Contes populaires de Lorraine, comparés avec les contes des autres provinces de France et des pays étrangers, volume 2 (of 2)
LXVII
JEAN SANS PEUR
Il était une fois un jeune garçon, appelé Jean, qui de sa vie n'avait eu peur. Ses parents voulaient le marier, mais il déclara que, tant qu'il n'aurait pas eu peur, il ne se marierait pas. Ses parents s'adressèrent alors à son oncle, qui était curé d'un village des environs, le priant d'imaginer quelque moyen pour effrayer leur fils. Le curé se chargea de l'affaire et écrivit à Jean de venir passer chez lui la quinzaine de Noël.
Jean partit donc et fut très bien accueilli par son oncle. Le lendemain de son arrivée, le curé lui dit d'aller au clocher sonner le premier coup de la messe. «Volontiers,» répondit Jean. En ouvrant la porte de la sacristie, il se trouva en face de six hommes armés de lances. «Eh! vous autres!», dit-il, «que faites-vous là? Vous montez la garde de bon matin.» Personne ne répondit, car c'étaient des mannequins. Alors Jean leur donna un coup qui les renversa tous par terre. Puis il passa dans une autre salle qu'il fallait traverser pour arriver au clocher; il y trouva six hommes assis à une table où il y avait sept couverts. «Bonjour, messieurs,» dit-il en entrant, «bon appétit.» Et comme il ne recevait pas de réponse: «On n'est guère poli,» dit-il, «dans ce pays-ci.» Il prit place à table et mangea tout ce qui était servi. L'oncle, qui regardait par le trou de la serrure, riait de voir son neveu s'en tirer si bien.
Jean se mit ensuite à grimper l'escalier du clocher. A moitié de la montée, il se rencontra nez à nez avec plusieurs hommes armés de grands sabres. Il leur dit: «Vous vous êtes levés bien matin pour monter la garde.» Voyant qu'ils ne répondaient pas, il leur fit dégringoler l'escalier, et ils tombèrent sur le dos du curé, qui suivait son neveu à distance. Arrivé au haut du clocher, Jean vit deux hommes qui tenaient la corde. «Voulez-vous sonner,» leur dit-il, «ou aimez-vous mieux que je sonne moi-même?» Mais ces hommes étaient muets comme les autres. Ce que voyant, Jean les jeta du haut en bas du clocher. Après avoir sonné le premier coup de la messe, il redescendit et trouva son oncle étendu tout de son long au pied de l'escalier. Il s'empressa de relever le pauvre homme, qui lui dit: «Eh bien! mon neveu, as-tu eu peur?—Mon oncle,» dit Jean, «vous avez eu plus peur que moi.—Jean,» lui dit alors le curé, «tu ne peux plus rester ici. Tiens, prends cette étole et cette baguette. Par le moyen de l'étole, tu seras visible et invisible à ta volonté; et tout ce que tu frapperas avec ta baguette sera bien frappé.»
Jean dit donc adieu à son oncle et se mit en route, marchant par la pluie, le vent et la neige. La nuit le surprit dans une grande forêt. Après avoir erré quelque temps à l'aventure, il aperçut au loin une lueur, et, se dirigeant de ce côté, il arriva devant une chaumière qui était à quelque distance de l'endroit où paraissait cette lueur. Il frappa et fut très bien reçu par une femme et sa fille qui demeuraient dans la chaumière. Jean leur demanda ce que c'était que la lueur qu'il avait aperçue. «Cette lueur,» répondirent-elles, «sort d'un château où l'esprit malin vient toutes les nuits, à minuit.» Elles ajoutèrent que le château leur appartenait, car elles étaient princesses, mais qu'elles n'osaient plus l'habiter par crainte du diable. «Donnez-moi un jeu de cartes,» leur dit Jean, «et j'irai dans ce château.—Ah!» s'écria la princesse, «n'allez pas hasarder votre vie pour moi!» Mais Jean n'en voulut pas démordre; il se fit donner un jeu de cartes et partit.
Entré dans le château, il alluma un bon feu et s'assit au coin de la cheminée. A peine y était-il installé qu'il vit tomber par la cheminée des bras, des jambes, des têtes de mort. Il les ramassa et s'en fit un jeu de quilles. Enfin le diable lui-même descendit et dit au jeune garçon: «Que fais-tu ici?—Cela ne te regarde pas,» répondit Jean. «J'ai autant le droit d'être ici que toi.» Le diable s'assit au coin de la cheminée, en face de Jean, et resta quelque temps à le regarder sans mot dire. Voyant que le jeune garçon ne s'effrayait pas: «Veux-tu jouer aux cartes avec moi?» lui dit-il.—«Volontiers,» répondit Jean.—«Si l'un de nous laisse tomber une carte,» dit le diable, «il faudra qu'il la ramasse.—C'est convenu,» dit l'autre, et ils se mirent à jouer.
Au milieu d'une partie, le diable laissa tomber une de ses cartes et dit à Jean de la ramasser. «Non,» dit Jean, «il a été convenu que celui qui laisserait tomber une carte la ramasserait lui-même.» Le diable n'eut rien à répondre, et, au moment où il se baissait pour ramasser sa carte, Jean prit sa baguette et lui en donna fort et dru sur les épaules. Le diable criait comme un aveugle, mais les coups pleuvaient toujours.
Quand il fut bien rossé, Jean lui dit: «Si tu en as assez, renonce par écrit à ce château.» Le diable s'empressa de faire un écrit qu'il signa. Il se croyait déjà libre; mais Jean, qui se méfiait, prit le billet et le jeta dans le feu, où il flamba. «Comment!» dit le diable, «voilà le cas que tu fais de ma signature!—Ton billet ne valait rien,» dit Jean, et il recommença de plus belle à battre le diable, qui criait comme un diable qu'il était. Le billet fut refait, et, cette fois, en bonne forme.
Alors Jean fit dans la fenêtre avec sa baguette un petit trou, comme un trou de souris, et dit au diable: «C'est par là que tu vas déloger.» L'autre prétendit d'abord que c'était impossible, puis il demanda au jeune garçon de le pousser par les pieds. Jean le poussa donc; mais le diable lui donna un grand coup de pied dans la figure et s'enfuit.
Resté seul, Jean, qui était fatigué, avisa dans la chambre un beau lit garni de perles, de rubis, d'émeraudes et de diamants; il s'y coucha et s'endormit profondément.
Cependant la princesse et une petite négresse, sa servante, étaient venues aux écoutes dans la cour du château; elles avaient entendu de loin le bruit de la dispute et croyaient que Jean était mort. Le matin, la petite négresse entra dans le château pour voir ce qu'il était devenu. «Monsieur Jean,» dit-elle, «où êtes-vous?» Jean s'éveilla en sursaut, et, apercevant la négresse, il crut que c'était encore le diable; il lui tira un coup de fusil et la tua. La princesse, bien affligée de la mort de sa servante, entra à son tour et appela Jean. «Ah! c'est vous, ma princesse,» dit-il. «Qu'avez-vous donc à pleurer?—Hélas!» dit la princesse, «vous venez de tuer ma servante.—Excusez-moi,» répondit Jean, «j'ai cru voir encore le diable.»
La princesse remercia Jean d'avoir délivré son château et lui offrit sa main en récompense. Jean refusa. «Tant que je n'aurai pas eu peur,» dit-il, «je ne me marierai pas. Ne pensez plus à moi. Si je reviens ici, ce ne sera pas de sitôt: ce sera peut-être dans un an ou dix-huit mois, peut-être jamais. Je ne veux pas vous empêcher d'épouser quelqu'un de votre rang.» Il ne voulut accepter de la princesse qu'un mouchoir de soie en souvenir d'elle, et il se remit en route. Il acheta un cheval de trente-trois sous et trois liards, et arriva dans cet équipage à Paris, à l'hôtel des princes. Les princes qui se trouvaient là ne voulaient pas admettre à leur table un semblable aventurier; mais l'hôtesse, qui aimait autant son argent que celui des autres, refusa de le mettre à la porte.
On ne s'entretenait en ce moment à l'hôtel que de la fille du roi, qui devait être dévorée le lendemain par l'esprit malin. Jean recommanda qu'on l'éveillât de bonne heure. Aussitôt levé, il fit un bon déjeuner et sortit de l'hôtel. Les rues étaient pleines de gens qui se rendaient à l'église, où l'on devait chanter le Libera pour la princesse, comme si elle eût été déjà morte. Dans la rue Montmartre un grand échafaud était dressé, et la princesse était sur cet échafaud. Jean y monta et dit à la princesse, en lui remettant un papier: «Ma princesse, prenez cette lettre. Quand le diable s'avancera pour vous saisir, présentez-la lui comme venant du roi votre père. Je me charge du reste.»
Cela dit, il mit son étole, et, devenu invisible, il attendit le diable, qui ne tarda pas à arriver en criant: «Ah! la bonne petite fille que je vais manger! Comme elle est jeune et tendre!» La princesse, toute tremblante, lui présenta le papier. Pendant qu'il s'arrêtait à le considérer, Jean reconnut que c'était ce même diable qu'il avait chassé du château, et tomba sur lui à coups de baguette. Le diable, furieux, aurait bien voulu se jeter sur celui qui le maltraitait ainsi, mais il ne voyait personne; il poussait des hurlements épouvantables, si bien que les gens qui étaient au pied de l'échafaud, croyant entendre les cris de la princesse, étaient remplis d'horreur.
Jean força le diable à descendre, et, l'ayant attaché à un tronc d'arbre qui se trouvait à côté de l'échafaud, il lui fit faire un écrit par lequel il renonçait à la princesse. Voulant s'assurer que le billet était bon,—car il avait ses raisons de se méfier,—il donna sa baguette à la princesse, et lui recommanda de toujours frapper jusqu'à ce qu'il fût de retour. Il entra dans la boutique d'un forgeron et jeta le billet dans le feu de la forge; le billet brûla aussitôt. Quand il revint près du diable, celui-ci n'était plus retenu à l'arbre que par une de ses griffes. Jean le rattacha plus solidement, lui fit écrire un autre billet et dit à la princesse de bien tenir le diable pendant que lui-même irait faire l'épreuve du billet, et de ne pas épargner les coups de baguette. Cette fois le billet, jeté dans le feu, ne brûla pas. A son retour, Jean dit au diable: «Maintenant tu vas entrer dans ce sac à avoine.» Aussitôt le diable s'y blottit, sans souffler mot.
La princesse remercia Jean de l'avoir délivrée. Elle lui fit présent d'un mouchoir de soie sur lequel étaient son portrait et ceux de son père et de sa mère, des princes ses frères et des princesses ses sœurs, et elle lui dit qu'elle l'épouserait, s'il le voulait. «Non,» dit Jean. «Tant que je n'aurai pas eu peur, je ne me marierai pas. Adieu, ma princesse. Peut-être, dans un an ou dix-huit mois, repasserai-je par ici.» Il chargea sur ses épaules le sac où il avait enfermé le diable et alla le jeter dans la Seine; après quoi, il quitta Paris.
Un an se passa. Jean se dit un beau matin: «Il est temps de retourner à Paris.» Il se mit en route, et, arrivé à Paris, il descendit encore à l'hôtel des princes, où il vit les apprêts d'un grand festin. Toute la ville était en liesse. «Que veulent dire ces réjouissances?» demanda-t-il à un jeune homme qu'il trouva dans la salle à manger. Celui-ci lui répondit: «Il y a un an, à pareil jour, on préparait les funérailles de la princesse, et aujourd'hui on va célébrer ses noces avec celui qui l'a délivrée.—Et qui donc l'a délivrée?» demanda Jean.—«C'est moi,» répondit le jeune homme. «Je l'ai délivrée de l'esprit malin. Et, pour preuve, voici le mouchoir qu'elle m'a donné.» (Il s'était fait faire un mouchoir tout semblable à celui que la princesse avait donné à Jean.)—«S'il en est ainsi,» dit Jean, «tant mieux pour vous.»
Cependant le roi conduisait sa fille à l'église, où, au lieu du Libera, on devait chanter le Te Deum. Jean, vêtu de sa blouse, alla se mettre sur le passage du cortège. La princesse l'aperçut et dit au roi: «Mon père, voilà celui qui m'a délivrée.» Aussitôt le roi donna ordre au cortège de reprendre le chemin du château, au grand étonnement de la foule, qui se demandait si le roi ne perdait pas la tête. Jean, appelé devant le roi, lui raconta comment les choses s'étaient passées, et lui montra le mouchoir dont la princesse lui avait fait présent. Le roi voulait faire mettre à mort le jeune homme qui l'avait trompé; mais Jean demanda qu'on ne lui fît pas de mal, et il s'employa même pour le marier avec une dame d'honneur de la princesse. Quant à lui, il dit que, tant qu'il n'aurait pas eu peur, il ne voulait pas se marier.
Le roi déclara qu'il voulait à toute force qu'on fît peur à Jean; mais personne n'en savait le moyen. Enfin le premier ministre[99] dit qu'il fallait rassembler tous les moineaux de Paris et les enfermer dans un pâté: on présenterait le pâté à Jean en le priant de l'ouvrir. Ainsi fut fait. Quand on fut à table, on présenta le pâté, d'abord au roi, puis à tous les invités; mais chacun s'excusa, disant que c'était à Jean de l'ouvrir. Jean refusa d'abord. On insista. Il céda enfin et enleva le couvercle du pâté; aussitôt un moineau lui sauta à la figure. Jean tressaillit. «Ah!» dit le roi, «vous avez eu peur!» Jean ne voulait pas en convenir; mais tous les convives lui dirent que certainement il avait eu peur, et qu'il n'avait plus de raisons pour refuser de se marier. Finalement Jean consentit à épouser la princesse, et les noces se firent en grande cérémonie.
NOTES:
[99] La personne dont nous tenons ce conte disait: «le grand-vizir, le premier ministre.»
REMARQUES
Nous ne connaissons qu'un petit nombre de contes où se trouvent réunies les différentes parties qui composent le nôtre.
Nous citerons d'abord un conte de la Flandre française, recueilli par M. Ch. Deulin et intitulé Culotte-Verte, l'Homme-sans-Peur: Gilles, surnommé Culotte-Verte, se donne lui-même le nom de l'Homme-sans-Peur. Il fait enrager tout le monde; il dédaigne surtout les femmes et dit souvent qu'il ne se mariera que lorsqu'il aura eu peur. Son frère, un soir, veut le mettre à l'épreuve. Il dit à leur mère d'envoyer Culotte-Verte chercher une cruche d'eau à une fontaine, près du cimetière. Culotte-Verte part et rencontre en chemin un fantôme blanc, qui ne veut pas se ranger sur son passage; il lui casse sa cruche sur la tête. Il reconnaît alors son frère, et, croyant l'avoir tué, il passe en Belgique, où il fait le métier de colporteur; mais il est possédé de la passion du jeu et ne fait pas de bonnes affaires. Un jour, dans un village, il n'a pas d'argent pour se loger à l'auberge. On lui dit qu'il ne trouvera de place que dans un certain château, abandonné à cause des revenants. Avant qu'il entre dans ce château, on lui donne un bâton de bois d'aubépine, qu'il casse comme une allumette. Il en fait autant d'un bâton de bois de chêne. Le forgeron forge une barre de fer grosse comme le petit doigt, puis une autre grosse comme le pouce; elle sont brisées aussi. Culotte-Verte se décide, faute de mieux, à en accepter une troisième, grosse comme le poignet d'un enfant de trois ans. Puis il se fait donner du bois, de la chandelle, de la bière et tout ce qu'il faut pour faire des crêpes, ainsi qu'un jeu de cartes et du tabac. Arrivé au château, il allume du feu et se met à faire ses crêpes. A minuit, une voix qui paraît venir du haut de la cheminée dit: «Tomberai-je? ne tomberai-je pas?» Il tombe une jambe. Culotte-Verte la jette dans un coin. Puis il tombe une autre jambe; puis un bras; puis encore un autre; puis le tronc d'un homme; enfin la tête. Culotte-Verte dit que cela lui fera un jeu de quilles. Mais les membres se rejoignent. Le revenant joue aux cartes avec Culotte-Verte et le conduit ensuite dans les souterrains du château, où il lui montre, sous une grande pierre, trois pots remplis de florins d'or. Il lui apprend qu'il a volé jadis une partie de cet or au comte de Hainaut, et que son âme est condamnée à hanter le château jusqu'à restitution. Il dit à Culotte-Verte de porter au comte deux des pots et de garder le troisième. Culotte-Verte s'en va à Mons, résidence du comte; il trouve la ville dans la consternation. Il y a près de là un dragon auquel il faut livrer tous les ans une jeune fille. Le sort est tombé sur la fille du comte, et celui-ci l'a promise en mariage au vainqueur du dragon. Culotte-Verte tente l'aventure, bien qu'il ne veuille pas se marier avant d'avoir eu peur. Il abat d'abord une aile au dragon avec sa barre de fer, puis l'autre aile, puis la queue et enfin la tête. Il laisse la jeune fille s'en retourner seule. Elle s'égare et rencontre un carbonnier (un mineur). Cet homme lui fait jurer de dire au comte que c'est lui qui a tué le dragon, la menaçant, si elle refuse, de la jeter dans un four à coke. Tout le monde au château se réjouit, excepté la fille du comte. Arrive Culotte-Verte, qui apporte au comte les deux pots d'or et déclare que c'est lui et non le carbonnier qui a délivré la jeune fille. Le comte dit que le sort des armes en décidera. Au bout d'un instant de combat, Culotte-Verte tue le carbonnier; mais il refuse d'épouser la jeune fille, puisqu'il n'a pas encore eu peur. Le comte fait en vain tirer l'artillerie pour l'effrayer. Alors la jeune fille fait apporter un pâté et prie Culotte-Verte de l'ouvrir. A peine a-t-il soulevé le couvercle, que le canari de la jeune fille lui saute à la figure. Il fait un léger mouvement d'effroi. Alors il épouse la fille du comte[100].
Un conte de la Bretagne non bretonnante (Sébillot, I, nº 11), tout en ressemblant moins pour l'ensemble à notre conte que le conte flamand, présente certains traits qui s'en rapprochent davantage. Entre autres aventures, Jean-sans-Peur passe la nuit dans une chapelle abandonnée où se trouvent trois pendus. Jean les malmène fort, parce qu'en s'entrechoquant ils l'empêchent de dormir. L'un des pendus le prie de ne pas le frapper et lui indique la place où sont cachés les trésors de l'église que lui et ses compagnons ont volés, lui demandant de les restituer au prêtre. Jean fait la commission. Le prêtre lui offre de l'argent, mais Jean le prie de lui donner seulement son étole, pour qu'il puisse repousser les embûches du démon et détruire les enchantements (on se rappelle l'étole du conte lorrain).—Vient ensuite la nuit passée dans le château hanté par des lutins. Jean fait une partie de cartes avec trois diables. Le plus jeune laisse tomber une carte et dit à Jean de la ramasser (encore un trait de notre conte). Jean refuse. Pendant que le diable se baisse pour ramasser sa carte, Jean lui passe autour du cou l'étole du prêtre. Le diable, que l'étole brûle comme un fer rouge, consent, pour en être débarrassé, à signer un écrit par lequel il s'engage, en son nom et au nom des siens, à ne plus revenir au château. De plus, dans sa joie d'être délivré de l'étole, il montre à Jean une cachette où se trouve une barrique remplie de pièces d'or.—Nous arrivons à l'épisode de la princesse exposée à la Bête à sept têtes. Après avoir tué la bête, Jean coupe les sept langues et laisse la princesse s'en retourner seule à la ville. La nuit étant venue, il se couche en pleins champs. Tandis qu'il est encore à dormir bien après le lever du soleil, une hirondelle lui effleure la figure du bout de son aile. Jean se réveille brusquement en frissonnant un peu, et, voyant l'oiseau qui fuit, il dit: «Ah! je ne savais pas jusqu'à présent si la peur était à plumes ou à poil; je vois maintenant qu'elle est à plumes.»—Au moyen des sept langues de la bête, Jean confond l'imposture d'un individu qui s'est donné pour le libérateur de la princesse.
L'épisode de la princesse délivrée par le héros se trouve encore dans deux autres contes de ce type: un conte du Tyrol allemand (Zingerle, I, nº 21), où le héros empoisonne le dragon au moyen de boulettes qu'il lui jette, et dans un conte hessois (Grimm, III, p. 10). Le conte tyrolien et, très probablement, le conte hessois, sommairement résumé par G. Grimm, n'ont pas le dénouement du conte lorrain et des deux contes que nous venons de voir.
⁂
Nous rappellerons que nous avons étudié, dans les remarques de nos nos 5, les Fils du Pêcheur, 37, la Reine des Poissons, et 54, Léopold, ce thème de la princesse exposée au dragon. Notre Jean sans Peur a rattaché plus étroitement que les autres contes similaires ce thème au thème principal de l'Homme sans peur, en faisant du monstre auquel est livrée la princesse le diable lui-même à qui le héros a déjà eu affaire.
Notons que, dans un conte indien du Bengale, analysé dans les remarques de notre nº 5, les Fils du Pêcheur (I, pp. 76, 77), ce n'est pas à un dragon, mais à une rakshasi (sorte de démon, ogresse), que le roi s'est obligé, pour empêcher un plus grand mal, à livrer chaque soir une victime humaine[101].
⁂
Nous indiquerons maintenant les contes de ce type qui sont les plus complets après ceux que nous avons cités, en ce sens qu'ils ont le dénouement de notre Jean sans Peur.
Dans un conte portugais (Coelho, nº 37), un jeune homme s'en va à la recherche de la peur. Un jour, il se loge dans une maison que les propriétaires ont abandonnée parce qu'il y revient des esprits. Pendant la nuit, il entend une voix qui dit: «Je tombe.—Eh bien! tombe.—Tomberai-je d'un seul coup ou par morceaux?—Tombe par morceaux.» Une jambe tombe d'abord, puis d'autres membres, qui se rejoignent et forment un corps. Le revenant prie le jeune homme de dire à sa veuve de faire une certaine restitution; alors il recouvrera la paix. Il lui indique également la place d'un trésor. Le jeune homme va trouver la veuve, qui lui fait mille remerciements et lui offre la main de sa fille; mais il ne veut pas se marier. Au moment de son départ, la jeune fille lui donne, comme marque de sa reconnaissance, un panier couvert. Le jeune homme l'ouvre en route, et deux colombes lui sautent à la figure. Alors il sait ce que c'est que la peur; il retourne sur ses pas et épouse la jeune fille. (Il y a ici une altération, le don du panier couvert ayant été fait sans intention de faire peur au héros.)
Dans le conte allemand nº 4 de la collection Grimm, la princesse, que le héros a épousée après avoir délivré un château hanté par des esprits, finit par s'impatienter de l'entendre se plaindre continuellement de n'avoir jamais eu peur; une nuit, pendant qu'il dort, elle verse brusquement sur lui un seau d'eau dans lequel frétillent des goujons. «Ah!» s'écrie-t-il, «maintenant je sais ce que c'est que la peur!» (Dans un conte de la Basse-Autriche, publié dans la Zeitschrift für deutsche Philologie, t. VIII, p. 84, la princesse verse sur Jean, pendant son sommeil, un seau d'eau glacée.)—Dans un conte lithuanien (Schleicher, p. 79), un jeune homme, qui s'est mis en route pour apprendre ce que c'est que la peur, revient chez lui, après diverses aventures effrayantes, sans être plus avancé. Une vieille mendiante conseille à ses parents de verser brusquement sur lui pendant son sommeil un seau d'eau froide. On le fait, et il a peur.—M. de Gubernatis (Zoological Mythology, I, p. 202) parle d'un conte russe, «dans lequel rien ne peut effrayer le héros, ni les ombres de la nuit, ni les brigands, ni la mort; mais un petit poisson ayant sauté sur sa poitrine, pendant qu'il est endormi dans son bateau de pêche, il est terrifié et tombe dans l'eau, où il périt.»—M. de Gubernatis a recueilli dans ses Novelline di Santo Stefano un conte toscan (nº 22), où Jean sans Peur (Giovannin senza Paura) meurt de peur en voyant son ombre.
Les contes qu'il nous reste à rapprocher du conte lorrain n'ont ni l'épisode de la princesse exposée au monstre ni le dénouement de Jean sans Peur. Nous y trouverons çà et là quelques traits de notre conte qui ne s'étaient pas encore présentés à nous: ainsi l'épisode du clocher, qui, parmi les contes cités jusqu'ici, ne figure que dans le nº 4 de la collection Grimm. Dans ce conte, le sacristain dit au père du jeune garçon qu'il saura bien faire peur à celui-ci. Il le prend chez lui, et, une certaine nuit, l'envoie sonner la cloche. Il va se mettre lui-même, enveloppé d'un linceul, dans l'escalier du clocher. Le jeune garçon crie par trois fois au prétendu fantôme: «Qui est là?» et ne recevant pas de réponse, il le jette en bas de l'escalier.—Dans un conte catalan (Rondallayre, III, p. 120), c'est un mannequin aux yeux de feu, placé dans le clocher par le recteur, que le jeune homme jette en bas de l'escalier; dans un conte suisse (Sutermeister, nº 3), un homme de paille. Dans ce dernier conte, le jeune homme est envoyé par son père le sacristain, non pour sonner les cloches, mais pour remonter l'horloge.—Enfin, dans un conte sicilien (Gonzenbach, nº 57), un squelette paraît tenir la corde des cloches. Ce conte sicilien, très incomplet, du reste, a un détail absolument identique à un trait du conte lorrain: la mère du jeune homme, qui n'en peut venir à bout, l'envoie chez un prêtre, son oncle, après avoir prié celui-ci de faire en sorte qu'il ait peur une bonne fois.—Dans un conte lithuanien (Leskien, nº 36), le jeune homme est envoyé, dans la même intention, par son père, chez le curé du pays. (Comparer encore la seconde partie d'un conte italien, nº 12 de la collection Comparetti).
⁂
L'épisode du château ou de la maison hantée par des esprits, avec les membres d'homme qui tombent par la cheminée, figure, indépendamment du conte flamand et du conte portugais ci-dessus résumés, dans le conte catalan, dans le conte suisse, dans le conte allemand de la collection Grimm, dans le conte toscan, et dans le conte italien de la collection Comparetti.
Nous avons trouvé en Orient, dans un livre sanscrit que nous avons déjà eu occasion de citer précédemment, la Sinhâsana-dvâtrinçikâ (les «Trente-deux récits du Trône»), un passage tout à fait analogue à cet épisode de la cheminée. Voici ce passage (Indische Studien, t. XV, 1878, p. 435): Un marchand a fait bâtir une belle maison et s'y est installé. La nuit, comme il est couché, un génie, qui a pris domicile dans cette maison, se met à dire: «Hé! je tombe![102]» En entendant ces paroles, le marchand se lève tout effrayé; mais, ne voyant rien, il se recouche. La même scène se renouvelle deux fois encore. Le marchand ne peut fermer l'œil de la nuit. Ayant passé trois nuits de la même manière, il va trouver le roi Vikrama, et lui raconte cette histoire. Le roi se dit: «Assurément c'est un génie protecteur de cette magnifique maison qui parle ainsi pour éprouver les gens ou qui désire qu'il lui soit fait une offrande.» Et il dit au marchand: «Si tu as si peur dans ta maison, veux-tu que je la prenne pour moi et te rembourse l'argent qu'elle t'a coûté?» Le marchand s'empresse d'accepter la proposition. Le soir même, Vikrama va s'établir dans la maison. Pendant qu'il est couché, le génie se met à crier: «Hé! je tombe!—Tombe vite!» dit le roi. Aussitôt il tombe un homme tout en or. Et le génie qui logeait dans cet homme se rend visible au roi au milieu d'une pluie de fleurs, vante son courage et disparaît. Vikrama, le lendemain matin, prend l'homme d'or et retourne dans son palais.—Ce passage du livre indien a d'autant plus de ressemblance avec l'épisode en question, que, dans le conte toscan ci-dessus mentionné, c'est d'abord une moitié d'homme, toute d'or, qui tombe par la cheminée, puis un buste entier, également d'or.
Presque tous les contes que nous venons d'étudier ont un trait qui manque dans Jean sans Peur: le héros déterre un trésor dont les revenants ou les diables lui ont indiqué la place. Ce trait se trouve dans un autre conte de Montiers, la Baguette merveilleuse (nº 75).
Dans la plupart des contes de ce type où se trouve le jeu de quilles fait avec des ossements, ce n'est pas, comme dans notre conte, le héros qui a l'idée de jouer; ce sont des revenants.
Dans une variante hessoise (Grimm, III, p. 10),—où le héros a un bâton «avec lequel on peut battre tous les revenants», comme notre Jean sans Peur a sa baguette,—après avoir chassé les diables du château, il va se rafraîchir à la cave. Le roi envoie son confesseur pour voir ce qu'il est devenu, personne autre n'osant s'aventurer dans le château. A la vue de ce vieillard tout courbé et vêtu de noir, le jeune homme s'imagine que c'est encore un diable et le met sous clef.—C'est, au fond, la même idée que l'épisode de la petite négresse, dans notre conte. Cet épisode se trouve, du reste, à peu près identique dans un conte valaque, qui n'est pas du même type que le nôtre (Schott, nº 21). Dans ce conte, Mangiferu, qui a combattu toute sorte de mauvais esprits dans un château, tue trois nègres envoyés par l'empereur et qu'il prend pour des revenants.
NOTES:
[100] Dans une légende française intitulée Richard sans Peur (Journal des Demoiselles, année 1836, p. 11), le héros est envoyé par sa fiancée dans un cabinet obscur pour y prendre dans certain coffret une bobine de fil. Quand il ouvre le coffret, deux passereaux, que la jeune fille y a enfermés, s'en échappent, et Richard a peur pour la première fois de sa vie.
[101] Dans un conte oldenbourgeois (Strackerjan, p. 336), qui correspond, pour l'ensemble, à notre nº 37, la Reine des Poissons, le héros sauve, avec l'aide de ses trois chiens, une princesse livrée à un diable.—Comparer un conte croate (Krauss, I, nº 78), où se trouvent aussi le diable et les trois chiens.
[102] On se rappelle la voix qui dit dans le conte portugais: «Je tombe!»; dans le conte flamand: «Tomberai-je? Ne tomberai-je pas?»