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Histoire du XIXe siècle (volume 3/3) : $b III. Jusqu'à Waterloo

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CHAPITRE IV
TRIOMPHE D’ULM. — DÉSASTRE DE TRAFALGAR. — OCTOBRE 1805

Ce qui frappe dans Bonaparte, c’est l’identité de ses procédés : des effets de surprise, qui, toujours répétés, toujours les mêmes, semblaient ne pouvoir tromper personne.

Et chez ses adversaires on eût dit toujours la même complaisance à attendre, arriver trop tard en tout, à se laisser surprendre.

Ces succès immenses et faciles eurent le très grave inconvénient que Napoléon et les siens se méconnurent en quelque sorte, crurent n’avoir plus besoin des moyens de persuasion, de propagande, qui avaient fait la force des armées révolutionnaires, leur ferme foi. Nous avons tout à l’heure, d’après Gœthe, cité la conduite des Français de 92, qui, après Valmy, donnèrent aux Prussiens en retraite, affamés, non seulement des vivres, mais des journaux républicains. En 97, on a vu, après fructidor, combien de républiques germèrent tout à coup de la terre. Effets magiques, d’une électricité subite, et comme d’une épée flamboyante, que l’épée d’Austerlitz, l’épée d’acier, quoique victorieuse, ne remplaçait nullement. Il y a ici une terrible différence, c’est que celle-ci n’agit point à distance, comme faisait l’épée de la Révolution.

Autre malheur. Napoléon, par des succès souvent faciles, peu achetés, créa dans son armée une méprise profonde sur les vrais caractères de l’esprit allemand, une ignorance mutuelle des deux nations. L’armée française, cette rouge armée, gonflée de sang, telle que nous l’avons vue tout à l’heure à Boulogne et dans le tableau de David, crut trop facilement à la débonnaireté allemande, surtout après le singulier événement d’Ulm, où trente mille hommes se rendirent prisonniers.

Le procédé de Napoléon, pour produire ce miracle, avait été fort simple et peu mystérieux. Il avait son armée toute prête à Boulogne, et déjà il avait acheté vingt mille chevaux. Dans l’espace d’un mois, tout fut transporté sur le Rhin. Quantité de voitures, mises en réquisition, furent chargées de soldats. Il resta à Strasbourg jusqu’au dernier moment, et en même temps pour amuser les Autrichiens que Mack et un des archiducs avaient groupés en Souabe, à Ulm, il faisait apparaître sa cavalerie aux divers débouchés de la Forêt-Noire.

Que faisaient les Autrichiens de la leur, l’une des premières du monde ? Personne alors, pas même Napoléon, n’avait l’idée bien nette de l’usage qu’on peut faire de cette arme pour éclairer, observer tout autour. Les Américains les premiers, et, après eux, les Prussiens l’ont bien compris, aux temps les plus récents.

Le malheureux Mack, que l’injustice de l’histoire a rendu ridicule, n’était pas le vrai chef de son armée. Officier de naissance obscure et de rang inférieur, il avait pour supérieurs réels les princes et hauts seigneurs qui se trouvaient dans cette armée. Ils le dirigeaient, lui inspiraient leur folle confiance. On lui montrait au Tyrol et aux Alpes de grandes forces autrichiennes. Au nord, il y avait des Français ; mais la Prusse était là pour les retenir et les empêcher de passer. A l’est, les Bavarois n’étaient pas trop sûrs, il est vrai. Mais ils étaient entre Mack et l’Autriche, qui pouvait leur tomber dessus, s’ils faisaient un faux mouvement. Enfin, à l’horizon, au loin, on croyait voir les masses russes, qui avaient promis d’arriver vers le 1er octobre. Quoi de plus rassurant que ce tableau ? Au moindre mot, ces fiers seigneurs lui auraient rappelé ses malheurs d’Italie, qui lui laissaient sans doute un excès de timidité.

Un matin, il est investi, les Français occupent tout autour les hauteurs. L’empereur lui envoie M. de Ségur. Tout est conté parfaitement dans les Mémoires de Rapp, et avec une bonhomie alsacienne que Ségur n’y aurait pas mise. Le pauvre Mack ignorait tout, et, à chaque révélation, s’exclamait, s’écriait. Il avait vécu là comme Robinson dans son île et ne savait rien du reste du monde.

Il croyait sa gauche gardée par la Prusse, qui sans doute empêcherait l’armée française du Hanovre de passer, l’obligerait de faire un grand détour ; on lui apprit que cette armée, sous Bernadotte, sans tenir compte des Prussiens, avait passé, soi-disant pour rentrer en France, mais que, tournant à l’est, elle avait été à Munich, que les Bavarois lui livraient. Ce corps et quelques autres, réunis, faisaient cent mille hommes que Mack avait à l’est, entre lui et l’Autriche, tandis que l’armée de Boulogne, arrivée de l’ouest l’enfermait, le serrait de près.

Désespéré, il s’en prenait aux Russes, qui, dit-il, arrivaient. On lui prouva que les Russes étaient loin. Il croyait avoir des vivres pour huit jours, mais cela était faux. Sa perte était certaine : il se rendit.

Spectacle étonnant et nouveau : une armée prisonnière sans avoir pu combattre. Trente mille hommes rendus d’un coup.

Événement lamentable pour l’Autriche, mais, selon nous, funeste au bon sens de notre armée, qui se fit une idée très fausse du grand pays où elle entrait.


Ce prodigieux succès porta terriblement à la tête de l’empereur, qui, en ce moment, perdit terre, se crut vainqueur, non seulement de l’Allemagne, mais de l’Angleterre même.

Il semblait moins en Allemagne qu’en mer : il y avait envoyé ses flottes, pour frapper un grand coup sur l’Angleterre, pendant qu’il envahirait l’Allemagne. Afin de détourner l’attention des Anglais, l’amiral Villeneuve en rade à Toulon, avait ordre de cingler vers les Antilles. Nelson qui avait mission de garder la Méditerranée, ne manquerait pas de le poursuivre. Le coup du génie, c’était de se dérober à temps, de se porter sur Brest et de se rendre maître de la Manche. Bonaparte gourmandait rudement Villeneuve, accusait sa lenteur. Il écrivait incessamment à Decrès, ministre de la marine, des choses violentes, furieuses.

Napoléon, destiné d’abord à la marine, le corps le plus en faveur à Versailles, et dont un membre gouverna longtemps la reine, avait conservé une grande partialité pour ce qui restait en France de ce corps aristocratique. Son principal secrétaire, Champagny, était un officier de marine. Quelques officiers bleus, c’est-à-dire roturiers, s’étaient peu à peu élevés, mais avec une lenteur qui n’allait pas à l’impatience de Napoléon. L’armée de terre, si rapide dans ses succès, lui voilait la situation, lui faisait oublier les difficultés techniques de la guerre de mer. Qui croirait même que, lui, officier d’artillerie, il entassait au hasard des masses inexpérimentées sur ses vaisseaux, sans les exercer au tir maritime, c’est-à-dire les dépêchait, on peut dire désarmées, à une mort certaine.

On parle toujours de la Terreur de 93, mais fort peu de cette Terreur maritime de Napoléon, si cruelle, si sauvage, et qui n’enveloppait pas seulement les riverains de la mer. Dans plus d’un département éloigné de la mer, les préfets, aiguillonnés par des ordres impérieux, lançaient de tous côtés une active gendarmerie qui ramassait les jeunes paysans et les traînait par les routes, vers les ports, où, sans exercice préalable, on les entassait aux vaisseaux. La presse anglaise, si dure, avait pour consolation des succès certains, l’attente de la victoire. La presse française était d’autant plus désespérante que tous ceux qu’elle enchaînait, traînait, savaient parfaitement que, par ces chemins de misère, on ne les menait qu’à la mort.

Notre défaite de Trafalgar en est la preuve lamentable. Villeneuve poursuivi par Nelson, jusqu’au Mexique lui échappa, mais pour venir se heurter à la pointe du Finistère, contre l’escadre de l’amiral Calder. Ce combat, s’il ne fut pas pour nous une déroute, avaria tellement notre flotte, que Villeneuve dut se rendre à Cadix pour la réparer. C’est là que vint le rejoindre Nelson.

Nous avons plusieurs récits de l’horrible catastrophe, mais peu de détails sur ces rigueurs, cette chasse aux hommes qui avait précédé. M. Forgues, dans son bel abrégé de la vie de Nelson, nous donne ses bravades, ses fières et colériques paroles. M. Thiers excuse de son mieux Bonaparte. M. Lanfrey, dans son récit, excellent du reste, s’occupe fort de l’amiral Villeneuve, le plaint comme une victime de la fatalité, des exigences tyranniques de l’empereur.

Villeneuve, d’une bonne noblesse de Provence, et qui sans doute par là plaisait à Napoléon, au parti rétrograde, si puissant par Hortense et Joséphine, avait du courage, de l’instruction. De quinze ans à quarante et un, il avait rapidement parcouru toute la carrière maritime jusqu’aux plus hauts grades. Parmi mainte action d’éclat, il avait eu un malheur, celui d’être arrivé tard au désastre d’Aboukir, et celui de partir tôt, croyant, non sans vraisemblance, qu’il ne remédierait à rien, ne ferait qu’augmenter le malheur, au lieu qu’il le diminua en emmenant et en sauvant quatre vaisseaux.

Ce souvenir d’Aboukir eût pu arrêter un esprit crédule aux présages comme était Napoléon. Mais Villeneuve était ami du ministre Decrès, alors aimé de l’empereur, parce qu’il faisait sur la marine certaines économies au profit des troupes de terre.

C’est là qu’on peut admirer l’homo duplex. L’empereur, si passionné pour les succès de sa flotte, dans le détail trouvait très bon qu’on économisât sur elle pour l’armée, dont en lui-même il jugeait les victoires beaucoup plus certaines. De sa main droite il volait sa main gauche.

L’aimable caractère de Villeneuve devait le pousser aussi. Il était brave, mais doux, un peu hésitant. Quand Napoléon entraîna l’Espagne dans son alliance et se vit à la tête de deux nombreuses marines, son impatience ne connut plus de bornes. Les lenteurs de Villeneuve le désespérèrent ; il l’accusa de pusillanimité ; il lui nomma un successeur, l’amiral Rosily, qui devait le renvoyer en France. Plutôt que d’attendre cet affront, le malheureux sortit de Cadix, se battit, perdit tout.

Tous les officiers français et espagnols furent consultés et dirent qu’on était mal armé, mal équipé, qu’on périrait. On envoya cet avis à Decrès, qui le garda pour lui.

Des matelots paysans qui ne savaient point manœuvrer, point tirer, et que, selon l’ancienne méthode, on faisait viser au mât, au lieu de tirer en plein bois dans la coque des vaisseaux, comme faisaient les Anglais ; — ces malheureux furent amenés en présence du furieux Nelson, certain de sa victoire. Le capitaine Lucas et autres de nos Français montrèrent un grand courage. En vain.

Nelson avait dit : « la pairie ou Westminster ! »

Il fut tué. Mais sa mort n’affaiblit en rien cet affreux désastre. Nos vaisseaux étaient si lents, qu’ils ne se sauvèrent pas, attendirent leur destin.

Un peuple fut noyé.

L’empereur écrivait toujours des choses furibondes à cette flotte qui n’existait plus.

Il était d’autant plus irrité et cruel qu’il devait en dessous trop bien sentir : Tout était de sa faute, et sans remède. — Réparable ? jamais !

Villeneuve, épouvanté, se réfugia dans la mort. Il se coupa la gorge. (20 octobre 1805.)

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