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Histoire du XIXe siècle (volume 3/3) : $b III. Jusqu'à Waterloo

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CHAPITRE III
WATERLOO (18 JUIN 1815)

Le grand historien qui a réduit à leur juste valeur les mensonges de Sainte-Hélène, M. Charras, et M. Quinet dans un petit livre admirable, n’ont pas assez, peut-être, insisté sur ce point : Que la France l’avait condamné, rejeté, et je ne parle pas de la France royaliste, de la Vendée, du Rhône, mais de la grande France impartiale qui faisait la majorité immense du pays. Il n’en put tirer que 16 000 conscrits. Le peu de voix qu’il avait à la Chambre des députés exprime parfaitement la faible minorité qui le suivait encore, et qui prit part à cette guerre.

« Il avait trop peu de monde à Waterloo. » Pourquoi ? C’est que la France le connaissait, et qu’elle hésitait fort à combattre pour ramener la tyrannie et la guerre éternelle.

L’armée de Waterloo était proprement militaire, n’étant pas composée de jeunes gens comme la majorité de celle de Leipsick, mais de soldats la plupart bronzés et durcis par la guerre. Il y avait des prisonniers revenus d’Espagne, de Russie, ou des pontons anglais, tout cela fort irrité, sauvage.

Un narrateur anglais, qui était dans la cavalerie anglaise, raconte avec quelle haineuse animation les cuirassiers français poursuivaient, piquaient par derrière les Anglais mieux montés et qui les devançaient toujours. « Je n’avais jamais vu, dit-il, de figures si hostiles, ni si âprement militaires. »

Les nôtres étaient pleins, non seulement de colère, mais de défiance, rapportant à la trahison tous les revers récents, ne tenant jamais compte ni des fautes de Napoléon, ni de cette circonstance, d’avoir mis contre soi l’humanité entière.

Plusieurs passaient à l’ennemi, non comme Marmont, in extremis, ayant bien combattu, mais d’avance et au moment critique, comme le Vendéen Bourmont.

Chose pire encore, Clarke, ancien ministre de la guerre en 1814 (et en 1815, ministre de Louis XVIII à Gand), donna aux alliés les renseignements les plus utiles. Un officier, envoyé par lui, fit de mémoire aux alliés le calcul, l’énumération des forces qu’avait Napoléon (120 000 hommes). Wellington sut tout dans la nuit, et n’accepta la bataille qu’étant certain que les Prussiens viendraient le seconder à quatre heures de l’après-midi.

Ceux-ci d’abord, fort effrayés par les succès de Bonaparte à Fleurus, à Ligny, se débandèrent, dit Marmont, en grand nombre. Car Marmont qui, pour ses blessures, était aux eaux d’Aix-la-Chapelle, vit arriver 3000 fuyards prussiens dans ce lieu si éloigné de la bataille.

Marmont, juge compétent, et fort d’accord avec l’exact Charras, dit que Napoléon, par son indécision, perdit les avantages qu’il avait eus d’abord, que le 16, il affaiblit Ney, l’empêcha d’emporter les Quatre-Bras et d’écraser l’avant-garde ennemie. Cette indécision promena d’Erlon en marches et contre-marches, de sorte qu’il ne fut utile ni contre les Anglais ni contre les Prussiens, qui par l’arrivée de Bulow, eurent trente mille hommes de plus.

Le 18 juin, à Waterloo, Bonaparte sut par une lettre de Blücher, interceptée, que Blücher arriverait à quatre heures de l’après-midi. Donc, il devait attaquer de bonne heure. Le temps était mauvais ; une grande pluie était tombée la nuit ; et la moisson mouillée rendait la plaine peu traversable à la cavalerie et à l’artillerie. « Ajoutez, dit Marmont, qu’on calculait que, pour une longue bataille on avait peu de munitions. »

Napoléon déjeuna à huit heures, bien tard pour juin où le jour vient si tôt. M. Pétiet, général de cavalerie qui, de son cheval, le regardait déjeuner à une petite table, dit que tous furent frappés de sa pâleur, d’un effet fantasmagorique ; « en voyant, disait-il, ce visage de suif, nous conçûmes un mauvais augure ».

Donc, il ne commença le combat qu’à onze heures, selon le vœu de Wellington qui, montre en main, devait attendre quatre heures et l’arrivée des Prussiens avec grande impatience.

Heureusement pour lui, Napoléon perdit des heures encore à forcer le château d’Hougoumont qu’il pouvait écraser d’artillerie, s’il n’eût économisé la poudre. Et pourquoi n’avait-il pas eu la prévoyance d’en faire venir assez ?

La cavalerie française ayant refoulé, écrasé l’anglaise, dominait, conduite par Ney, le plateau qu’occupait Wellington, lorsque l’infanterie anglaise par sa fermeté, ses décharges rapides, ses armes excellentes, sa poudre supérieure, arrêta court les nôtres. Là était le moment de faire agir la garde impériale. Mais Napoléon ne s’y décidait jamais qu’ayant employé tout. Ici, elle partit trop tard, et agit peu. Son artillerie, fort lourde, s’embourba. Et Wellington la voyant embarrassée, paralysée, pour prolonger cet embarras, fit un sacrifice effroyable. Il grisa un de ses plus beaux régiments de dragons, et, sans bride ni mors, les lança d’en haut sur les nôtres, bien sûr que ces dragons seraient tous massacrés, mais que, par ce massacre, il obtiendrait encore quelques minutes pour l’arrivée des Prussiens. Bulow était déjà venu avec trente mille hommes, Blücher venait avec quatre-vingt mille.

Là se place la grande dispute. Napoléon accuse le retard de Grouchy. Mais, quand même Grouchy eût mieux marché, dit Charras, avec trente mille hommes, aurait-il pu en arrêter cent mille[124] ? Grouchy de toute façon, n’arrivant qu’à dix heures du soir, n’eût fait qu’augmenter le désastre.

[124] Charras, ch. XV.

La fin de la bataille et la confusion qui suivit, sont très favorables aux tableaux d’imagination. Là, les rhéteurs triomphent. Même les royalistes (par culte du pouvoir, quel qu’il soit) s’efforcent de couvrir Napoléon. « Il s’élançait ; on le retint, et il ne fut pas libre de mourir. »

Son aide de camp (le général Bernard) dit tout le contraire. Il partit de bonne heure, et son cheval persan le porta d’un trait à dix lieues, à Philippeville. Il fut le premier des fuyards. Comme aux retours d’Égypte, de Moscou, de Leipsick, il devança tout le monde, mérita le prix de la course.

On a vu en Provence à quel point il était nerveux. Ici, il y eut, dans cet empressement de se mettre en sûreté avant toute chose, une bien grande insensibilité et un oubli de tout honneur. Car enfin cette armée n’était nullement détruite, et on dit que les Anglais et Hollandais avaient perdu autant de monde. Les masses noires des Prussiens, arrivant tout à coup au nombre de cent mille, avaient produit la grande alarme, et fait dire : « Ils sont trop[125] ! »

[125] Mot historique.

Sur la route, des hommes énergiques (comme Mouton-Lobau) essayèrent plusieurs fois de reformer les nôtres. Mais ils étaient atteints au cœur, découragés. Qui osera dire que la présence de l’empereur (s’obstinant à rester) n’eût pas arrêté, fixé au sol beaucoup de ceux que Lobau alignait, de ceux que Cambronne blessé, sanglant, garda, et qui crurent mourir avec lui ?

A Charleroi, Bonaparte dit : « Je resterai à Laon. » A Laon, il fit son bulletin mensonger sur Waterloo, regrettant seulement de n’avoir pas osé accuser Ney de la perte de la bataille. Enfin, il se décida pour affronter Paris, disant que s’il tenait Paris, il tenait tout. Mais comme à son retour de l’île d’Elbe il n’osa y entrer que le soir, et piteusement, alla à l’Élysée, n’aborda pas les Tuileries.

Ici, encore, les royalistes et Lamartine en tête, sont pour Napoléon ; ils attribuent tout ce qui va suivre aux intrigues de Fouché, qui d’une part s’entend avec Wellington, de l’autre pousse Lafayette.

Très vaines finasseries, qu’on substitue à une chose que la nécessité faisait d’elle-même et qui est plus claire que le soleil.

L’empereur avait dit des représentants dans son bavardage indiscret : « Une victoire, et je les fais taire. Deux victoires, je les chasse. » Il avait dit cela, le jour de son départ pour Waterloo[126].

[126] Lamartine lui-même en convient. Restauration, t. IV, p. 328.

Il revenait vaincu, pour la troisième fois, ayant perdu la France, et demandait qu’elle lui confiât encore son salut.

Chose imprudente, absurde, lorsque les alliés avaient déclaré, dès le 14 mars, qu’il était l’obstacle unique à la paix, qu’on ne faisait la guerre qu’à lui, non à la France.

La conduite d’Alexandre en 1814 avait été véritablement magnanime et de nature à inspirer confiance. Il avait soutenu contre les ennemis acharnés de la France qu’elle devait rester grande en Europe, et insisté, contre les émigrés, pour qu’elle eût une Charte qui lui garantît le repos intérieur.

De Bonaparte, en remontant jusqu’au 18 brumaire, on n’avait rien que des parjures, et les entreprises hasardées du plus imprudent des joueurs.

Il offrait à la France, quoi ? de lui faire partager l’anathème prononcé sur lui et confirmé par sa défaite.

Ce vaincu et ce condamné venait dire : « Croyez-moi encore, et je vous sauverai. »

Il semble qu’à ce moment tous les débris de Waterloo qui arrivaient par miracle, délaissés de lui, sans qu’il eût pris le moindre souci de leur sort, eussent dû protester contre lui. Mais ces soldats restaient bonapartistes, chose bizarre, et il se trouva avoir bientôt une masse militaire contre l’Assemblée.

Oui, il y eut courage à Lafayette de proposer le décret suivant qui fut adopté : « La Chambre reste en permanence. Qui tentera de la dissoudre, sera jugé pour trahison. On convoquera la garde nationale. Les ministres sont mandés dans l’Assemblée. »

Par ce décret, la Chambre allait prendre le gouvernement, l’ôtait à Bonaparte ; elle lui défaisait son 18 brumaire.

Que ferait-il ? Déjà cerné des armées de l’Europe, ruiné et par Waterloo et par les proclamations des alliés qui promettaient la paix, il lui restait un seul genre, non de salut, mais de suicide : d’employer ces soldats qui revenaient toujours obéissants, à une entreprise exécrable qu’il avait rêvée l’année précédente, et qui n’eût abouti qu’à faire brûler Paris.

Se révolter contre la Chambre, autrement dit contre la France ! Heureusement il n’eut pas alors le courage de ce grand crime, qu’il eût essayé en 1814 sans le refus de ses généraux, Ney, Oudinot, Lefebvre, etc.

En 1815, il n’avait plus l’audace d’une entreprise aussi désespérée. Sa poltronnerie de Provence, sa fuite précipitée de Waterloo l’avaient fort amolli, et malgré la minute de courage qu’il eut à Grenoble, il commençait à se juger lui-même, comme le jugera l’avenir.

Lucien, qui était un fou, lui proposait de refaire un 18 brumaire. Napoléon n’osa, et lâchement s’en tint à l’expédient de prier que cinq commissaires avisassent avec les ministres à sauver sa dynastie.

Un flot de vomissement, ici, vient à la bouche, avec ce mot de la Convention au 9 thermidor : « Qu’un tyran est dur à abattre ! »

Mais combien Robespierre, farouche, mais désintéressé, méritait moins cet anathème !

Bonaparte, avec une obstination insensée, répugnante, insistait pour sa dynastie, voulant que la France en danger appelât à la défendre, à la sauver, un enfant autrichien de race épileptique, dont les portraits sont ceux d’un demi-fou.

Lucien, ayant eu l’audace d’insister dans ce sens, s’attira un mot terrible de Lafayette ; véritable sentence, dont cette famille funeste reste à jamais marquée, et qui répondait violemment à l’apostrophe du tyran en brumaire : « Qu’avez-vous fait de la France ? »

A la Chambre des pairs, où il colporta sa proposition effrontée d’appeler la petite marionnette, c’est-à-dire Napoléon même, il fut bafoué.

Sylla disait qu’avec une chemise pleine de poux, il n’y a de ressources que de la brûler.

Juste comparaison. De tous les parasites, le plus tenace est le tyran. Voilà pourquoi les Italiens, pour décider le sort des races tyranniques, ne se réglèrent jamais que par l’axiome de Sylla.

Napoléon abdiqua… pour son fils.

Telle fut sa ténacité, que, quand on lui parla de la renonciation que devaient faire ses frères à la couronne, il s’irrita, il s’exclama.

Enfin, ayant connu que les pairs mêmes repoussaient la Régence, il dit : « Je n’abdiquerai point. »

Il fallut à la lettre le mettre par les épaules hors de la France.

Et là-dessus, nouvelle comédie.

Tout le long du chemin jusqu’à Rochefort, il eût voulu faire croire que sa sentence prononcée le 5 mars par toute l’Europe, pouvait être réformée par l’Angleterre seule.

On ne lui promit rien, on ne répondit pas.

Mais, par une maladresse insigne, on le logea à Sainte-Hélène ; de manière que, de ses tréteaux si haut placés, le fourbe put faire un Caucase, abusant la pitié publique, et préparant, à force de mensonges, une seconde répétition sanglante de tous les malheurs de l’Empire.

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