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Contes populaires de Lorraine, comparés avec les contes des autres provinces de France et des pays étrangers, volume 2 (of 2)

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XXXVII
LA REINE DES POISSONS

Il était une fois un pêcheur. Un jour qu'il était à la pêche, il prit la reine des poissons. «Rejette-moi dans l'eau,» lui dit-elle, «et tu prendras beaucoup d'autres poissons.» Il la rejeta dans l'eau et prit en effet une grande quantité de poissons, si bien qu'il fit une bonne journée.

De retour à la maison, il dit à sa femme: «J'ai pris la reine des poissons; elle m'a promis que j'attraperais beaucoup de poissons si je la laissais aller. Je l'ai rejetée dans l'eau, et, en effet, j'en ai pris en quantité.—Que tu es nigaud!» dit la femme, «j'aurais bien voulu la manger. Il faudra me l'apporter.»

Le pêcheur retourna à la rivière et prit une seconde fois la reine des poissons. «Laisse-moi aller, pêcheur,» lui dit-elle, «et tu prendras beaucoup d'autres poissons.» Il la rejeta dans l'eau et revint chez lui après avoir fait une bonne pêche.

«Tu ne me rapportes pas la reine des poissons?» lui dit sa femme; «une autre fois j'irai avec toi, et je la prendrai.—Si je l'attrape encore,» répondit le pêcheur, «tu l'auras.»

Il jeta de nouveau le filet et ramena la reine des poissons. «Laisse-moi aller,» lui dit-elle, «et tu prendras beaucoup d'autres poissons.—Non, ma femme veut te manger.—Eh bien! qu'il soit fait selon votre désir; mais quand vous m'aurez mangée, mettez de mes arêtes sous la chienne, mettez-en sous la jument, et mettez-en aussi sous un rosier dans le jardin.»

Le pêcheur fit ce que lui avait dit la reine des poissons, et, le lendemain, étant allé dans le jardin, il trouva sous le rosier trois garçons déjà grands; il trouva trois chiens sous la chienne, et trois poulains sous la jument. Dans le cas où il arriverait malheur aux jeunes garçons, une rose devait tomber du rosier.

Un jour, l'aîné prit avec lui les trois chiens et se mit en route. Etant arrivé dans un village, il vit tout le monde en pleurs; il demanda ce qui était arrivé. On lui dit qu'une princesse allait être dévorée par une bête à sept têtes. Le jeune homme se fit indiquer l'endroit où l'on avait conduit la princesse; il la trouva qui pleurait près d'une fontaine. «Qu'avez-vous, ma princesse?» lui demanda-t-il.—«Hélas!» dit-elle, «je vais être dévorée par une bête à sept têtes.—Si je pouvais vous délivrer?» dit le jeune homme. «Pour moi, je ne crains rien, je n'ai pas d'âme à sauver[27]

La bête à sept têtes arriva bientôt. Le jeune homme, qui avait amené ses trois chiens, lança contre la bête le premier, nommé Brise-Vent. Après avoir combattu longtemps, Brise-Vent abattit trois têtes à la bête. «Je m'en vais,» dit-elle, «mais je reviendrai demain.»

Le lendemain, le jeune homme se rendit encore à la fontaine. «Oh!» dit la bête, «il est donc toujours ici!» Le jeune homme lança contre elle le second de ses chiens, Brise-Fer, qui lui abattit encore trois têtes. «Remettons la partie à demain,» dit-elle.

Le jour suivant, le jeune homme lança contre elle son troisième chien, Brise, qui n'était pas si fort que les autres, mais il n'y avait plus qu'une tête à abattre, et il l'abattit.

Quand la bête fut morte, la princesse invita le jeune homme à venir avec elle chez le roi son père; mais il refusa et s'en retourna chez lui.

Le roi fit publier à son de caisse que celui qui avait délivré la princesse vînt se présenter au château avec les sept têtes de la bête. Le plus jeune des trois frères aurait bien voulu les avoir; mais l'aîné les cacha et en fit faire de pareilles en bois. Le plus jeune prit celles-ci et les porta au roi, qui, voyant que ce n'étaient pas les vraies têtes, entra dans une grande colère et fit jeter le jeune homme en prison, disant qu'il serait pendu le lendemain.

Cependant le second des trois frères était allé se promener au jardin; il vit une rose tombée du rosier. «Il est arrivé malheur à mon frère,» se dit-il. Aussitôt il alla trouver le roi. «Que viens-tu faire ici?» lui dit le roi.—«Je viens pour délivrer mon frère.» Le roi ordonna qu'on le mît en prison lui-même, et qu'on le pendît le lendemain.

Une rose tomba encore du rosier. «Il faut,» se dit l'aîné, «qu'il soit arrivé malheur à mes deux frères.» Il prit les sept têtes et les sept langues de la bête et se rendit au château. «Que viens-tu faire ici?» lui demanda le roi.—«Je viens pour délivrer mes frères. Voici les sept têtes et les sept langues de la bête.—C'est bien,» dit le roi; «à cause de toi je leur ferai grâce, et tu épouseras ma fille.»

Le jeune homme épousa donc la princesse, et ses frères se marièrent avec deux dames d'honneur. Les parents ne furent pas oubliés, et tout le monde fut heureux.

NOTES:

[27] Voir les remarques.


REMARQUES

Ce conte est une variante de notre nº 5, les Fils du Pêcheur. Voir les remarques de ce conte.

Indépendamment de diverses altérations que l'on reconnaîtra aisément, il s'est introduit ici un élément nouveau qu'il faut signaler: nous voulons parler des trois chiens, dont chacun a son nom et qui tuent la bête.

A propos d'un conte italien de la Vénétie, du même genre que le nôtre (Widter et Wolf, nº 8), M. R. Kœhler a fait observer avec raison que ce trait appartient proprement à un type de contes différent de celui auquel se rapportent notre conte les Fils du Pêcheur et ses variantes. Dans les contes auxquels il fait allusion, l'idée générale est à peu près celle-ci: Un jeune homme, sur la proposition d'un inconnu, échange trois brebis, toute sa fortune, contre trois chiens, dont chacun est doué de qualités merveilleuses. Grâce à leur aide, il s'empare d'une maison habitée par des brigands, que ses chiens tuent, et s'y établit avec sa sœur. Celle-ci l'ayant trahi et livré à un des brigands échappé au carnage et qu'elle veut épouser, les trois chiens le sauvent. Ce sont eux encore qui tuent un dragon auquel est exposée une princesse.

Parmi les contes bien complets se rapportant à ce thème, on peut mentionner un conte tchèque de Bohême (Waldau, p. 469), un conte piémontais (Gubernatis, Zoological Mythology, II, p. 36), un conte toscan (Pitrè, Novelle popolari toscane, nº 2), un conte allemand de la principauté de Waldeck (Curtze, nº 2), et aussi un conte du «pays saxon» de Transylvanie (Haltrich, nº 24), dans lequel les chiens n'ont pas de noms.—D'autres contes sont plus ou moins altérés, plus ou moins complets, par exemple, un conte de la Basse-Bretagne (Luzel, Contes bretons, p. 23), deux contes allemands (Grimm, III, p. 104; Strackerjan, II, p. 331), un conte du Tyrol allemand (Zingerle, I, nº 8), un conte suédois (Cavallius, nº 13), un conte lithuanien (Schleicher, p. 4), un conte italien du Mantouan (Visentini, nº 15), un conte vénitien (Bernoni, I, nº 10), un conte portugais (Coelho, nº 49), un conte portugais du Brésil (Roméro, nº 23).

Si l'on examine les noms donnés aux chiens dans ces contes, on en trouvera qui ressemblent, parfois identiquement, à certains des noms du conte lorrain. Ainsi, dans le conte bohême, les noms sont «Brise, Mords, Attention!»; dans le conte allemand de la collection Grimm: «Arrête, Attrape, Brise-Fer-et-Acier (Bricheisenundstahl); ce dernier nom se retrouve dans les variantes allemandes des collections Curtze et Strackerjan. Dans le conte breton, c'est tout à fait «Brise-Fer», comme dans notre conte; de même dans le conte vénitien, Sbranaferro.—Enfin, on peut rapprocher de notre «Brise-Vent» le «Vite-comme-le-Vent» Geschwindwiederwind du conte du Tyrol allemand, et le «Cours-comme-le-Vent» du conte piémontais et du conte du Mantouan.

Le thème sur lequel nous venons de jeter un coup d'œil, le thème des Trois Chiens, si on veut lui donner cette dénomination, a, en commun avec le thème des Fils du Pêcheur, on a pu le remarquer, toute une partie: le combat contre le dragon et la délivrance de la princesse, parfois même la suite d'aventures se rattachant à ce combat (l'intervention d'un imposteur qui se donne pour le libérateur, et les moyens que prend le héros pour faire connaître sa présence à la princesse et ensuite pour démasquer l'imposteur). Les deux thèmes sont donc très voisins. Rien d'étonnant qu'un élément du thème des Trois Chiens se soit glissé dans le thème des Fils du Pêcheur. Cela s'est fait d'autant plus naturellement que, dans ce dernier thème, figurent déjà des chiens, nés du poisson merveilleux. Ces chiens, qui n'étaient qu'un accessoire, sont devenus, par suite de l'infiltration d'un élément de l'autre thème, des personnages importants, ayant chacun son nom et jouant un rôle obligé.

Quelques détails pour finir:

Dans notre conte, on a remarqué le curieux passage ou le jeune homme dit qu'il «n'a pas d'âme à sauver». Le récit indique bien ici qu'il est, comme les chiens, une incarnation de la reine des poissons.

Dans un conte du Tyrol italien (Schneller, var. du nº 28), et dans un conte portugais (Braga, nº 48), c'est le «roi des poissons» que prend le pêcheur.—Il en est de même dans un conte de la Haute-Bretagne (Sébillot, I, nº 18). De plus, dans ce conte breton, la plante qui doit se flétrir quand les jeunes gens seront en danger de mort, est un rosier, comme dans notre conte. Seulement, dans le conte breton, chacun des trois fils du pêcheur a son rosier.



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