← Retour

Histoire du XIXe siècle (volume 3/3) : $b III. Jusqu'à Waterloo

16px
100%

CHAPITRE IX
IÉNA

Napoléon, suivant d’abord la politique de Sieyès et du Directoire, avait cru la Prusse une alliée sûre, l’avait agrandie, enrichie étourdiment des dépouilles de l’Allemagne. Il avait cru que cet État, si peu aimé des Allemands, les contiendrait, lui répondrait de ceux du Nord.

Puis, quand il vit la Prusse tergiverser, il l’accusa de perfidie. A tort. Si, en réalité, elle était double, elle l’était bien moins de politique que d’incertitude entre les deux partis du roi, et de la reine, qui la faisaient agir en des sens différents.

La Prusse n’est pas simple[79], mais très variée d’origines. Son petit noyau slave, mêlé d’Allemands, a été de bonne heure un asile contre deux tyrans, l’Autriche et Louis XIV, qui, par leurs ineptes persécutions, ont doté ce pays stérile de populations patientes, résignées, énergiques, courageuses à supporter tout. Ces populations abjurèrent la France, mais n’acquirent pas les qualités allemandes, la douceur imaginative, rêveuse et poétique, qui nous touche dans l’Allemagne.

[79] Non simple et une, comme l’a dit à tort M. Lanfrey.

Frédéric le Grand, élevé par nos réfugiés qui lui donnèrent une trempe extraordinaire, aidé par les subsides anglais et attirant par son génie les éléments les plus militaires de l’Europe, mordit les Slaves, et prit d’abord la Silésie, puis proposa le partage de la Pologne.

La Prusse, composée ainsi d’éléments hétérogènes, s’unit par la pression d’une éducation dure, qui, commencée de bonne heure, continuée imperturbablement, et sans souci des diverses natures, pliant Cologne, et écrasant Posen, fait des êtres qui semblent analogues. Mais, Dieu ! si vous ouvrez le cœur, quelle étrange diversité !

Cette opération contre nature laisse-t-elle à ces races leur fécondité intérieure ? J’en doute. On peut acquérir du dehors de grands savants, même un grand général, un machiniste éminent de la guerre. Tout cela ne vient pas du sol. Ce sont de pures importations.

Quant à la force totale, la solidité de cohésion, toutes les fois qu’elle existe dans une création quelconque, cette belle qualité se montre par la grâce dont cette création est douée. L’assimilation des provinces de France a bien ce caractère. Et même aux îles Britanniques, la basse Écosse s’est très bien assimilée à l’Angleterre, que ses grands Écossais (Watt, Adam Smith, Walter Scott, etc.) ont tant glorifiée.

En Prusse, les éléments sont réfractaires et s’assimilent moins. Tout y semble de fer. Mais est-ce en solide fer forgé, ou en fer creux de fonte, qui est si casuel ?

Pour revenir, Napoléon à Austerlitz avait été ému d’orgueil et de colère contre ses ennemis. L’Autriche et la Russie, jusqu’à la veille de la guerre, avaient cherché à l’amuser. La Prusse avait reçu et abrité tout ce qui avait pu se sauver d’Ulm. Son armée s’avançait : était-ce contre ou pour Napoléon ? Les Français en doutaient, étaient fort indignés de cette incertitude.

Pour lui, blessé de Trafalgar, il ne pensait qu’à la mer, à l’Angleterre. Voilà pourquoi il fit trois choses. Il voulut s’assurer de Naples, de la Hollande, ces deux grands postes maritimes ; il les confia à ses frères Joseph et Louis, fort incapables. De plus, il obligea la Prusse de prendre aux Anglais leur possession continentale du Hanovre. Acte très tyrannique qui lui faisait grand’peur et non moins aux Hanovriens, qui ne l’ont jamais aimée.

La Prusse n’eut pas une heure pour se décider. Elle signa après Austerlitz. Elle était jusque-là divisée entre deux partis.

Celui du roi, qui avec son ministre Haugwitz, avait longtemps suivi la France, et docilement avait subi ses dons, son amitié dominatrice.

L’autre parti était celui de la reine, de la jeune cour. Parti encouragé par la Russie et l’Angleterre. La reine, belle et audacieuse, entreprenante, rêvait d’être un grand homme, une Marie-Thérèse, une Catherine de Russie, ou comme la mère d’Alexandre si puissante sous son fils. Les Allemandes, en ce siècle, affectaient les rôles virils, montaient à cheval, passaient la revue des troupes. Et celle-ci posait, adorée comme la blonde Germania, l’idéal de la patrie allemande.

L’originalité de la situation, c’est que ce parti qui devint à la longue le parti patriote, ne soutenait alors que les vieilles idées.

Au contraire, le ministre tant détesté, Haugwitz, avec le roi, très honnête homme, penchait pour les idées nouvelles contre les rétrogrades Allemands. La sécularisation des évêchés du Rhin, la suppression de tant de justices féodales, se firent sous lui. La bonté du roi s’étendit jusqu’aux Polonais. Il élargit leurs prisonniers, et même leur témoigna sa bienveillance en prenant l’uniforme polonais pour recevoir Dombrowski, le célèbre général, et surtout en permettant le mariage d’une princesse de son sang avec le prince Radziwill, réfugié à Berlin.

Sous ces rapports, le roi et son ministre Haugwitz représentaient le parti libéral. La guerre de la France à l’Autriche, l’abaissement de celle-ci parut à bien des gens la mort du moyen âge.

Telle fut l’opinion du célèbre Jean de Müller, le grand historien suisse. La guerre d’Austerlitz dut lui apparaître comme la glorieuse continuation des anciennes victoires de son pays sur les Autrichiens. Si savant dans le moyen âge, dont il connaissait tant les mœurs, il s’applaudit (disait-il) « de voir que tout ce qui était vieux, rouillé, insoutenable, pérît, et pérît par la France ».

Jean de Müller n’était pas traître, comme disaient les Allemands. Et d’abord il n’était pas Allemand, mais Suisse. Et, comme le roi de Prusse, il clignotait, ne voyait pas bien clair dans un temps si obscur.

Le roi eût voulu pouvoir fermer l’Allemagne aux deux partis. Mais la reine comptant toujours sur Alexandre et son serment, poussa son mari en avant et le mit en danger, sans réfléchir que peut-être Alexandre arriverait trop tard.

Le roi était perdu s’il n’eût cédé à Bonaparte. Il lui fallut, sous peine de guerre immédiate, accepter le Hanovre, au risque d’irriter les Anglais.

On croit que le ministre prussien à qui Napoléon ingérait cette médecine se flattait sourdement d’en avaler une autre, plus agréable. Il espérait Hambourg, les villes hanséatiques, cette belle fenêtre sur les fleuves et la mer, que le tyran le forcerait d’accepter.

Vain leurre. Napoléon n’en était plus à se fier à la Prusse, non seulement il avait mis un de ses frères en Hollande, mais entre les Pays-Bas et l’Allemagne, il avait posté Murat et son duché de Berg, un petit État militaire qui semblait une avant-garde de la grande armée, et qui, en effet, sur le territoire allemand, s’assura de maintes places fortes.

Ce n’est pas tout. La Prusse avait aussi espéré que, s’il démembrait l’empire, en séparant l’Allemagne occidentale, il la mettrait sous le patronage de la Prusse. Pour le démembrement, il eut lieu en effet, mais non à son profit. La Confédération du Rhin qui, outre le Wurtemberg, Hesse, Nassau, Berg, etc. comprenait de plus le grand royaume méridional, la Bavière, ne pouvait guère être mise sous la direction d’une puissance si contraire aux Bavarois. Napoléon lui-même se fit chef de la Confédération (juillet 1806), et se montra peu favorable à une fédération des États du Nord, que la Prusse essayait de former à part. Ses variations lui faisaient toujours douter si elle serait amie ou ennemie.

Napoléon, à cette époque, se félicitait à tort d’un événement. Pitt venait de mourir. Austerlitz et le chagrin, dit-on, l’enlevèrent à quarante-neuf ans. Bonaparte, qui connaissait mal l’Angleterre, ne savait pas qu’en elle il avait un Pitt éternel.

Elle dépensait beaucoup d’argent, peu d’hommes. De sorte que la guerre, toute ruineuse et irritante qu’elle fût, la lassait peu, l’effrayait peu. A la mort de Pitt, on essaya de le remplacer en créant un ministère mixte qui eut en tête le grand orateur Fox, nom glorieux, faible direction. Fox malade était près de sa fin.

Bonaparte imaginait, d’après les bons rapports qu’ils avaient eus à Paris, que Fox faiblirait pour lui. Mais à tout ce qu’il proposait, offrait, le ministre faisait même réponse : « L’Angleterre ne peut traiter que de concert avec la Russie. »

Bonaparte, trop finement, imagina que, sous cette obstination, il y avait une chose que l’on ne disait pas : « l’affaire du Hanovre, donné à la Prusse ». Il crut que Fox, en traitant, craignait de mécontenter le roi, toujours épris de son duché. — « Qu’à cela ne tienne, dit-il, nous l’ôterons à la Prusse, le rendrons au roi d’Angleterre. »

Cela dit tout bas ; mais dans un pays de publicité, tout transpire, tout est su. Au parlement, le parti contraire à la paix ne manqua de révéler la chose et de la répandre à grand bruit.

Ce fut un tonnerre dans l’Europe. Bonaparte voulait pourtant si, pour la paix du monde, il ôtait le Hanovre à la Prusse, l’indemniser ailleurs. Mais ce don, naguère tant refusé, et infligé de force, maintenant était cher à la Prusse, et elle y attachait l’orgueil national.

Elle fit ressortir la sauvage autocratie que Bonaparte s’arrogeait sur l’Europe, prenant dans ses combinaisons nouvelles les indemnités nécessaires chez des puissances amies.

Rien n’aboutit. L’Angleterre refusa le Hanovre, heureuse d’avoir créé à la France, dans la Prusse, un ennemi éternel. Et la Prusse, qui n’avait d’abord pris le Hanovre que malgré elle, n’en fut pas moins trahie, délaissée des Anglais.

Alexandre, de même, se conduisit mal avec elle. Peut-être que ses parents, petits princes d’Allemagne, qui aimaient peu la Prusse et la reine, ralentirent son zèle. L’armée russe n’arriva pas. « La Russie, dit-on, est si loin ! » — Loin par terre, mais fort près par mer. La mer était libre et facile. On eût pu envoyer au secours l’élite de l’armée.

Quoi qu’il en soit, la guerre devenait inévitable. L’irritation nationale était montée à un degré étonnant de violence, et la jeune noblesse prussienne se précipitait à l’aveugle.

Bonaparte, y contribuait de son mieux, provoquant, par sa tyrannie, ses violences, une lutte si inégale. Il était, comme on a vu, infiniment sensible aux piqûres des journaux, brochures, pamphlets de toute sorte. La ville de Nuremberg, occupée par la Prusse, était le guêpier de ces mouches irritantes. Elle s’était fort compromise elle-même avec Bonaparte, ayant servi de refuge à tout ce qui parvint à s’échapper d’Ulm. La cavalerie de Murat, ardente et rapide, ne le fut pas assez. Elle les atteignit presque, parvenue aux portes de la ville elle les vit avec fureur s’ouvrir aux fuyards Autrichiens, se fermer au nez des Français.

Les pamphlétaires qui écrivaient ailleurs, à Berlin, à Vienne, comme Gentz, dans sa véhémente brochure l’Asservissement de l’Allemagne, s’imprimaient, se vendaient à Nuremberg, qui les expédiait partout. Le libraire Palm et quelques autres faisaient ce dangereux commerce. Napoléon, furieux, imita Louis XIV, qui, pour des attaques bien moindres, avait fait enlever des gazetiers sur les places d’Amsterdam. Le roi de Bavière intercéda pour un de ces libraires, le sauva. Mais Palm fut condamné, jugé par une commission, fusillé.

Cet acte d’une tyrannie féroce mit le feu aux poudres. Et plus encore les articles injurieux du Moniteur contre la reine de Prusse. Le prince Louis, cousin du roi, jeune homme ardent, fougueux, plein de qualités héroïques, dit, hors de lui : « Cela, c’est la mort même. » Et il courut se faire tuer dans un des combats qui se livrèrent avant la bataille d’Iéna.

Il le fut un des premiers. A la tête de l’armée, dont les officiers inexpérimentés étaient la plupart fort jeunes, on avait mis un septuagénaire, le duc de Brunswick, homme éminent, qui avait pourtant contre lui et le fameux manifeste qui irrita tant la France, et la retraite de Valmy. Envoyé près d’Alexandre, il en avait obtenu la promesse d’un secours de soixante-dix mille hommes qui n’arrivèrent pas.

La Prusse, réduite à elle-même, livra la bataille à l’armée infiniment plus forte et plus aguerrie de Napoléon[80]. Le duc de Brunswick, tout d’abord blessé à la tête, perdit les yeux, mourut bientôt avec d’atroces douleurs. Il y eut proprement deux batailles. L’une gagnée à Auerstaedt par Davout, quoique mal secondé du jaloux Bernadotte. L’autre bataille, celle proprement d’Iéna, fut gagnée par l’empereur même[81].

[80] Elle comptait 130 000 hommes.

[81] L’empereur se montre aussi jaloux de Davout qu’il l’avait été de Masséna. Il cherche d’abord par le silence à cacher qu’il y ait eu deux batailles livrées en même temps ; puis, il réduit celle que livra Davout et qui fut l’action capitale, — que Bonaparte n’avait pas prévue, — au rang d’un simple épisode. Ce n’est que tardivement, lorsqu’il n’a plus à craindre que ce succès le diminue aux yeux de l’armée qu’il accorde à Davout le titre de duc d’Auerstaedt. (Voir les Mémoires de Davout et du général Philippe de Ségur.)

Ce qui est moins connu, mais certain, confirmé par le témoignage du Prussien Hardenberg, c’est que la grande majorité de l’armée vaincue, composée de bourgeois, s’en prit à ses officiers mêmes, accusant ces jeunes nobles de lâcheté, quoiqu’ils ne fussent réellement coupables que d’inexpérience et de forfanterie. Ils avaient dit qu’ils dédaignaient les attaques partielles, qu’ils ne voulaient que de grandes batailles rangées. Ce qui fit dire à Bonaparte : « Je les servirai à souhait[82]. »

[82] Mém. de Rapp, p. 71.

Il voulut faire une entrée en règle à Berlin, ce qu’il n’avait pas fait à Vienne.

A Potsdam, il visita avec respect l’appartement du grand Frédéric, et vit qu’en sa dernière lecture, il s’était arrêté sur le livre de Montesquieu : Grandeur et décadence des Romains.

Ce qui le frappa fort et dut l’irriter, ce fut de voir que la reine de Prusse, au moment d’Iéna, lisait les Mémoires de Dumouriez, ses plans d’invasion de la France.

Il descendit au caveau de Frédéric. Sur le tombeau était toujours son épée. Il la prit, dit : « Ceci est à moi. »

Ainsi, des deux côtés, la haine fut mêlée à la guerre, et la victoire avait l’air d’une vengeance. Toutefois, l’armée victorieuse ne fut point logée dans Berlin. La garde impériale eut seule cet honneur, et peut-être même seulement les officiers de la garde.

Un d’eux se trouva par hasard adressé à une maison française de nos anciens réfugiés. Il eut l’agréable surprise d’y être reçu par deux demoiselles parlant très bien le français, mais peut-être trop bien, dans une sévère correction. Il crut plaire et obtenir grâce en disant qu’il remerciait le sort qui justement l’avait adressé à une famille française. « Française ? non, dirent-elles sèchement, mais Prussienne… Nous sommes, nous restons Prussiennes. »

Cet officier lui-même m’a conté la chose, avec douceur, et sans rancune.

Chargement de la publicité...