Histoire du XIXe siècle (volume 3/3) : $b III. Jusqu'à Waterloo
CHAPITRE IV
MARENGO. — 14 JUIN 1800. — LA BATAILLE PERDUE ET
GAGNÉE
L’effet désiré fut produit. On sut à Paris par de triomphants bulletins que Bonaparte était entré à Milan. Et l’on ne douta pas qu’il ne fût déjà vainqueur. La parole du 18 brumaire semblait être exacte. On crut le voir descendant les Alpes avec ses dieux : La Guerre et la Fortune, et en un instant traversant, domptant l’Italie.
Dans la réalité, il n’en avait que la place qu’occupait son armée, pas même Milan entièrement, car le château tenait encore. Ni Mantoue, ni aucune des grandes forteresses n’étaient sorties de la main de l’Autriche. La nécessité d’attendre Moncey, qui lentement débouchait des Alpes, obligea Bonaparte de rester huit jours à Milan, au milieu de la joie, des transports d’un peuple qui se croyait sauvé.
Il y resta dans les fêtes, du 2 au 9 juin, pendant qu’on mourait à Gênes. Le 4, Masséna eut la douleur de se rendre, après avoir tellement prolongé la résistance. Les Autrichiens lui accordèrent les plus belles conditions. Mais les Anglais tirèrent sur lui, lorsqu’en barque il sortait du port, prétendant que les Autrichiens, qui dépendaient de l’amiral Keith, n’avaient pas le droit d’accorder cette capitulation ni de prendre Gênes.
Bonaparte, après le triomphe, devait enfin penser à la victoire, à son ennemi fortifié. Si la cour d’Autriche, selon sa méthode, n’avait obligé Mélas d’éparpiller ses forces, de garnir tant de places, il aurait eu sur Bonaparte une écrasante supériorité. Cent mille hommes contre cinquante mille. Mélas, réduit par ce système, ne se trouva pas plus fort que Bonaparte. Murat ayant pris Plaisance, Lannes, Montebello, après un sanglant combat que Lannes lui-même trouva effroyable d’acharnement, Bonaparte arriva dans la plaine de Marengo sur la Bormida, en face de l’armée de Mélas. La voyant ramassée dans ce bassin, il disait l’avoir enfermée. Mais cette armée, qui en partie était l’élite de la Hongrie, eût bien pu lui en dire tout autant.
Desaix, arrivé fort à propos d’Égypte et de Provence, fut mandé en hâte par Bonaparte, qui craignait qu’une nouvelle armée amenée pendant la bataille ne vînt de Gênes et ne tombât sur lui. Il envoya Desaix observer la route vers Novi. Mais, dès midi ou une heure, voyant ses trois lignes enfoncées, sauf la seconde, qui, sous Lannes, tenait encore, il le rappela, montra à Desaix le champ de bataille, demanda ce qu’il en pensait. Desaix regarda sa montre, dit : « C’est une bataille perdue, mais il est de bonne heure ; nous en gagnerons une autre. »
Mélas avait vraiment vaincu. Cet homme de quatre-vingts ans, qui depuis quinze heures était à cheval et avait eu deux chevaux tués sous lui, tombait de fatigue ; il rentra dans Alexandrie pour prendre quelque repos, et fit mander partout qu’il avait gagné la bataille.
La reine de Naples, qui allait à Vienne, apprit en route la bonne nouvelle, crut la France vaincue à jamais, et se livra à d’indécents transports qui devaient bientôt se changer en pleurs.
Même à Paris, les impressions étaient diverses. Un conciliabule s’était formé pour savoir qui succéderait à Bonaparte s’il périssait. On hésitait entre la Fayette, Moreau, Brune et Carnot. Et l’on eût choisi le dernier, comme un nom plus conciliant entre les partis. Fort tard, on apprit la victoire[12].
[12] Carnot, Mémoires, t. II, p. 251.
Elle tint en partie au hasard. Le vaillant Zach, à qui Mélas laissait le commandement, était myope. Il crut que Masséna arrivait, et il prit Desaix pour l’un des siens, le rencontra, et se fit prendre.
Desaix, avec des dons supérieurs et toutes les vertus de l’homme et du soldat, était un sensible et fidèle Auvergnat qui avait besoin de s’attacher, d’aimer et d’obéir ; il prit pour son idéal celui qu’il connaissait bien mal, Bonaparte. Et dans cette occasion où il s’exposait pour la France, on peut croire aussi qu’il était heureux de se dévouer pour son héros. Il chargeait à fond perdu, lorsqu’il fut frappé d’une balle en pleine poitrine. Napoléon lui a prêté de vaines paroles qu’il ne dit pas. Son seul sentiment fut de craindre pour l’armée et la bataille. Il prononça un seul mot : « N’en dites rien. »
On le retrouva, reconnaissable à son épaisse et noire chevelure[13]. Il vainquit après sa mort. Car le jeune Kellermann et ses cuirassiers, que Desaix avait amenés, arrivèrent comme la tempête, divisèrent et firent prisonnier un corps de cinq mille grenadiers hongrois. Dernier acte de la bataille ; aussi Kellermann dit un mot que Bonaparte ne lui pardonna jamais : « Avec cette charge, je vous ai mis la couronne sur la tête. »
[13] Le même jour, Kléber fut assassiné en Égypte. Deux grandes pertes, mais bien différentes. Kléber était un admirable citoyen. Desaix, serf de l’admiration, avait été fasciné par Bonaparte ; sa modestie le rendait dépendant, crédule. — Joubert avait mieux échappé à Bonaparte ; son beau-père Sémonville et Talleyrand l’avaient fait ambitieux, impatient de monter plus haut ; son mariage sembla lui avoir ôté la ferme et froide volonté. Il se précipita et courut à la mort.
En effet les deux ailes de Mélas étaient victorieuses et n’avaient plus d’ennemis. Si elles s’étaient rabattues sur les Français, elles auraient pu les écraser. Mais elles manquaient de chefs ; leurs sept généraux étaient hors de combat. Elles repassèrent paisiblement la Bormida, en gardant les têtes du pont, et même un poste en avant, près Marengo.
Mêlas y était dans une position inattaquable. Il attendait un corps considérable de renfort ; il avait derrière lui je ne sais combien de places fortes. Et Bonaparte aucune.
Chose inexplicable, malgré son armée frémissante, Mélas désespéra, capitula (15 juin). Pour se retirer vers Mantoue, il céda Alexandrie, Milan, Turin, Gênes, avec l’artillerie et tout ce qui s’y trouvait. On put croire que ce vaillant homme était devenu fou.
Le favori de la fortune, Bonaparte, malgré la perte de Desaix, qu’il fit enterrer loin de Paris, au Saint-Bernard, alla triompher à Milan, où il fut reçu plus qu’en roi, — en dieu même.
Pour Paris, il fut plus modeste. Il y écrivit ce mot qui est encore d’un citoyen : « J’espère que le peuple français sera content de son armée. »