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Histoire du XIXe siècle (volume 3/3) : $b III. Jusqu'à Waterloo

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CHAPITRE IV
L’EXPIATION. — REVERS DE NAPOLÉON A BAYLEN ET CINTRA (1808)

L’illustre général Foy, orateur et historien, a lui-même jugé sévèrement son Histoire si brillante, en ne l’achevant pas. Défenseur de l’armée devant le parti qui était revenu triomphant avec l’ennemi, il lui fallait un grand courage, une ferme vertu pour ne pas tomber dans l’excès d’indulgence envers ses camarades.

Généralement il ne cache rien. Il met dans tout son jour la trahison d’Espagne, n’essaye point de la justifier. Mais s’il avoue l’odieux, l’impudeur des moyens, il relève fort Napoléon par la singulière prévoyance qu’il lui attribue. Il croit à l’étrange lettre qu’il écrivit plus tard pour montrer que d’avance il avait tout vu ; pièce bizarre et arrangée longtemps après, comme l’a très bien démontré M. Lanfrey[99].

[99] Foy, t. II, p. 140.

Foy insiste de même sur la grandeur des vues de l’empereur et l’utilité de cette conquête pour la France. Conquête d’autant plus désirable, que l’Espagne, étant presque une île défendue par la mer, il pouvait un jour exercer sur le Nord une pression terrible. D’ailleurs, ajoute-t-il, Bonaparte ayant échoué en Égypte, avait conçu le projet gigantesque de prendre la Méditerranée à revers par l’Espagne, les pays barbaresques. Donc, il fallait avoir l’Espagne avant tout.

Mais, en même temps, Foy avoue que les moyens employés étaient loin de répondre à la grandeur de tels projets. Les corps envoyés d’abord n’étaient que le rebut de l’armée, ou bien des enfants, de jeunes conscrits. L’entreprise paraissait facile. Le peu d’obstacles qu’avait trouvés Ouvrard dans ses projets hardis sur les biens ecclésiastiques donnait l’idée d’un peuple indifférent à tout, refroidi, aplati.

Napoléon écrit à Sainte-Hélène que son projet n’était que de régénérer l’Espagne. Mais ses actes et ses lettres de 1808 disent parfaitement le contraire.

Joseph, sans qualités brillantes, ne déplut pas aux Espagnols. Ses ministres étaient la plupart gens de mérite. Mais la Constitution qu’on bâcla à Bayonne n’était qu’un jeu, qu’une dérision, comme le montre Torreno.

On voit très bien d’ailleurs, par les lettres que Napoléon écrivait à son ministre de la marine et à ses généraux, qu’il ne voulait qu’abuser de l’Espagne, en faire un instrument de guerre.

Rien n’éclaira mieux ce malheureux pays, que le sort misérable des corps espagnols envoyés par Napoléon aux bords de la Baltique. Aux récits légendaires de cet enfer du Nord s’ajoutaient les histoires de la conscription qui emmènerait, disait-on, les jeunes gens garrottés. Bonaparte était si peu informé, qu’il nomma vice-roi du Mexique un général qui déjà était à la tête d’une armée de l’insurrection.

Il n’avait jamais vu l’Espagne que de Bayonne, et n’avait pu se rendre bien compte de la topographie du pays qu’il voulait conquérir. Il savait les distances, mais bien peu les routes âpres, souvent fort difficiles, qui séparaient les provinces. Pendant qu’il regardait Madrid, Saragosse et Burgos, où nous remportions la victoire de Rio-Socco (14 juillet) qui ouvrit Madrid au nouveau roi, nos armées recevaient aux confins de l’Andalousie le coup décisif (on peut dire mortel) qui, changeant tout à coup l’opinion de l’Europe, commença la grande débâcle.

Il avait envoyé Dupont, qui s’était fort distingué dans la guerre d’Allemagne, au secours de sa flotte, enfermée dans Cadix. Le général n’y parvint pas, et, dans le retour que des ordres lui prescrivaient vers Madrid, il dut s’engager au sombre et âpre défilé décrit par Cervantès (sierra Morena, montagne Noire). C’est un mur qui sépare les Castilles et la Manche de l’Espagne mauresque du Midi.

Lieu bizarre, fantastique et d’étranges surprises que rien n’a préparées. Il n’a point les traits arrêtés et souvent grandioses des contrées granitiques. C’est une chaîne de hauteur médiocre, qui partout offre des schistes gris et de couleur de cendre, à demi calcinés, masses parfois changeantes avec un caprice lugubre, qui peuvent provoquer ou la peur ou le rire de la surprise. Le tout d’une sécheresse incroyable. L’eau y est si rare que, parfois, pour construire, les maçons ont dû employer du vin. La chaleur réfléchie par ces schistes et concentrée dans ces chemins étroits et étouffés, est plus insupportable qu’aux déserts africains.

Par suite des ordres absolus donnés par Napoléon, malgré ses lieutenants, il arriva que Dupont, retournant de Cordoue à Madrid, fut intercepté, arrêté dans ce lieu sinistre.

Dupont, dit Torreno, était un caractère artistique, un esprit littéraire ; il avait brillé par des succès d’Académie. L’éclat qu’il avait eu dans la campagne d’Austerlitz l’avait fort exalté, rendu altier et exigeant. A sa première entrée en Espagne, étant reçu en logement dans le palais d’un grand d’Espagne, il mit dehors son hôte et prit le palais pour lui seul.

A son retour d’Andalousie, il se montra fort dur. Cordoue, grande et riche ville, tout ouverte, avait pourtant fait mine de vouloir résister. Dupont se crut autorisé par là à la livrer au pillage. Cette armée, jeune, fort mal disciplinée, irritée de ses privations et de ce climat africain, s’y livra à tous les excès, pour son malheur. Plus elle enfla ses sacs par le pillage, plus elle devint peu capable de mouvement et d’action. Énervée par cette halte de débauche, elle vit avec terreur, en sortant, les corps de ses camarades assassinés et mutilés. Elle comprit ce qui l’attendait dans cette guerre sans quartier.

Je me rappelle moi-même avec horreur les scènes épouvantables d’embûches, de carnage et d’exécrable barbarie qu’on étala à l’Exposition du Louvre en 1808, pour faire maudire les Espagnols.

Napoléon n’avait pas idée de leur haine. Joseph l’avertissait en vain, lui disait qu’il n’avait personne pour lui. Savary, son homme de confiance, l’avertissait aussi, et avait pris sur lui d’envoyer un petit renfort à Dupont. Napoléon l’en blâme, veut ne voir que Madrid et certain avantage qu’on a remporté au nord. Enfin il est tellement rassuré, qu’à ce dernier moment où l’on peut encore franchir le fatal défilé, il empêche et maintient l’armée dehors.

L’orage approche cependant. Et l’armée espagnole d’Andalousie, sous Castaños et sous un émigré français, fortifiée de troupes régulières, de transfuges suisses et autres, a atteint 45 000 hommes, presque le double de l’armée de Dupont. Celle-ci est obligée de marcher, d’occuper une foule de postes sur cette route étroite, longue, étouffante. Une soif plus qu’arabique la dévore, la décime ; elle marche courbée sous ses sacs pesants de pillage. Ces hommes, jeunes pour la plupart, et mis, faute de vivres, à la demi-ration, sont bien loin du courage endurci de notre armée d’Égypte. On leur propose de se rendre. Et Dupont a la faiblesse de demander là-dessus l’avis d’un conseil ; bref, il se livre à l’ennemi. (Capitulation de Baylen, 20 juillet.)

Là deux choses se passent, bien tristes. L’une, c’est qu’ils mettent à leur reddition cette condition honteuse : que les sacs ne seront pas visités (donc, qu’ils garderont le pillage) ; l’autre, c’est qu’un corps de Dupont, déjà loin, hors d’atteinte, se rendra avec eux.

Tout cela exécuté. Le pis pour nos soldats, c’est que leurs sacs pressés s’accusent eux-mêmes. Ils sont pleins des saints ciboires et autres objets sacrés pris aux églises de Cordoue. Cette violation porte au comble la fureur des fanatiques Espagnols. Dix-huit mille Français sont embarqués et jetés, pour mourir de faim et de soif, sur le rocher de Cabrera, l’une des Antilles. — Ce malheur était grand, mais non irréparable pour le maître du monde. L’ennemi se l’exagéra. La joie le rendit crédule. Il crut Napoléon perdu. En réalité, cette capitulation eut de graves conséquences, elle n’influa pas peu sur la perte du Portugal qui suivit bientôt.

La folie de l’empereur, là aussi, avait porté ses fruits. La contribution de cent millions qu’il entendait lever sur ce petit pays, chose impossible, le tenait en révolte plus ou moins avouée. Junot, qui avait 29 000 hommes, ne pouvait les concentrer, ni quitter aucun point militaire. Donc, son armée, dispersée, était faible. Les Anglais, avec 14 000 hommes qu’ils débarquèrent, étaient de beaucoup les plus forts. Junot avait, il est vrai, la capitale, et, dans le port de Lisbonne la flotte russe, alliée de la France, laquelle flotte tenait la ville sous son canon. Mais ces Russes étaient-ils bien sûrs ? L’amiral refusa même de mettre à terre ses équipages pour contenir le peuple.

Donc Junot dut sortir, aller jusqu’à Cintra à la rencontre de l’ennemi. L’armée anglaise, supérieure par le nombre, la qualité de la poudre[100] et des armes, était, comme à l’ordinaire, composée d’Irlandais qui, venant des Indes et de Malte, craignaient peu le soleil d’Espagne. Wellington, qui les commandait, les mit et les tint tout le jour sur une corniche brûlante et escarpée adossée à la mer.

[100] Voy. Napier, passim.

Foy, qui y fut blessé, dans son très beau récit, explique les efforts héroïques que l’on fit pour gravir ces pentes glissantes de cailloux. L’artillerie eut ses chevaux tués, ne put monter. Wellington déjà, par les mêmes moyens, eut le succès de Waterloo. Il ne perdit que 800 hommes, un seul officier supérieur. Junot, qui en avait perdu 1 800, se montra imposant et terrible dans sa retraite. Quoique les Anglais attendissent une autre armée qui devait les porter au double, sans compter les troupes portugaises, ils n’essayèrent pas de poursuivre[101].

[101] Foy, t. IV, p. 334.

Junot eût tenu dans Lisbonne, si l’amiral russe n’eût refusé de l’aider. Bien plus, il livra ses vaisseaux aux Anglais qui les gardèrent à Londres (pour les rendre à la paix générale, disaient-ils). Les équipages retournèrent en Russie.

Cette défection livrait Junot et lui ôtait toute chance de résistance. Il accepta l’offre que faisaient les Anglais de transporter à leurs frais son armée dans quelque port de France, sans rien exiger d’elle, la laissant libre de continuer la guerre et même de servir en Espagne.

Bonaparte, en cela, reçut un coup terrible bien moins de Wellington que de la Russie. Il comprit la vanité de l’alliance russe, dont le prestige, depuis l’entrevue de Tilsitt, terrifiait l’Europe.

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