Contes populaires de Lorraine, comparés avec les contes des autres provinces de France et des pays étrangers, volume 2 (of 2)
XLV
LE CHAT & SES COMPAGNONS
Un jour, un homme était allé dans une ferme pour y chercher cinq chats. Comme il les rapportait chez lui, l'un d'eux s'échappa, et l'homme ne put le rattraper.
Après avoir couru quelque temps, le chat rencontra un coq. «Veux-tu venir avec moi?» lui dit-il.—«Volontiers,» répondit le coq. Et ils s'en allèrent de compagnie.
Ils ne tardèrent pas à rencontrer un chien. «Veux-tu venir avec nous?» lui dit le chat.—«Volontiers,» dit le chien. Plus loin, un mouton se trouva sur leur chemin; le chat lui proposa de les suivre, et le mouton y consentit. Plus loin encore, un bouc se joignit à eux, puis enfin un âne.
A la nuit tombante, nos compagnons arrivèrent dans un bois. «Voyons,» dit le chat, «qui sera le plus tôt à ce grand arbre-là.» Ils se mirent tous à courir, mais le chat fut le premier à l'arbre; il y grimpa, et, regardant de tous côtés, il dit aux autres: «Je vois là-bas une clarté: c'est bien loin d'ici, il nous faut jouer des jambes.» Ils se remirent donc en route et arrivèrent près d'une maison habitée par des voleurs.
«Or ça,» dit le chat, «voici ce que nous allons faire: l'âne se placera ici, au bas de cette fenêtre; le bouc montera sur l'âne, le mouton sur le bouc, le chien sur le mouton et le coq sur le chien, et nous sauterons tous par la fenêtre.»
Aussitôt fait que dit: le chat sauta par la fenêtre, et, après lui, tous ses compagnons, avec un bruit épouvantable. Les voleurs, qui étaient couchés, se réveillèrent en sursaut, se disant les uns aux autres: «Qu'est-il arrivé?—Je vais me lever,» dit l'un d'eux, «et aller voir ce que c'est.»
Cependant le chat s'était blotti dans les cendres du foyer, le coq s'était mis dans le seau, le chien dans la maie à pain, le mouton derrière la porte, le bouc dans le lit et l'âne devant la porte, sur le fumier. Le voleur, s'étant levé, s'approcha de la cheminée pour allumer une allumette: le chat lui égratigna la main. Il courut au seau pour y prendre de l'eau: le coq lui donna un coup de bec. Il alla chercher un balai derrière la porte: le mouton lui donna un coup de pied. Il voulut se jeter dans le lit, car il avait la fièvre de peur: le bouc lui donna de ses cornes dans le ventre. Il ouvrit la maie à pain: le chien lui mordit la main. Il sortit devant la porte: l'âne lui donna un grand coup de pied dans le dos. Après quoi, les animaux quittèrent la maison.
Le lendemain matin, le voleur qui avait été si maltraité raconta son aventure à ses compagnons en s'en allant avec eux par la forêt: «Je me suis approché du foyer,» dit-il; «il y avait là un charbonnier qui m'a raclé la main avec sa harque[36]. J'ai voulu prendre de l'eau dans le seau: il y avait là un cordonnier qui m'a donné un coup de son alène. Je suis allé derrière la porte: il y avait là un charpentier qui m'a donné un coup de son maillet. Je me suis jeté dans le lit: il y avait là un diable qui m'a donné un grand coup de tête dans le ventre. J'ai ouvert la maie à pain: il y avait là un boulanger qui m'a pris la main avec sa manique[37]. Enfin, je suis allé devant la porte: il y avait là un grand ours qui m'a donné un grand coup dans le dos.»
Voilà ce que raconta le voleur à ses compagnons. Moi, je marchais derrière eux et je suis vite revenu à la maison.
REMARQUES
Nous rapprocherons du conte lorrain des contes recueillis dans la Haute-Bretagne (Sébillot, Littérature orale, p. 239; Contes, II, nº 63; comparer I, nº 57), en Westphalie (Grimm, nº 27; Kuhn, Westfælische Sagen, p. 229), en Suisse (Meier, nº 3), dans l'Autriche allemande (Vernaleken, nº 12), chez les Tchèques de Bohême (Waldau, p. 208), en Norwège (Asbjœrnsen, Tales of the Fjeld, p. 267), en Ecosse (Campbell, nº 11), en Irlande (Kennedy, I, p. 5), en Toscane (Pitrè, Novelle popolari toscane, nº 52), en Sicile (Gonzenbach, nº 66), en Catalogne (Rondallayre, II, p. 80), en Portugal (Braga, nº 125).
Dans plusieurs de ces contes (conte irlandais, conte suisse, conte westphalien de la collection Kuhn, second conte breton), il se trouve un homme en compagnie des animaux: ainsi, dans le conte irlandais, le fils d'une pauvre veuve s'en va chercher fortune et emmène avec lui un âne, un chien, un chat, un coq, dont il fait la rencontre; dans le conte suisse, un garçon meunier, qui a vieilli au service de son maître, quitte la maison sans être payé; les animaux de la maison, cheval, bœuf, chien, chat, oie, l'accompagnent.
Certains contes remplacent les voleurs par des bêtes sauvages. Ainsi, dans le conte catalan, le chat, qui s'en va à Rome pour se faire dorer la queue, s'établit avec ses compagnons, le coq, le renard et le bœuf, dans la maison de sept loups pour y passer la nuit. L'un des loups étant venu et ayant voulu allumer sa lumière (sic), il lui arrive à peu près les mêmes aventures qu'au voleur de notre conte.—Le conte portugais et les deux premiers contes bretons remplacent aussi les voleurs par des loups. Il en est de même, d'après M. Kœhler (Zeitschrift für romanische Philologie, III, p. 617), dans un conte de la région des Carpathes.—Dans le conte norwégien, un mouton, qui apprend qu'on l'engraisse pour le tuer, s'enfuit en emmenant avec lui un cochon. Ils rencontrent et prennent avec eux une oie, un lièvre et un coq. Ils se bâtissent une maison dans la forêt. Deux loups des environs veulent savoir si ce sont de bons voisins; l'un d'eux va dans la maison neuve demander du feu pour allumer sa pipe. Le mouton lui donne un coup qui le fait tomber la tête en avant dans le poêle; le cochon le mord; l'oie lui donne des coups de bec, etc. Le loup décampe au plus vite, et va raconter à son compagnon qu'un cordonnier a lancé contre lui sa forme à souliers, qui l'a fait tomber la tête la première dans un feu de forge; que deux forgerons l'ont battu et pincé avec des tenailles rouges, etc.
La plupart des autres contes ont les voleurs, avec le récit de ses mésaventures fait par celui qui a été envoyé en éclaireur. Dans le conte irlandais, par exemple, le capitaine des voleurs raconte qu'il a trouvé sur l'âtre de la cuisine une vieille femme occupée à carder du lin, qui lui a égratigné la figure avec ses cardes (le chat); près de la porte, un cordonnier, qui lui a donné des coups d'alène (le chien); au sortir de la chambre, le diable lui-même, qui est tombé sur lui avec ses griffes et ses ailes (le coq); enfin, en traversant l'étable, il a reçu un grand coup de marteau qui l'a envoyé à vingt pas (le coup de pied de l'âne).—Ce récit manque dans le second conte breton, dans le conte de l'Autriche allemande, dans le conte catalan, dans le conte toscan, et dans le conte sicilien, dont toute la fin, du reste, est complètement altérée.
Un poème allemand de la fin du XVIe siècle (1595), le Froschmeuseler, de Rollenhagen, a donné place dans un de ses épisodes à un conte analogue aux précédents. Les héros sont le bœuf, l'âne, le chien, le chat, le coq et l'oie. Ils s'emparent d'une maison bâtie au milieu d'une forêt et habitée, comme dans plusieurs contes indiqués plus haut, par des bêtes sauvages. C'est le loup qui est envoyé à la découverte, et il revient faire à ses compagnons le récit des désagréments qui lui sont arrivés.
⁂
Il se trouve dans la collection Grimm (nº 41) un autre type de conte qui a la plus grande analogie avec celui que nous étudions: Le coq et la poule s'en vont en voyage. Sur leur chemin ils rencontrent et prennent successivement avec eux dans leur voiture un chat, une meule de moulin, un œuf, un canard, une épingle et une aiguille. Ils arrivent chez «M. Korbes» et s'établissent dans la maison. Le coq et la poule se juchent sur une perche; le chat se met dans la cheminée; le canard, dans la fontaine de la cuisine; l'œuf s'enveloppe dans l'essuie-mains; l'épingle se fourre dans le coussin de la chaise; l'aiguille, dans l'oreiller du lit, et la meule s'installe au dessus de la porte. Rentre «M. Korbes». Il veut allumer du feu: le chat lui jette des cendres à la figure. Il court à la cuisine pour se laver: le canard l'éclabousse. Il va pour s'essuyer à l'essuie-mains: l'œuf roule, se casse et lui saute aux yeux. Il s'assied sur la chaise: l'épingle le pique. Il se jette sur le lit: c'est au tour de l'aiguille de le piquer. Il s'enfuit furieux; mais, quand il passe sous la porte, la meule tombe sur lui et le tue. (Comparer le conte espagnol de Benibaire, Caballero, II, p. 55.)
Dans l'extrême Orient, chez les tribus qui habitent la partie de l'île Célèbes appelée Minahasa, M. J.-G.-F. Riedel a recueilli un conte tout à fait de ce genre. (Voir la revue hollandaise Tijdschrift voor indische Taal-, Land-en Volkenkunde, uitgegeven door het Bataviaasch Genootschap van Kunsten en Wetenschappen, tome 17, Batavia, 1869, p. 311.) Voici le résumé de ce conte: Une pierre à aiguiser, une aiguille, une anguille, un mille-pieds (sorte d'insecte) et un héron sont grands amis. Un jour, ils veulent aller en pirogue, mais ils font naufrage. Arrivés tous enfin sur le rivage, ils se disent qu'il faudrait chercher un endroit où demeurer. Ils entrent dans un bois et arrivent à une maison, habitée seulement par une vieille femme. Ils lui demandent la permission de s'arrêter chez elle, et chacun s'installe à sa manière. La pierre à aiguiser se met par terre devant la porte au bas des degrés; l'anguille s'étend sur le seuil; le héron va se placer près de l'âtre; l'aiguille se glisse dans le ciel de lit; le mille-pieds, dans le vase en bambou où l'on conserve l'eau. Pendant que tout le monde dort, un rat ayant fait remuer le ciel de lit, l'aiguille tombe, et elle tombe juste dans l'œil de la vieille femme. Celle-ci se lève pour rallumer son feu, afin de voir ce qui est arrivé; mais le héron se met à battre des ailes si fort qu'il envoie des cendres plein les yeux de la vieille. Elle va chercher de l'eau pour se laver le visage; le mille-pieds la pique. Elle veut sortir de la maison, mais elle marche sur l'anguille et glisse en bas des degrés où elle tombe sur la pierre à aiguiser et se tue. Les cinq amis restent donc maîtres de la maison.
Au Japon, un conte analogue fait partie des petits livres à images que, de longue date, on met entre les mains des enfants. M. A. B. Mitford en a donné la traduction dans ses Tales of Old Japan (London, 1871, p. 264). Nous trouvons également ce conte, sous une forme plus nette, dans un livre récent sur le Japon (W.-E. Griffis, The Mikado's Empire. New-York, 1877, p. 491). En voici les principaux traits: Un crabe a fort à se plaindre d'un certain singe, qui, après lui avoir joué des mauvais tours, l'a finalement roué de coups. Vient à passer un mortier à riz, qui voyage avec une guêpe, un œuf et une algue marine, ses apprentis. Le crabe leur fait ses doléances, et ils lui promettent de l'aider à se venger. Ils marchent vers la maison du singe, qui justement est sorti, et, y étant entrés, ils disposent leurs forces pour le combat. L'œuf se cache dans les cendres du foyer, la guêpe dans un cabinet, l'algue marine près de la porte, et le mortier sur le linteau de cette même porte. Le singe, étant rentré et voulant se faire du thé, allume son feu: l'œuf lui éclate à la figure. Il s'enfuit en hurlant et veut courir à la fontaine pour apaiser sa douleur avec de l'eau fraîche; mais la guêpe fond sur lui et le pique. En essayant de chasser ce nouvel ennemi, il glisse sur l'algue, et le mortier, tombant sur lui, lui donne le coup de grâce. «C'est ainsi que le crabe, ayant puni son ennemi, s'en revint au logis en triomphe, et depuis lors il vécut toujours sur le pied d'une amitié fraternelle avec l'algue et le mortier. Y a-t-il eu jamais un aussi plaisant conte?»