Histoire du XIXe siècle (volume 3/3) : $b III. Jusqu'à Waterloo
CHAPITRE IX
NAPOLÉON SE BROUILLE AVEC SES FRÈRES, S’ÉTEND DE
TOUS CÔTÉS, MENACE LA RUSSIE (1810)
Je me rappelle parfaitement certaines choses de 1810. J’avais douze ans, et, quoique enfant, je sentais vivement les inquiétudes et les misères d’alors. Deux ou trois mois après le mariage de l’empereur, un événement tragique saisit Paris et sembla un grand présage d’avenir. On n’avait pas oublié la lugubre et funèbre fête du mariage de Louis XVI, tant de gens étouffés. Le bal, le terrible incendie de l’ambassade d’Autriche au printemps de 1810, eurent d’autant plus d’effet, que les victimes étaient les dignitaires, la cour même de l’empereur que le fléau frappa.
L’impression fut d’abord celle de la nature ; on parla fort de l’ambassadrice, une mère qui périt en cherchant ses enfants.
Puis, vinrent divers jugements en sens contraire. Mon oncle maternel, employé à la trésorerie, n’y voyait rien qu’un malheur fortuit. Mais beaucoup en auguraient la fin du bonheur de Bonaparte, la chute prochaine de l’empire. C’était la pensée de mon père, persécuté comme imprimeur, celle de mon oncle paternel, ouvrier chez mon père.
Espérance sans joie, car on devinait bien que la chute désirée du colosse ne s’accomplirait pas sans entraîner de grands malheurs.
Nous étions misérables, l’Europe, écrasée en notre nom, croyait que nous nagions dans l’or. Mais tout passait à la fortune de quelques généraux, au gaspillage des armées.
Bonaparte imaginatif s’exagérait certaines choses. La découverte du sucre de raisin allait nous dispenser d’avoir besoin des denrées coloniales. Richard Lenoir et Oberkampf, avec leur filature, leurs toiles de Jouy, allaient remplacer Londres. Cependant, que pouvaient ces hommes actifs, ingénieux ? La matière première, le coton, faisait défaut, à moins que l’empereur, violant son propre système, n’accordât des licences d’importation (à tel privilégié, qui sous-vendait ce droit honteusement). Cela faisait crier l’Europe. Les faibles en gémissaient, mais les forts, la Russie, ne pouvaient manquer, à la longue, de perdre patience.
Cette oppression douanière n’était guère moins pesante que l’oppression militaire, qui forçait les Allemands, envoyés en Espagne avec les nôtres, d’être massacreurs ou massacrés.
Pour résister à tant de barbarie, les Portugais, sous leurs libérateurs anglais, étaient condamnés à un remède atroce : dévaster leur pays, en faire un désert, comme les Russes firent de leur Russie en 1812.
Rien encore jusqu’ici ne donne l’idée du sanglant capharnaüm de la guerre d’Espagne en 1810, de ce mélange d’opinions les plus opposées, et de races contraires, qu’on eût crues inconciliables. Une assez bonne narration, peu consultée, celle de lord Londonderry, peint parfaitement la confiance des Portugais, la défiance des Espagnols pour l’Angleterre. Il avoue les excès horribles des Anglo-Irlandais aux prises des villes ou dans les batailles gagnées, le découragement général. Les officiers anglais cherchaient déjà des places en Angleterre.
L’armée française resta près de six mois en Portugal sans avoir de nouvelles de France. Toutes les places fortes d’Espagne étaient au pouvoir de Napoléon. Mais dans toute la campagne, dans les montagnes et défilés, la guerre continuait avec une extrême barbarie. La junte centrale avait condamné notre armée tout entière à mort. On tuait tout Français. Ney et Lannes s’étaient montrés impitoyables. Et, par contre, les Espagnols noyèrent en une fois huit cents Français inoffensifs. Le maréchal Victor conte que les soldats de Cuesta, à leur défaite, se jugèrent morts, criaient : Pas de quartier ! Douze mille hommes, dit-il, se firent massacrer. Horrible exécution où les Français furent énergiquement aidés par leurs alliés allemands. Il nomme et remercie le corps allemand qui prit part à cette boucherie[110].
[110] Voyez le rapport de Victor dans le Spectateur militaire, février-mars 1875, article du capitaine Costa de Sarda ; Opérations allemandes en Espagne.
Nos Allemands, nos Suisses, souvent poursuivaient et tuaient les Suisses et Allemands de l’ennemi. Les représailles atroces et les ordres cruels changeaient tout homme en bête féroce. Tous tuaient, et, forcés de tuer, ils maudissaient d’autant plus le tyran.
Quoique rien ne bougeât encore, des choses tellement contre nature n’avaient guère chance de durer. Plusieurs jugeaient l’échéance à court terme. Bernadotte, beau-frère de Joseph, machinait déjà de deux façons pour surnager dans la débâcle de l’Empire. Avant Wagram, enfermé un moment dans l’île Lobau, il faisait sa cour à l’armée, aux officiers, qui me l’ont redit. Puis, ayant les Saxons à commander, il osa lancer un bulletin où il leur donnait une part exagérée dans la victoire, à quoi répondit Bonaparte par un soufflet donné à tour de bras, je veux dire par un démenti violent, injurieux, qui dut envenimer la haine de Bernadotte, et le rendre attentif à saisir l’occasion de fuir et de s’affranchir, s’il pouvait.
Autres n’étaient les pensées de Murat, qui, humilié par l’empereur, se demandait avec audace : « S’il meurt, qui lui succédera ? » Ses amis, à Paris, discutaient cette chance.
Joseph, tyrannisé en Espagne, par les généraux de son frère, était devenu Espagnol de cœur, et le bon accueil qu’il avait eu en Andalousie lui donnait de grandes espérances, lorsque Bonaparte lui apprend qu’il veut tout le nord de l’Espagne jusqu’à l’Èbre. Puis il prend le Midi en outre, en constituant Soult comme une sorte de vice-roi de l’Andalousie.
Ceci pouvait s’appeler un envahissement général, une conquête sur Joseph même, et il avait encore moins d’égards pour l’infortuné roi de Hollande. Louis, sans doute, méritait peu d’égards. Dans un pays très obéré, il singeait l’état dispendieux de la France, faisait des maréchaux, etc. Cependant, la rudesse tyrannique de Napoléon rendait Louis un objet de pitié. Bonaparte, ayant fait le fils d’Hortense grand-duc de Berg, ne daigna pas même en prévenir son frère, confirmant ainsi ce qu’avaient dit les journaux anglais de la naissance de l’enfant et des infortunes conjugales du roi de Hollande. La mélancolie de celui-ci, son mysticisme, était un sujet de plaisanteries barbares pour Napoléon. Il lui reprochait d’être malade, « d’avoir une lymphe viciée ». Pourquoi cette persécution et ces basses injures ? il devait dire nettement qu’il voulait ses dépouilles. La Hollande était nécessaire à son système ; il l’enveloppait déjà de douanes françaises, disant qu’elle n’était qu’une alluvion des fleuves de France, du Rhin et de la Meuse. Il prit d’abord ses provinces vitales de Zélande et Brabant. Mais la conquête lui eût paru sans charme s’il l’avait faite ouvertement, sans perfidie. Il somma Louis de venir, d’assister à son mariage, et pendant ce temps il lui prit tout. Louis était si furieux qu’il eût voulu que la Hollande essayât du moyen qui réussit si bien contre Louis XIV, l’inondation générale du pays. A grand’peine, du moins, il sauva sa personne et se réfugia en Autriche sans vouloir jamais revenir.
A ce moment de mariage et de fêtes, Napoléon instituait dix prisons d’État, « pour des gens, disait-il, qui méritaient la mort, mais qu’on ne pouvait mettre en jugement ». Ils devaient rester là, sans information ni procès, dans une captivité illimitée. Et pour qu’on n’y prît pas d’intérêt, il ajoutait que « plusieurs étaient des voleurs de diligences ou des gens qui avaient été employés pour la police en pays étranger ». Ainsi, un vaste filet était tendu, d’autant plus redoutable, qu’on ne spécifiait pas avec précision ceux qu’il devait atteindre et garder indéfiniment.
Des prisons ? et pourquoi ? L’Europe entière, dit madame de Staël, devenait une prison. On avait pu croire que la réunion de la Hollande avait un but particulier, comme celui d’acquérir sa flotte, de confisquer les marchandises anglaises qu’elle abritait. Mais point. On apprit, vers la fin de 1810, que cette réunion n’était qu’un cas d’un grand système d’empiètement général qui embrassait le Nord, les villes hanséatiques, c’est-à-dire l’embouchure des fleuves allemands qui donnent accès dans la Baltique.
Et ce grand événement ne fut annoncé que par deux lignes du duc de Cadore : « La réunion de la Hollande a entraîné celle des villes hanséatiques. »
Concision sublime, mais prodigieusement insolente, menaçante même. Pour mieux l’accentuer, Napoléon lève cent vingt mille soldats, quarante mille matelots. Et il annonçait sans détour que chaque année il appellerait la conscription (sauf à renvoyer autant d’anciens soldats).
Son ambassadeur devait faire, sans détour, cette notification à l’empereur de Russie. Le mariage d’Autriche et la conquête des places d’Espagne lui donnaient tant de confiance, qu’il ne craignit pas, dans une affaire personnelle, de mécontenter le czar, jusque-là si sagement ménagé. Dans cette réunion générale du Nord, faite par un décret, il ne daigna s’apercevoir qu’il avait englobé le duc d’Oldenbourg, beau-frère de l’empereur Alexandre (Oldenbourg, le berceau de la dynastie de Russie). Acte fort impolitique que ses petites nécessités douanières n’excusaient nullement.
Ce manque d’égards et ces grandes réunions d’États du nord, faites si brusquement, avertissaient assez. Alexandre, alarmé, fit des fortifications sur ses frontières, et enfin franchit le fossé, par un tarif de douanes qui excluait les denrées et marchandises françaises, tandis que les anglaises entraient toujours abritées sous le pavillon neutre.
C’était déjà une rupture. Si la Russie croyait devoir briser sitôt, Napoléon en était cause ; il n’avait pas craint de marquer le but de ces réunions en déclarant son projet de creuser un grand canal, qui allant droit au Rhin, à l’Elbe, à la Baltique, ôterait à celle-ci son caractère de mer fermée, pourrait à chaque instant l’ouvrir à nos embarcations, et peut-être à nos entreprises.
Bien loin d’atténuer la portée d’un projet si inquiétant en lui-même, il l’avait annoncé en des termes plus alarmants encore, avec une emphase effrayante. Dans l’acte qui réunissait le Valais à la France, comme département du Simplon, il disait : « Les Anglais ont déchiré le droit public de l’Europe. La nature est changée. J’ai dressé le plan du canal qui, avant cinq ans, réunira la Baltique à la Seine. De nouvelles garanties m’étaient nécessaires. Les premières, les plus importantes, m’ont paru celles de la réunion à l’empire des bouches de l’Escaut, de la Meuse, du Rhin, de l’Elbe, et l’établissement d’une navigation intérieure avec la Baltique. »
Étonnant et bizarre décret, qui, en perçant les Alpes d’une part, de l’autre menaçait l’Océan du nord d’être supprimé.