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Histoire du XIXe siècle (volume 3/3) : $b III. Jusqu'à Waterloo

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PRÉFACE
COUP D’ŒIL SUR L’ENSEMBLE DE CE SIÈCLE ET SON DÉCLIN RAPIDE.

Dès 1800, au berceau même du siècle, je veux prévoir ses âges, et même sa vieillesse, son déclin si visible aujourd’hui.

Ce siècle de grand travail et de notable invention eût mérité de se soutenir davantage. Pour moi, né avec lui, j’ai d’autant plus regret de le voir languir avant le temps.

Il ne s’agit pas seulement de la France, un moment abîmée par la chute si méritée du césarisme. Il s’agit du monde même, des peuples les plus prospères et triomphants.

L’Amérique, par exemple, sur laquelle nous placions nos vœux, et qui récemment s’est tirée si vite d’une si effroyable tempête, chaque année avec joie reçoit l’alluvion et le déluge immense des classes inférieures de l’Europe, qui sans cesse abaissent son niveau, et la ravalent comme race.

L’Allemagne a eu une grande joie d’orgueil, bien naturelle, croyant avoir conquis son unité. Mais cela à une condition très dure, celle de se resserrer dans la constriction prussienne qui exclut tout ce qui fut expansif, libre et grand dans la nature allemande.

La Russie, par le travail d’une profonde transformation, subit les conditions fâcheuses d’un état provisoire qui, en histoire naturelle, accompagne les grandes métamorphoses, même les plus bienfaisantes au total.

L’Angleterre, à tous ceux qui s’informent d’elle, montre le chiffre de sa richesse qui augmente, mais sans la rajeunir.

Épuisée pour sa population des campagnes qui est le nerf de chaque peuple, elle voudra sans doute, dans sa grande sagesse pratique, la garantie solide d’une fédération générale d’Occident, c’est-à-dire du monde du travail contre un monde de guerre et de rapacité.


Au reste, ce déclin universel du siècle étonne peu quand on songe aux circonstances qui, dès sa naissance, semblaient lui présager peu de solidité.

Avez-vous quelquefois, en pleine nuit, sur un chemin de fer, aperçu de loin un convoi rapide qui vient à vous ? Ses deux gros yeux cyclopéens, ses étincelles, jettent l’effroi.

C’est juste ce qu’on vit alors, en 1800.

L’un était la terrible grande armée de Napoléon qui ruina l’Europe, en laissant la France épuisée, desséchée.

Oui, s’écrient les humanitaires, mais heureusement, l’autre œil flamboyant fut celui de la machine de Watt et de la grande armée des ouvriers, instrument bienfaisant de paix, d’utilité pour tous.

Provisoirement, cet instrument de paix aide la guerre par des capitaux infinis, sert la tyrannie maritime. Il fournit des forces inépuisables pour les guerres de l’Europe et de l’Inde, d’où le choléra (1817), et mille maux.

De plus, ce règne des machines, admirable comme production de richesse, en revanche, attire et dévore les races, dépeuple les campagnes.


L’autre siècle, le XVIIIe siècle, n’était pas mieux né, dira-t-on. Il naît des guerres de Louis XIV et de la famine de 1709, comme celui-ci du maximum et des famines de la révolution.

Mais ceci n’explique pas la diversité de leur allure. Le nôtre est vacillant.

Comme en comparaison, le dix-huitième est vif, et franc marcheur, a le jarret nerveux !

Quand le dix-huitième donne la Régence, les Lettres persanes et Voltaire, son mouvement est simple, il monte vers la lumière, loin du ténébreux moyen âge. Même quand il s’étend, par Diderot et l’Encyclopédie, il suit encore sa voie. Et la scission apparente de Rousseau l’y mène par un autre chemin.

Tout peut se dire d’un mot : l’escalade vers la liberté.

Le XIXe siècle, riche et vaste, mais lourd, regarde vers la fatalité.

Nos pères, lestes marcheurs, pouvaient quelquefois passer dans la boue, mais n’en montaient pas moins, s’accrochant à tout, à leurs passions, même à leurs vices, et regardant toujours en haut.

Les nôtres, au contraire, que font-ils de leurs passions ? Pas grand chose. Ils regardent toujours sombrement en bas, vers des endroits obscurs, la matière, la basse avarice.


Le XIXe siècle, avant sa naissance, était double déjà et déchiré d’un combat extérieur contre l’Europe.

Le christianisme bâtard, copié de Rousseau, put guillotiner Danton et le parti de la Nature. La Nature, n’en resta pas moins le dieu du XIXe siècle, dans toutes ses écoles et dans l’immensité du peuple.

Par opposition, les rois s’attachèrent tous à la thèse contraire, au christianisme bâtard (avec la double incarnation, et divine et royale). C’est la thèse que suivent généralement tous ceux qui ont besoin d’absurdité.

Ainsi ce siècle fut métis, traînant par derrière cette grosse queue inepte, cette bestiale armée qui marche à quatre pattes.


Les écoles qui, à divers points de vue, parlaient le plus de la Nature, comme les Naturalistes d’Allemagne, et ici nos Socialistes, oubliaient trop qu’en la Nature, le plus haut c’est la liberté.

Fils ingrats, ils se vantaient de s’éloigner par écart absolu de leur père héroïque, le XVIIIe siècle.

Bonaparte était mort. Et du siècle de fer était né le siècle d’argent, par les emprunts, qu’on fit pour les armées, même en pleine paix, et pour toute chose. Un juif intelligent, Olinde Rodrigues, au nom de Saint-Simon, écrivit l’évangile de cette nouvelle religion.

Les juifs, qui jusque-là étaient en république, se constituèrent en double royauté. Les juifs allemands, plus tard ceux du midi, créèrent deux réservoirs où se versaient les capitaux.

Tandis que les premiers faisaient les fonds pour les armées de la Sainte-Alliance, les autres se donnèrent au second Bonaparte. Donc la thèse de paix et d’industrie tourna promptement au service des gouvernements militaires.

Fourier, plus net que le saint-simonisme, aurait-il plus de chances ? Il arrivait, avec ses vues ingénieuses sur la vie collective, le phalanstère, etc., au moment où les armées et les manufactures avaient donné l’horreur de la vie commune.

On s’éloigna, sans même s’informer s’il y avait dans son grand pêle-mêle quelque chose d’utile. Son vaisseau, engravé, demeura dans le port.


Donc, la France ne put engendrer aucun système qui durât, tandis que ceux de l’Allemagne, finissant par Hegel, semblaient l’avoir tarie, stérilisée, comme pour la livrer à la Prusse.

Mais, si la France, au point de vue philosophique, se montra peu féconde, en revanche pendant trente années, elle brilla d’un grand éclat littéraire, par le lyrisme, le drame et le roman.

Après les grands ouvrages, en France, en Angleterre, ont primé les revues, et aujourd’hui les journaux seuls, rédigés avec une verve brillante et beaucoup d’industrie.

Tel est ce siècle changeant. Et c’est le fait, non pas de son caprice, mais d’une mobilité très naturelle, qui souvent lui ménage des renouvellements de surprise étonnante.

Qui nous eût dit que l’Angleterre, depuis Byron stérile, qui semblait confinée dans son roulis industriel, dans son formalisme anglican, s’éveillerait, d’abord par Lyell et Darwin, et tant de savants hardis émules de Lamarck et nos alliés naturels[2] ? Ce sont eux qui commencent à combler le détroit et à former la grande alliance occidentale, en attendant ce qu’on a appelé les futurs États-Unis de l’Europe.

[2] J’ajoute ces grands penseurs philosophiques et politiques, Stewart, Harrison, etc.

Dans tout le cours de mon Histoire de France, et dans les premiers volumes de mon XIXe siècle, j’ai suivi, selon mes forces, le principe que j’avais posé dès 1830 : que l’histoire doit montrer toujours la Nature à côté de l’Homme, marquer à chaque siècle, quels furent ses aliments, ses excitants, sa médecine.

En racontant Austerlitz, j’ai parlé de la maladie propre à la Grande-Armée, suite naturelle de la vie violente qui sans cesse passait de l’abondance à la disette.

Puis, à l’occasion du décret où Napoléon proscrivit le sucre, le café et tout ce qui relève l’esprit, quand l’humanité défaillante appelait le plus ce secours, j’ai parlé aussi de nos besoins nouveaux.

Mais j’ai trop peu insisté sur le régime alimentaire en général qui changea tant en notre siècle. L’histoire nous dit toujours comment on meurt, jamais comment on vit.

Cependant chaque peuple a un aliment spécial qui l’engendre jour par jour, si je puis dire, est son créateur quotidien.

Pour les Français, de tout temps, c’est le pain, la soupe.

Pour l’Anglais, surtout depuis 1760 et les découvertes de Backwell qui inventa de nouvelles races de bestiaux, l’aliment c’est surtout la viande.

Forcée au travail, aux voyages, l’Angleterre de plus en plus se donna à la viande et s’en fit une religion, pour ainsi dire. L’enfant nourri, jusqu’à douze ans, de viande, grandit énormément et prend tout l’éclat de la rose.

Cependant, au milieu de ce régime fortifiant, l’Angleterre se disait fatiguée, criait toujours : « du pain ! » jusqu’à ce que les lois de Robert Peel lui amenassent les céréales de France, Russie, Pologne, etc.

Chose singulière ! La France, après tant d’aventures mortelles, s’étant saignée de tant de sang, n’avait pas trop maigri, et elle offrait de nourrir l’Angleterre.

Celle-ci prétendait que la taille avait baissé en France. Chose possible après Bonaparte. Mais la race y restait plus forte que jamais. Le paysan, peu nourri, disait-on, y suffisait aux plus rudes travaux. On vit là, combien le blé est une nourriture substantielle, quoiqu’il ne donne pas comme la viande, l’énergie du moment. Ce blé, au fond, c’est du silex qui s’infiltre dans la plante en fleur et lui donne une consistance, une durée singulière d’alimentation.

La France, qu’on le sache bien, est nourrie de caillou. Ce régime lui donne par moments, l’étincelle, et dans les os une grande force de résistance.

Les Anglais, depuis quelque temps, ont pris judicieusement une alimentation mixte, et se sont relâchés du régime exclusif qu’ils suivaient depuis un siècle. Et en même temps, la France use maintenant d’une alimentation plus animale. Véritable progrès et pour l’une et pour l’autre. Progrès qui cependant n’empêche pas nos races (au moins dans les classes bourgeoises) de décliner visiblement.

Le pain, la viande suffiraient bien sans doute. Cependant, la vie violente que mène l’Europe, l’effort momentané et par accès, demandent aussi des secours instantanés qui semblent nous mettre au-dessus de nous-mêmes, nous donner une force miraculeuse, ce que le moyen âge, plus imaginatif, nommait la Présence réelle.

L’alcool donne ce dangereux secours, mêlé de trouble ; tout contraire au café qui éclaircit l’esprit. Donc le café est un bienfait, un auxiliaire pour la civilisation. Il fait penser. Le tabac fait rêver.

Le tabac, première léthargie des peuples fatigués. Après la Turquie, l’Espagne, la Flandre et l’Allemagne fumèrent. Puis, les nôtres en 1832 au siège d’Anvers, et les Anglais un peu après.

Un surcroît de vie morale, intellectuelle, diminuerait certainement ces tristes habitudes, que nos pères, moins solitaires, moins sombres, n’avaient pas connues.

La confession, le roman, l’alcool, grands corrupteurs du monde au XIXe siècle, accélèrent encore la pente du néant où nous semblons descendre.

Dans un petit livre qui parut en 45[3], j’ai dit qu’à part nos prêtres et nos détestables gouvernements, le mal était surtout en nous-mêmes, et dans la famille.

[3] Le Peuple.

Le mariage est très faible, léger en France, en Allemagne mou et débonnaire. En Angleterre, il est meilleur. Pourquoi ? Parce que la maison est fermée.

Mais ce qui en France est terrible autant que nos vices, c’est une de nos vertus, l’attachement excessif des parents pour les enfants.

Cela tient surtout à une cause trop oubliée. Depuis les départs cruels de la Réquisition, de la Conscription de Bonaparte, qui étaient funèbres, le cœur maternel a faibli, et une tradition de faiblesse persiste chez nous, que ne connaît pas l’Angleterre.

Ce fils ménagé, tant gâté, d’autant plus ne fait rien, tourne à rien.

Les lois de la Révolution, faites pour le grand combat contre l’Europe, donnaient tout l’avantage aux jeunes, à ceux qui combattaient.

Aujourd’hui les mêmes avantages restent à une jeunesse grasse et paresseuse, qui se moque des avis du père, et n’hérite pas moins.

De là, déclin rapide. A la génération, peu endormie encore, de la Restauration, ont succédé les ventrus de Louis-Philippe et les petits crevés de Louis Bonaparte.

Il faut des lois qui excitent l’homme jeune. Car, disent très bien les Américains, si la propriété excite et rend actif, l’hérédité, en revanche, rend paresseux, endort.


Au milieu de cette enquête, quelques personnes, trop confiantes dans ma lucidité, m’ont demandé : « Que pensez-vous de l’avenir ? Ce siècle se relèvera-t-il ? »

Grande question ! Ceux qui me l’adressent, sachant que ma vie fut consacrée à l’Histoire, et croyant que le passé contient l’avenir, me demandent si je ne vois pas quelques lueurs des jours meilleurs qui peut-être viendront.

Le temps nous amène toujours quelque élément nouveau. Je ne suis pas de ces pleureurs qui croient à chaque siècle que la fin du monde est venue.

Et quelle sera la terre assez nouvelle pour enfanter encore ? Serait-ce la création australe qu’élèvent chaque jour les coraux ? Serait-ce la grande Amérique, qui a l’air d’une seconde Europe, imitée plus que rajeunie ? La concentration des sciences, qui permet chaque jour d’entrevoir leurs rapports, mènera-t-elle à l’idée mère d’où viendra l’univers nouveau ? Il n’y paraît pas jusqu’ici.

L’Europe, dit-on, est bien vieille. Mais dans sa vieillesse apparente elle a plus de jeunesse que tout le reste de la terre. Son électricité vivante, qui la rend si mobile, lui permet chaque jour de se renouveler par l’esprit, et l’esprit, à son tour, donne des forces inouïes à la volonté.

Qu’une grande idée apparaisse, la volonté y tend et fait un monde.

Il n’y a pas d’autre mode de création.

Quelle idée a surgi ? C’est l’association des volontés, des âmes, qu’on nomme République.

Elle est née et renée trois fois en cent ans, et toujours par la France.

Pourquoi ? La France, oubliant vite, ne hait jamais, est toujours sympathique, quoi qu’il arrive. Elle ne reste pas, comme d’autres, aigrie, stérilisée par la haine. Au dernier siècle, elle haït si peu l’Angleterre, qu’elle l’imita, et fit une Angleterre nouvelle en Amérique. Au dix-neuvième siècle, loin de haïr l’Allemagne, elle fera mille vœux pour qu’elle soit une vraie Allemagne, grande et libre, républicaine[4].

[4] Dans une autre préface, j’essayerai de combler les lacunes de celle-ci, au point de vue scientifique, artistique et religieux.

Hyères, janvier 1874.

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