, pp. 9-11, 18-21, 25-26). On a pu remarquer que, dans ces deux variantes, c'est un petit garçon qui joue des mauvais tours aux compagnons du héros. Ce petit garçon rappelle le nain qui figure à cet endroit dans presque tous les contes de ce genre. Ainsi, dans le conte des Avares du Caucase, pendant que celui des compagnons d'Oreille-d'Ours qui correspond à Tord-Chêne est occupé à préparer le repas, arrive, chevauchant sur un lièvre boiteux, un petit homme, haut d'une palme, avec une barbe longue de trois palmes. Il demande un peu de viande, puis encore un peu, et, comme alors le compagnon d'Oreille-d'Ours lui dit de décamper, il saute à bas de sa monture, s'arrache un poil de la barbe, et en un instant il a garrotté notre homme et mangé toute la viande.—Dans un conte lithuanien (Schleicher, p. 128), un petit homme à longue barbe prie le tailleur, un des compagnons du héros, de l'asseoir sur le banc auprès du feu, puis il lui demande un petit morceau de viande. Quand il a le morceau, il le laisse échapper de ses mains, et, tandis que le tailleur se baisse pour le ramasser, il tombe sur lui à coups de poing. (Comparer le passage de l'histoire de La Ramée où Tord-Chêne se baisse pour donner du feu au «petit galopin».)—Dans un conte du «pays saxon» de Transylvanie (Haltrich, nº 17), pendant qu'un des compagnons de Jean le Fort prépare le dîner, survient un petit homme avec une barbe longue de sept aunes, tout geignant et disant qu'il a bien froid. Quand l'autre lui dit de venir se chauffer, il s'approche du foyer, renverse la marmite et s'enfuit à toutes jambes. (Comparer le fragment cité de notre dernière variante.)—Dans un conte du Tyrol italien (Schneller, p. 189), où figure également un nain, un nain à barbe grise, se retrouve encore un trait de cette dernière variante: Giuan dall'Urs ayant coupé la tête du nain, celui-ci se relève et disparaît dans un puits.
Enfin, pour nous borner à ces rapprochements, dans un conte portugais du Brésil (Roméro, nº 19), un négrillon, qui tient la place du nain, demande aux compagnons de Manoel du Bengala (Manoel à la Canne) de lui donner du feu pour allumer sa pipe (exactement comme dans l'histoire de La Ramée), et ensuite il les terrasse;—dans des contes de la Haute-Bretagne (Sébillot, II, nº 26; Littérature orale, p. 82), un «petit, petit bonhomme» ou un diablotin jette des cendres dans le pot-au-feu, tout à fait comme le petit garçon de notre dernière variante. (Comparer le conte portugais la Canne de seize quintaux, nº 47 de la collection Braga.)
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Il convient de signaler, avant de finir, un tout petit trait qui est particulier à notre première variante.
Quand il s'agit de faire les trois bracelets, La Ramée demande à son maître un boisseau de noisettes, puis un boisseau de noix, et enfin un boisseau d'amandes. Nous pouvons d'abord rapprocher de ce trait un passage du conte hanovrien de la collection Colshorn cité plus haut: Pierre l'Ours, qui s'est engagé chez un orfèvre après avoir délivré les trois princesses, se charge de fabriquer l'anneau commandé par le roi. Il prie son maître de lui donner pour la nuit une tonne de bière, un muid de noix et deux pains.—On se demandera peut-être si ce n'est pas du hasard que provient cette ressemblance dans un si petit détail; mais le doute à ce sujet diminuera certainement quand on verra que, dans le conte flamand de la collection Deulin, cité dans les remarques de notre nº 1 (I, pp. 7 et 17), Jean l'Ourson, en pareille circonstance, se fait donner un sac de noix par son patron. De même, dans le conte allemand de la collection Prœhle, mentionné au même endroit (I, pp. 7 et 16), Jean l'Ours, qui a promis de faire trois boules pareilles à celles qu'avaient les princesses, se remplit la poche de noisettes avant de se mettre ou plutôt de faire semblant de se mettre au travail.
Un conte grec moderne (Hahn, nº 70), que nous avons aussi résumé en partie (I, pp. 12 et 17), nous paraît donner la forme primitive de ce trait. Ici le héros est entré comme compagnon chez un tailleur. Or son maître a reçu du roi l'ordre de faire en trois jours pour la princesse un vêtement sur lequel sera brodée la terre avec ses fleurs; ce vêtement doit être renfermé dans une noix. Le jeune homme se fait donner par le tailleur un setier d'eau-de-vie et une livre de noix; il s'enferme dans l'atelier, mange et boit à son aise, puis il ouvre une noix que la princesse lui a donnée dans le monde inférieur et en tire le vêtement merveilleux. Quelques jours après, la princesse commande un vêtement sur lequel sera brodé le ciel avec ses étoiles et qui sera renfermé dans une amande; le jeune homme fait de même que la première fois; seulement il demande des amandes au lieu de noix: le vêtement est dans une amande que lui a donnée la princesse. Et enfin, quand la princesse commande un vêtement renfermé dans une noisette et représentant la mer et ses poissons, il se fait donner des noisettes et tire le vêtement d'une noisette qu'il a également rapportée du monde inférieur.
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Un dernier rapprochement de détail. Dans le conte hanovrien de la collection Colshorn, Pierre l'Ours, apprenant que la plus jeune des trois princesses est malade de ne point le voir venir, s'habille en mendiant et se présente au palais. Les gardes le repoussent et le blessent. Pierre l'Ours tire de sa poche le mouchoir que la princesse lui a donné et s'en sert pour étancher le sang qui coule de sa blessure. Justement la princesse est à sa fenêtre, et elle reconnaît son mouchoir.—Ce trait rappelle la fin de la Canne de cinq cents livres.
Dans un conte russe (Ralston, p. 73), mentionné dans les remarques de notre nº 1, le héros se mêle à des mendiants, et l'une des princesses le reconnaît à son anneau.
NOTES:
[46] Ce vieillard à la massue de fer, qui intervient, on ne sait pourquoi, dans l'action, semble un dédoublement du personnage principal; la massue de fer rappelle tout à fait la «canne» de fer de tant de contes analogues.