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Histoire du XIXe siècle (volume 3/3) : $b III. Jusqu'à Waterloo

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CHAPITRE VI
LE CZAR PAUL. — SON AMOUR POUR LA FRANCE (1798-1800)

Si vous parlez aux Russes de leur czar Paul Ier, vous trouvez en eux une entente singulière pour continuer la même tradition, répéter les mêmes choses. Cela n’est point étonnant. Les intérêts qui créèrent cette tradition subsistent encore, et elle est soigneusement conservée par tous les intéressés, je veux dire par la haute classe peu nombreuse qui jusqu’ici a gouverné, possédé la Russie. Cette aristocratie, issue en partie d’étrangers de tant de races, a de mystérieux liens que rien ne lui fait oublier. Tous, dès qu’il s’agit de Paul, disent, répètent (de père en fils) les mêmes choses.

« C’était un esprit bizarre, un sauvage, dont les constants changements et le despotisme absurde, désespéraient tout le monde. Sa mort fut une délivrance, et l’on bénit ses assassins. »

Hors de Russie, c’est autre chose. Plusieurs de ceux qui vivaient alors, et virent les choses de près, sans nier les violentes disparates de ce caractère, ont fait un surprenant éloge de sa bonté, de son grand cœur, toute justice, toute pitié. On voit très bien que c’était peut-être le seul souverain loyal, généreux qui vécût alors. C’est pourquoi on l’a tué.

« C’était un barbare ! » Sans doute. Et cela nous fait réfléchir sur l’âme humaine, partout identique, et même souvent meilleure, excellente, chez ceux que nous appelons barbares.

Chez les Russes, dans leur grand mélange, il y a souvent des types physiques admirables, qui reviennent par moments avec toute la beauté scandinave et slave, et d’autres types qui reviennent avec la laideur tartare. Paul malheureusement fut de ces derniers[17]. Catherine, qui, dans la confusion de ses mobiles amours, l’avait eu on ne sait de qui, l’aima peu et le traita mal. La cour, qui s’en aperçut, imita l’impératrice. Paul fut l’objet d’une aversion universelle. Et les amants de sa mère la flattaient en avilissant son fils par le ridicule. On se cachait peu du souffre-douleur, du fils en qui la marâtre détestait son héritier.

[17] Son portrait du musée de Versailles est probablement une caricature.

Elle meurt enfin, et ses indignes courtisans ne trouvent en celui qu’ils outrageaient nulle haine, nulle amertume. Telle était sa grandeur de cœur.

Mais ce cœur était trop tendre, trop sensible, et il s’y abandonnait. On l’a vu pour nos émigrés. Quand ils affluèrent en Russie, et qu’ils contèrent la tragédie de Louis XVI, de Marie-Antoinette, Paul, ignorant leur trahison, leur appel à l’ennemi, eut un accès violent de pitié pour le roi, de haine pour la révolution. Il prit un vif intérêt aux princes que la révolution dépossédait, surtout au roi de Piémont, à la reine de Naples, qui, pour ainsi dire, embrassait ses genoux. De là la campagne d’Italie contre nos armées, alors faibles et manquant de tout.

Mais quand Paul, presque délaissé par l’Autriche, eut sa défaite de Zurich, si cruelle pour la gloire des Russes, il laissa la coalition.


Une autre cause appelait alors son âme chevaleresque.

Cette fois il était imploré par les puissances maritimes, Suède, Danemark, Hambourg, etc., indignement vexées, maltraitées des Anglais, qui ne respectaient guère davantage même la Prusse, même l’Espagne. Ainsi, devant le port de Barcelone, ils surprirent trois vaisseaux, par un stratagème honteux en ne montrant sur le pont que des officiers anglais déguisés en Espagnols.

Paul, obsédé par les victimes de cette indigne tyrannie, se ressouvint qu’en 1780 la Russie s’était mise à la tête d’une ligue pour la protection des neutres.

Cette question n’était pas moins que celle de la liberté des mers, tant débattue déjà au XVIIe siècle, le mare liberum des Hollandais, le mare clausum des Anglais : thèse qu’ils soutenaient d’abord pour leur sûreté dans les mers étroites d’Europe ; mais thèse cruellement tyrannique lorsque, maîtres des Indes, ils l’étendaient à toutes les mers, et prétendaient confisquer un élément. Ce prétendu droit de naviguer seuls librement, qui implique celui d’aborder à volonté partout, ne serait pas moins qu’un droit illimité sur les rivages mêmes, c’est-à-dire un droit d’usurper la terre.

Paul, prenant en main cette grande cause, se trouvait par cela même rapproché de la France, qui l’avait toujours défendue, et encore plus de Bonaparte, qui, après brumaire, lui avait renvoyé les soldats russes pris en Hollande avec les Anglais, renvoyé honorablement, avec des habits neufs et avec leurs drapeaux.

Cette politique habile, généreuse et flatteuse toucha Paul. Bonaparte avait envoyé à Pétersbourg une actrice et une autre femme spirituelle et adroite qui intriguaient pour le parti français, sous la protection de Rostopchine, homme très fin, à qui se fiait l’empereur, avec raison ; Rostopchine était un vrai Russe, et non pas sans habileté.

Toute cette cour était divisée par une grande question. Paul, haï par sa mère et maltraité, était d’autant plus Russe de cœur, et ennemi de cette succession flottante qui, admettant les femmes au trône, pouvait à chaque instant y appeler une étrangère.

Sa marâtre lui avait fait épouser d’abord une Hessoise, galante et perfide. Veuf bientôt, il épousa une princesse de Bade, vertueuse et de grand mérite, qui eut d’autant plus d’influence sur ses fils.

Paul, vrai Slave, vrai Russe, changeant et violent, bon pour les émigrés, n’était pas cependant le centre des étrangers, de la colonie allemande, anglaise, hollandaise, si puissante depuis Pierre le Grand. Elle devait regarder plutôt vers l’Allemande, qui peut-être régnerait un jour comme Catherine avait régné. Règne infiniment utile au commerce et aux étrangers en général, aux grands seigneurs à qui profitait le commerce anglais. Après Paul, personne ne se fût soucié de la protection des neutres et de la liberté des mers.

Le czar avait pris un parti décisif, qu’on trouva despotique, mais qui était au fond d’un bon patriote. Il voulut que les Russes régnassent seuls en Russie, et qu’on ne vît plus une étrangère, comme Catherine, imposer à l’empire le joug des étrangers. L’aîné des mâles dut seul régner. Cela excluait l’impératrice de la succession.

Se plaignit-elle ? On ne le voit pas. Mais son parti inspira tant de défiance à Paul, qu’il fit murer les portes qui, de son appartement, conduisaient chez elle. Puis il se fit bâtir un nouveau palais, où les communications étaient de même interrompues.

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