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Histoire du XIXe siècle (volume 3/3) : $b III. Jusqu'à Waterloo

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CHAPITRE X
GRAINVILLE. — LE DERNIER HOMME

On n’a de ce livre qu’une ébauche en prose ; l’auteur mourut lorsqu’il avait à peine commencé à le versifier. Cette esquisse fut publiée d’abord par le libraire Déterville, à qui Bernardin de Saint-Pierre l’avait recommandée. Elle a été plus tard réimprimée par Nodier.

Cependant, comme ces deux éditions sont fort rares, j’en fis moi-même un extrait en 1850, que j’insérai dans mes Légendes de la démocratie.

L’originalité de l’ouvrage n’est pas seulement sa sombre grandeur. C’est sa conception, l’idée qui en fait le nœud même, idée de sublime théologie que les plus grands génies n’avaient pas éclaircie.

Homère a dit que le monde, les dieux, les hommes, étaient suspendus à une chaîne que porte la main de Dieu (Jupiter). Mais quelle est cette chaîne ? Personne ne l’avait expliqué.

Dante ne le put, avec sa théologie subtile et ses belles colères. Shakespeare non plus, avec sa fantaisie flottante entre les brumes d’Hamlet et l’iris nuancé de ses féeries.

Grainville a percé davantage. Et, dans un cœur profond, et creusé par le désespoir, il a le premier vu la chaîne par laquelle le monde est soutenu à la main de Dieu.


Dans l’hiver de 1804, le dur hiver du sacre, on pouvait voir à Amiens une maison misérable dont personne n’approchait. Elle était interdite en quelque sorte, frappée de réprobation et sous l’excommunication publique. — On la montrait de loin. — L’herbe poussait librement dans l’humide ruelle où elle se trouvait, et devant la porte presque toujours close. Sans le clapotement des eaux sales du canal qui passe derrière et qui apporte les légumes des jardiniers des environs, nul bruit n’eût averti que cette solitude maudite se trouvait au milieu d’une grande et populeuse ville.

Les hôtes de cette maison de malheur étaient un homme, une femme, du même âge, d’à peu près soixante ans. L’un ou l’autre sortait le matin, et l’on pouvait les voir : ils allaient chercher près de là du pain ; un peu de tourbe, triste chauffage du pauvre ; puis rentraient vite, comme des ombres qui craignent le jour et le soleil.

Rien pourtant, à les voir, n’expliquait l’anathème sous lequel ils passaient leur vie. La figure douce de la femme inspirait plutôt l’intérêt ; celle de l’homme, singulièrement noble, dans son extrême misère, étonnait par un caractère habituel de distraction et de rêverie.

Quelle malédiction pesait donc sur cet homme ? Pourquoi le fuyait-on ? Avait-il les mains souillées de crimes ? Était-il marqué du signe du meurtre ? Ou bien encore était-ce un de ces violents patriotes qui firent à la liberté de sanglantes hécatombes, et que la réaction poursuivit si cruellement à son tour ? Non, c’était au contraire une victime de la Terreur.

Prêtre avant la révolution, Grainville (c’était son nom) avait cherché sa sûreté dans le mariage. Il épousa une parente pauvre, mais d’un esprit cultivé, d’un caractère résigné et doux ; union austère, formée sous les auspices de la nécessité, et qui n’eut pas de fruit.

Grainville avait eu quinze cents livres de rente et les avait perdues. Il ouvrit une petite pension qui, dans la destruction de tous les anciens établissements, réussit d’abord à le faire vivre. Bientôt, revinrent tous les ennemis de la révolution, amnistiés par elle, implacables pour elle. Les prêtres reprirent leur ascendant. Un nouveau terrorisme en sens inverse, s’exerça sur tous ceux qu’on croyait révolutionnaires. — On ne guillotinait pas, on affamait. Les femmes furent en ceci les violents auxiliaires des prêtres, les instruments impitoyables de la persécution. La grande dame dit qu’elle n’enverrait plus aux boutiques des gens sans religion. La bourgeoisie suivit ; elle n’eût pas fait mettre une planche, une vitre, un clou, par des ouvriers mal pensants. Qu’on juge de la guerre qu’on fit au prêtre marié ! Son école devint un désert ; les élèves partirent un à un, le maître resta seul.

Seul, littéralement seul, et sans voir un visage humain. Amis et connaissances, mal notés à cause de lui et participant au même interdit, s’éloignèrent peu à peu ; à regret, mais ils ne pouvaient se faire absoudre et rentrer dans le monde qu’en fuyant l’homme condamné. Sa solitude fut profonde, celle du captif au cachot. Supplice étrange d’un homme libre en apparence, et en réalité tenu au secret, à qui la société dit : « Tu peux aller, venir, d’accord ; toujours tu seras seul, tu ne trouveras personne qui échange un mot avec toi… Tu ne parleras plus et tu n’entendras plus. » Grainville, dans ses douloureux écrits, a célébré comme la première des félicités le bonheur de voir des hommes et l’entendre la parole humaine.

Celui qui avait au cœur un si tendre sentiment de l’humanité, on l’a fait mourir solitaire et comme une bête sauvage !

Quand on sait ce qu’étaient alors les villes de province (et la plupart n’ont pas beaucoup changé), on comprend sans peine les effets d’une telle conspiration. Pour Amiens, quelques changements extérieurs qu’ait pu y faire le mouvement industriel, il est resté le même. C’est toujours l’antique Amiens, pesamment assis sur la Somme, avec sa forte cathédrale qui plane et domine tout. Maisons, jardinages et tourbières, tout le reste est au-dessous, dans les eaux et le brouillard. Peu, très peu de mouvement. Ce qu’il y a de librairie est ecclésiastique. Dans une courte promenade, j’y trouvai trois imprimeurs, le premier celui de l’évêque, le second celui de la Gazette du clergé, la boutique du troisième n’étalait que des Sacrés-Cœurs.

Il n’y a guère de populations plus misérables au monde que celles du bas Amiens. Les femmes qui cousent les sacs travaillent seize heures pour dix sols et encore elles fournissent le fil et la lumière. Tout cela est entassé dans des ruelles misérables, d’étroites habitations, dont chacune est divisée entre plusieurs ménages. Des canaux dormant le long des ruelles s’élève une brume éternelle, qui, dans la mauvaise saison, doit moisir, transir ces tristes demeures, monotones autant que malsaines. Ces brumes semblent l’ennui même palpable et visible. Je me disais en passant : « Si le dégoût de la vie doit venir aisément à l’homme, c’est ici… » Qui soutient ces populations ? L’eau-de-vie, tout en les abrutissant. Elle leur donne des moments d’oubli, et cette mort passagère leur fait attendre en patience le bienfait désiré d’une mort définitive.

Grainville résista longtemps à cette attraction de la mort. Il lutta par le travail, s’obstina à l’espérance, se dit, se redit qu’une âme où couvait une grande pensée ne pouvait mourir. Il lutta par la tendresse et le cœur, se reprochant de laisser sans ressource cette femme, cette sœur, cette personne innocente et résignée, qui ne se plaignit jamais, n’accusa jamais, ne versa jamais que des larmes muettes. La situation d’un homme forcé de vivre uniquement parce qu’il aime, rivé par le cœur à la vie devenue intolérable, est précisément ce qui influa sur le génie de Grainville ; s’il n’en tira pas la force de résister au suicide, il lui dut l’inspiration du poème qui l’immortalisa.

Le sujet de son poème, c’est le Dernier homme, ou si l’on veut, la mort du monde ; c’est le récit de la lutte suprême du génie de la Terre, parvenu à la fin des temps, épuisé, condamné, qui, contre sa sentence, s’obstine à vivre, et s’efforce pour vivre, de continuer l’amour entre les hommes, de faire qu’on aime encore ; car, dit le sublime poète, tant qu’il reste un couple ici-bas pour aimer, la terre ne peut finir.

Grainville avait couvé toute sa vie ce poème de la mort.

Né au Havre, comme Bernardin de Saint-Pierre, (qui avait épousé sa sœur), il eut de bonne heure l’Océan sous les yeux ; son action destructrice sur les côtes, la démolition, la décomposition successive qu’il fait de nos falaises. Tristes ruines où l’on croit voir les os de la terre arrachés et tirés au jour par l’éternelle morsure de l’élément sauvage. Il n’avait pas seize ans que déjà, frappé de cette fin future, infaillible, du monde, il dit à la terre : « Tu mourras. »

Né noble, Grainville appartenait à l’ancienne société, qui allait périr ; il était de la classe qui en représentait la triste caducité. La noblesse de France (c’est M. de Maistre qui en fait la remarque) était une classe physiquement dégénérée, dégradée, amoindrie.

Noble, mais pauvre, Grainville fut fait d’Église, affublé d’une robe, condamné à l’hypocrisie. Jeune homme ardent, passionné, il avait trop visiblement une tout autre vocation. Pour briser la nature, la faire taire et la démentir, il eût fallu la foi, une foi fixe et forte. Grainville ne trouva dans l’Église qu’une école d’incrédulité. Son camarade au séminaire de Saint-Sulpice était le moins croyant des hommes, un calculateur politique, le muet, le sournois Sieyès. Ce personnage étrange, qui devait formuler la révolution comme victoire du nombre, vit dans les hommes des chiffres ou des atomes, voulant toujours de ces atomes édifier géométriquement les froids sépulcres qu’il appelait des constitutions. Vrai politique de la mort.

Voilà Grainville prêtre, prédicateur, déclamant à grand bruit ce qu’il tâche de croire, parlant haut, criant fort, pour se persuader lui-même. Le voilà, comme les autres, aboyant contre les philosophes, et niant la raison. Il répond en ce sens à une question posée par une académie ; il imite tristement Rousseau.

Un matin, cette vie fausse et ce rôle convenu lui deviennent insupportables. Sa franchise naturelle l’emporte. Il se lasse d’être une robe, au lieu d’être un homme. Il déchire cette robe, laisse la chaire, ses petits succès, les coteries de corps et de pays, abandonne Amiens, court à Paris et fait un drame. C’était à la veille de 89.

Étrange destinée de cet homme ! A peine il frappe aux portes de cette société, à peine il y entre, elle s’écroule ; ce n’est plus que poussière.

Et le jeune géant qui sort de ses ruines, la Révolution, dans son inexpérience enfantine, croit qu’en brisant le trône on pourra conserver l’autel. Elle rétablit les élections des premiers siècles de l’Église, elle abaisse le prélat et relève le prêtre ; les meilleurs prêtres, elle les appelle, leur fait prêcher l’égalité en Dieu. Grainville retourne à l’Église purifiée, il entre dans la chaire, il y parle… La chaire fuit sous lui ; l’Église lui tombe sur la tête… La Révolution elle-même la brise, la démolit, elle la met en poudre. Il lui faudra tout autre chose, quelque chose de fort, de profond, une réforme intime, non dans la discipline, mais dans l’esprit et dans la foi.

Tout cela pour l’avenir. Et 93 éclate, sur la tête de Grainville. La Terreur le retrouve prêtre et elle met sur lui sa main pesante.

Il y avait à Amiens un proconsul violent, mais habile ; cruel d’aspect, terrible, implacable en paroles ; il usait de cette terreur pour se dispenser de verser le sang. Il fait venir Grainville : « J’ai promis, lui dit-il, la tête de soixante-quatre prêtres ; tu en es, et tout des premiers. Tu as des talents que j’honore ; mais si j’épargne ta tête, je payerai de la mienne. Sauve-nous, marie-toi : sois patriote et citoyen. »

Ce mariage, acte innocent en soi, légitime, honorable, l’était-il, lorsqu’on l’imposait au nom de la nécessité ? Le vœu du célibat, ce vœu impie, contre nature, maudit cent fois par Grainville, comme la tyrannie du vieux monde, il lui redevint respectable lorsqu’il fut contraint de le violer par la tyrannie du nouveau. C’était au plus intime de l’homme qu’on s’attaquait ici, à ce qui lui restait seul (dans l’affaiblissement de ses croyances), je veux dire à la volonté. Il n’y consentit pas. Il réserva sa volonté entière, n’accorda à la force qu’une obéissance extérieure, épousa une parente d’âge mûr, et crut pouvoir continuer le célibat dans le mariage ; il espéra qu’un tel hymen, semblable à ceux que les chrétiens contractaient dans les temps de l’Église primitive ne serait autre chose qu’un lien fraternel.

État bizarre ! plein de souffrances, de combats, de luttes secrètes. Plus de paix au foyer, le lieu même où tout homme cherche le repos et l’oubli est le centre de l’agitation et le champ de la guerre.

Beaucoup d’hommes qui vivent encore peuvent, en recueillant les souvenirs de leur jeunesse, se rappeler sans peine la tristesse infinie de ce temps. L’immensité des ruines, la perte de tant d’illusions, le deuil de tant de victimes, le deuil des principes même immolés et trahis, l’immense Saint-Barthélemy législative des meilleures institutions de la Révolution, la République elle-même jetée par les fenêtres de Saint-Cloud ; tout cela mettait dans les âmes qui conservaient quelque valeur un abîme de tristesse… Qu’était-elle devenue, cette lumière de 89, devant laquelle le monde tomba un moment à genoux ? Où était-il l’autel de la Fraternité, où nos Fédérations amenèrent en un jour tant de milliers d’hommes, l’autel où tout un peuple mit son cœur, et qu’il trempa de larmes… Tout cela, disparu !… Un éclair dans le ciel !… Et le ciel s’était refermé !…

La gloire ne manquait pas, la gloire infatigable, meurtrière et terrible. Le temps des grandes destructions d’hommes avait commencé ; l’on ne devinait pas comment il finirait. De victoire en victoire, de carnage en carnage, le monde s’acheminait sur la pente du néant. Plus d’un y avait goût, érigeait la mort en doctrine. De Maistre nous enseignait que l’extermination est le procédé favori de Dieu. Senancour écrivait sur la pierre d’une tombe son livre désolant de l’Amour.

C’est le moment où Grainville prit la plume. Son livre fut pour lui un ajournement du suicide. La première pensée de sa jeunesse, pensée amère et sombre, lui revint cette fois. Ici, ce n’était plus la mer et ses destructions qui lui dictaient la fin du monde ; c’était cette mer d’hommes, écoulée sous ses yeux. Et combien les générations passaient-elles devant lui plus orageuses et plus rapides que les vagues aux falaises du Havre !

Lui-même, flot vivant, écoulé tout à l’heure, que pouvait-il contre la destruction ? une seule chose, mais grande, qui est la vengeance de l’homme et sa victoire sur elle : La dominer et la décrire ; lui dire : « Tu m’emportes, c’est bien… Quoique tu puisses faire, tu es si peu victorieuse que c’est de toi-même que je tirerai l’inspiration, l’âme nouvelle, et la vie d’avenir… »

Si l’on en croyait l’ingénieux éditeur du poème, Nodier, qui n’en a nullement senti l’immense portée morale, mais qui a su très bien, et de la première source, les détails de la vie de l’auteur, ce poème, conçu de bonne heure, mais négligé longtemps, aurait à la fin jailli tout entier dans une des dernières heures de désespoir. Sa femme, dit-il, m’a souvent raconté la soirée où le dernier élève de Grainville s’éloigna de sa maison. Les deux vieillards étaient assis au coin du foyer, et de temps en temps arrêtaient l’un sur l’autre un regard abattu. Les yeux de la femme roulèrent enfin quelques larmes qu’elle ne pouvait plus dissimuler. Grainville s’empara de sa main, et frappant son front comme pour fixer une illumination soudaine : « Rassure-toi, lui dit-il. Donne-moi ce papier inutile, cette encre, dont ils ne se serviront plus… Je te réponds de l’avenir ! » Son poème était dès lors dans son esprit ; il écrivit d’un trait, et sans rature. (Voyez à la fin de ce troisième volume.)

L’ouvrage de Grainville, tel que nous l’avons, n’est qu’un plan étendu, un simple canevas du grand poème, qu’il rêvait. Le résumé que j’ai donné est, pour ainsi parler, l’ébauche d’une ébauche. Nous craignons bien qu’on n’y trouve plus rien de la grandeur de l’original.

Ceux, pourtant, qui ont un cœur, nous en sommes convaincu, sauront, sous la faiblesse de ce résumé, reconnaître et retrouver des idées fortes et grandes, des situations d’un pathétique sublime, telles conceptions éloquentes par elles-mêmes, de quelques mots qu’on les exprime.

La force du cœur est tout dans cette œuvre. Elle ne doit rien aux machines toutes faites du merveilleux convenu. Grainville n’emprunte rien au paganisme classique, rien au merveilleux chrétien. Le premier homme, le jugement, n’appartiennent pas au christianisme ; ce sont des idées communes à une foule de religions.

Nous ne voulons point comparer cette ébauche aux grands poèmes achevés de Dante et de Milton. Nous devons cependant remarquer, pour être justes, que l’un et l’autre, dans leur conception générale, sont dominés par la tradition. Milton l’a suivie pas à pas. Dante, qui la renouvelait de son puissant génie, emprunta cependant beaucoup, on le sent aisément, aux légendes perdues, beaucoup aux Divines comédies populaires qui, depuis tant de siècles, se jouaient aux portes des églises.

Grainville n’a rien dû qu’à lui-même, à son temps, aux douleurs trop réelles de l’époque où il vécut. De tous les livres d’alors, le sien est le plus historique, en ce sens qu’il donne avec une vérité profonde, l’âme même du temps, sa souffrance, sa sombre pensée.

Cette pensée, il faut le dire, sortie de la douleur physique aussi bien que morale, n’en a pas moins en elle une âpre et sauvage poésie. Elle n’est autre que la faim et la famine, la terreur que produisit vers la fin du dix-huitième siècle l’apparent épuisement de la terre. Cette terreur, plus forte que celle des échafauds de 93, se retrouve à chaque ligne de l’histoire de ces temps. Nous avons dit ailleurs les causes qui depuis Louis XIV avaient insensiblement stérilisé le sol, jusqu’à ce que la Révolution rompit l’enchantement fatal, délivra la nature en même temps que l’homme, et recommença la fécondité. La terre se remit à produire sous la rosée de la justice. Malheureusement ce bienfaisant effet de la Révolution ne se fit sentir qu’à la longue ; elle ne porta ce beau fruit que lorsqu’elle-même allait disparaître, et les bénédictions de la fécondité due à ses lois furent pour le gouvernement qui ne les avait pas faites. Tout le souvenir qu’elle laissa, fut, au contraire, celui des maux accidentels que l’on avait soufferts. La disette et le maximum, les sanglantes émeutes des grains, de longues nuits d’attente passées à la porte des boulangers, voilà ce qui est resté dans l’imagination populaire.

Cette terrible préoccupation de la famine n’est pas, au reste, particulière à la France de ce temps. L’année même où Grainville semble avoir commencé d’écrire son poème (1798), un autre poème non moins de fiction, sous forme abstraite et sérieuse, paraît en Angleterre, un livre qu’on pourrait appeler l’Économie du désespoir. Je parle du livre de Malthus.

Cent voix répondirent à Malthus. Une littérature tout entière est sortie de ces voix gémissantes, qui furent le cri de la nature. C’est ce qu’on peut appeler les poètes de la faim.

Remarquable contraste. Le fond du livre de Malthus, son corollaire impie, c’est que l’amour est de trop en ce monde ; que, pour lui continuer à ce monde sa froide et misérable vie, il ne faut plus qu’on aime. Tout au contraire, le sens du poème de Grainville, ce qui en fait un livre aimable et bon, d’une lecture sacrée, c’est l’idée sublime et tendre (aussi spiritualiste que l’autre est matérielle et basse) que l’amour est la vie même du monde, toute sa raison d’être, que le monde ne peut mourir tant que l’homme aime encore ; tellement, que, pour obtenir que le monde se repose et meure, Dieu est obligé d’obtenir de l’homme qu’il permette cette mort en cessant d’aimer.

Combien Grainville aurait-il eu le droit de dire de son poème le mot qu’on a prodigué à des livres moins originaux : prolem sine matre creatam (fils engendré sans mère) !

Cette mère, s’il fallait la chercher, ce serait la douleur. Sous cette noble poésie qui relève tout et ne descend jamais à pleurer pour elle-même.

Grainville, pour se faire imprimer, s’était adressé à Bernardin de Saint-Pierre, qui avait épousé sa sœur, et il lui avait envoyé son livre. L’auteur de Paul et Virginie le lut probablement, car il se mit en quête, il recommanda le livre. Il trouva un libraire, mais non pas un public. A peine quatre ou cinq exemplaires sortirent du magasin.

Pour saisir l’attention du public, l’arracher un moment à ses préoccupations, il eût fallu, du moins, un livre ridicule, comme avait été celui d’Atala, dans la première édition qu’a supprimée l’auteur. Grainville échappa entièrement à l’attention de la critique. Personne ne blâma, ne loua. Tous négligèrent également le seul livre du temps dont la composition fût originale.

Cet oubli, ce silence, furent, pour l’auteur le coup de grâce. Il se tint condamné sans appel par le sort. Son poème, son espoir et sa consolation dans ses sombres et dernières années, ce fidèle compagnon, ce noble ami, qui l’avait souvent relevé, dont la flamme le réchauffait encore à son foyer glacé, son poème, dis-je, l’avait quitté ; il était parti, hélas ! pour faire naufrage !… Il faut avoir produit soi-même pour savoir la tristesse de l’écrivain qui, son livre achevé, s’en sépare pour toujours et reste solitaire, privé du fils de sa pensée.

Toutes les réalités odieuses de sa situation le ressaisirent alors. Il recommença à sentir la faim, le froid. Il se retrouva vieux, dénué, misérable, seul. Que dis-je ? non, pas seul. La chétive habitation que la pension, l’école avait remplie, n’était plus occupée par le seul Grainville. Elle était divisée, comme la plupart des maisons du bas Amiens, entre plusieurs ménages d’une population indigente, bruyante, sale, presque toujours ivre. Grainville, relégué dans un rez-de-chaussée humide et sombre, à travers les faibles cloisons, avait tous les bruits, les échos, les contre-coups de cet enfer, cris des enfants, querelles des parents, commérages des femmes. Si différent de ses voisins, il devenait un objet de risée. On se moquait du vieux. On le singeait, on l’épiait. Il le croyait du moins. Il supposait que ses voisins rapportaient à ses ennemis tout ce qu’il pouvait dire ou faire, en amusaient la ville. Au coin même de son foyer, il ne se croyait pas en sûreté ; il disait à sa femme : « Parle bas, on écoute. »

Dans cette vie intolérable, qu’il eût quittée cent fois, sa femme le retenait encore. Peu à peu, cependant, autant qu’on peut conjecturer, il se dit qu’après tout, seule, peut-être, elle serait moins malheureuse, qu’elle échapperait mieux à la dure malédiction qui avait pesé sur lui. Prévision très juste. Madame de Grainville, aimable et cultivée, trouva, après la mort de son mari, de faciles moyens d’existence.

Grainville, depuis longtemps, avait la fièvre et ne dormait plus : « Le 1er février 1805, à deux heures du matin, pendant une froide nuit, sous un vent glacé de tempête, il se leva pour rafraîchir sa tête ardente aux intempéries de la saison. Il traversa le misérable jardinet abandonné, ouvrit doucement la porte : la referma doucement et en mit la clé dans la poche de son seul vêtement. Des jeunes gens attardés qui passaient de l’autre côté, revenant d’une des folles soirées du carnaval, virent alors un spectre assez étrange qui se glissait sur le revers opposé, et, un instant après, ils entendirent un bruit pareil à celui d’un corps qui tombe. Le lendemain, quand les bateliers arrivèrent à leurs travaux, ils remarquèrent quelque chose qui flottait entre les glaces brisées, et ils le ramenèrent du harpon qui arme leurs longs pieux. C’était Grainville. »

Le mort fut, sans cérémonie, mené au cimetière.

On en parla le jour. Le soir, dans les salons, les dames s’accordèrent à dire que l’événement était triste, mais qu’enfin c’était à une juste punition de Dieu. Ce fut toute l’oraison funèbre.

Peu après, un étranger, un antiquaire anglais, chercheur infatigable des curiosités littéraires, le chevalier Krofft, vint résider à Amiens. Il connaissait le Dernier homme. Il demanda avidement à voir l’original et puissant créateur du poème qu’il considérait comme la seule épopée moderne. Hélas ! il n’était plus !… Krofft pleura amèrement : « Ah ! dit-il, je l’aurais sauvé ! »

Sort cruel ! on quitte la vie la veille du jour peut-être qui l’aurait rendue chère !

Krofft n’eut pas de bonheur. Il arrivait toujours trop tard, et seulement pour enterrer les morts. Déjà en Angleterre, il avait découvert, admiré les poésies de Chatterton, lorsque ce jeune poète venait de s’ôter la vie.

Aujourd’hui bien inconnu, Krofft, vivra par cette larme que seul il versa sur Grainville, lorsque personne en France ne s’était intéressé encore à l’homme ni au poème. Dans ses notes sur Horace, l’Anglais enthousiaste, s’élevant au-dessus de tout amour-propre national, a dit ce mot sur le poème français : « Il ira jusqu’au dernier homme, jusqu’à la fin du monde, plus sûrement que celui de Milton. »

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