Histoire du XIXe siècle (volume 3/3) : $b III. Jusqu'à Waterloo
CHAPITRE XI
NAPOLÉON DEVANT LA POLOGNE (1807)
Deux choses poursuivaient Napoléon, malgré toutes ses victoires :
Sa folie, que je viens de caractériser, c’était de se constituer le geôlier de toute la terre, de contrarier toutes les nations en ce qui change le moins, les habitudes de chaque jour ;
Son péché, qui devait le mener à Sainte-Hélène, c’était d’avoir été le grand traître, non seulement en brumaire, mais antérieurement à Léoben, à Campo-Formio. Toujours il ménagea le despotisme, et l’Autriche, qui en était comme la forteresse en Europe ; à Léoben, à Austerlitz, où elle était par terre, il la releva. A son grand coup de foudre, Austerlitz, lorsque l’Europe reculait de stupeur, lorsque le czar ému prenait les routes de traverse, disparaissait à l’horizon, le grand moment était venu de tirer l’Aigle blanc de son tombeau, de le déployer derrière l’Europe pâlissante, de montrer à la Prusse, à l’Autriche et à la Russie, que leurs armées avaient pour arrière-garde un spectre.
« Même moment après Iéna ? » Pas tout à fait le même. Victoire moins éclatante. Puis, l’imprudence insigne d’enfermer le monde, l’orgueil insensé de croire pouvoir enserrer dans ses bras le globe tout entier, pour mieux en exclure les Anglais.
Il était tout à l’idée fixe qui lui cachait la route, et il ne vit pas même la Pologne soulevée pour lui. Et non seulement la Pologne prussienne, qu’il traversait, mais la plus lointaine Pologne. Il vint de la Lithuanie, de Vilna, malgré la distance et les obstacles de tous genres, l’horreur des boues profondes, si terribles en automne, il vint douze mille hommes qui voulaient combattre sous Napoléon.
Et cela ne s’arrêta pas. Ce fut le commencement d’une religion. J’en ai vu avec émotion la sublime et dernière extase dans Towianski, le prophète, dans Mickiewicz, le grand poète. Mais il faut reprendre de haut.
Jamais cœurs d’hommes ne battirent autant pour la France.
Ils prirent ses qualités, ses vertus, ses défauts, Versailles et le grand roi leur firent un mal immense. Mais dans leur naufrage même, l’espoir d’être secourus par nous les soutenait toujours, surtout lorsque le Directoire, La Réveillère-Lepeaux, offrit héroïquement alliance à tous les peuples qui s’émanciperaient (1796).
Alors à Paris même, deux Polonais, Trèmo, Laroche, eurent l’idée de créer une Pologne errante, associée aux armées de la France, qui les suivrait, combattrait avec elles. On n’avait pu démembrer que le sol. Mais l’âme de la Pologne, l’Aigle blanc, allait voler, mobile et affranchi.
La belle idée, si vraie, du Polonais Copernic, qui lança la terre dans l’espace, pour rouler à jamais, fut imitée ici.
L’idée plut à Kléber, à Jourdan, à Championnet, Le politique Bonaparte n’admit pas d’abord les Polonais dans l’armée française, mais dans les troupes italiennes.
Ils le servirent fort en Égypte. Puis, ce qui restait d’eux, il eut la barbarie de l’envoyer à Saint-Domingue, qui les dévora.
D’autres se présentaient, mais il les fondait dans ses troupes, les laissait rarement combattre à part, pour ne pas voir leurs services, se dispenser d’être reconnaissant.
Tout cela devait bien refroidir la Pologne ? Nullement[85]. Notre arrivée à Posen eut tout l’effet d’un cataclysme. Non seulement la population se précipite, mais s’aligne pour marcher avec nous. En sortant de Posen, ce sont quatre régiments de plus.
[85] Voy. plus loin, Somo-Sierra, 1807.
Bonaparte avait annoncé que Kosciuszko, allait venir de France. Mais ce héros, qui le jugeait parfaitement, non seulement ne bougea pas, mais démentit expressément le mensonge officiel.
N’importe. L’élan était donné. Le crédule Dombrowski était en avant. Bonaparte ne craignait qu’une chose, l’enthousiasme qui le forcerait de se prononcer. Il arrive à Varsovie, comme un coupable, dans l’ombre d’une soirée d’octobre. Vu aux flambeaux, il était, non plus le Bonaparte jauni et travaillé de flammes, des grandes batailles d’Italie, mais blême et qui déjà tournait à la graisse pâle.
Tous pleuraient. Lui, il passe, sombre, silencieux. Descendu à l’hôtel de ville, pour réponse aux harangues émues, il parle du climat : « Qu’il y a de la boue dans ce pays ! » Puis brusquement : « Messieurs, il me faut pour demain tant de blé, tant de riz. »
A quoi il ajouta une parole terrible, qu’on a rapportée diversement, mais qui serra le cœur : « Point d’excuses. Sinon je vous laisse au bâton russe. Je mets le feu, et je m’en vais ! »
D’autres assurent qu’il dit ce mot sauvage : « Il me faut votre sang ! » On frémit, et il répéta : « Ce qu’il me faut, c’est votre sang. »
Mot digne des barbares idoles du Mexique ou de Carthage. Alors une belle Polonaise, épouvantée pour la Pologne, crut adoucir son cœur, se donna au vampire.
Elle revint encore en 1814 à Fontainebleau quand il s’empoisonnait. Il lui ferma sa porte. Et même à Sainte-Hélène, il a fermé son cœur aux Polonais, ne reconnaît pas leurs services.
Mais que pensait l’armée ? Les boues et l’aspect pauvre du pays lui déplaisaient.
Et cependant plusieurs parlaient pour la Pologne. Non seulement Murat, toujours à l’affût d’une royauté. Mais Davout, tête froide, esprit pratique, qui voyait ce qu’on pourrait tirer d’un tel enthousiasme en présence de l’armée russe qui s’avançait. Bonaparte alléguait qu’il ne fallait pas s’attirer l’Autriche sur les bras en encourageant la Pologne.
Dans la réalité, ce qu’il craignait, c’était en secouant la flamme de laisser tomber une étincelle sur l’armée française elle-même.
Il croyait comme le czar, que la Pologne, était un foyer révolutionnaire, mais ne négligeait rien pour persuader aux Français que c’était un pays tout aristocratique : une noblesse, des serfs, point de peuple.
Chose fausse, ou fortement exagérée. D’abord, il y avait un peuple industriel dans les villes. Nous avons les Mémoires de Kilinski, le héros cordonnier de Varsovie. Et de nos jours, madame de Choiseul a peint l’effervescence patriotique des ouvriers de Vilna.
Pour la noblesse, c’était moins une caste qu’un grand peuple. Dans les guerres turques, la masse des innombrables cavaliers polonais, tout ce qui portait la lance avec sa petite flamme, était noble, sans difficulté. Aujourd’hui la noblesse se trouve même aux moindres conditions. Un de mes amis qui fit ce voyage, il y a dix ans, demanda combien il y avait de nobles dans la province. Il y en avait douze cent mille. Le valet d’écurie qui lui tirait les bottes était un noble.
Les gens même qui n’en sont pas là, qui ont un peu de terre, sont souvent très pauvres, n’ont qu’un seul paysan, et s’ils l’affranchissaient, mourraient de faim.
Les grands seigneurs ont toujours été fort généreux pour les affranchissements. J’ai lu[86] un beau livre in-4o avec de belles gravures (imprimé en Italie) à la gloire d’un Czartoryski du dernier siècle qui avait affranchi 500 000 serfs.
[86] A la Bibliothèque polonaise.
D’autres, moins riches, ont voulu quelquefois suivre ce bel exemple. Mais les nouveaux maîtres de la Pologne ne le permettaient pas, prétendaient qu’ils s’adressaient aux masses pour les soulever. Voilà ce qui a retardé l’affranchissement chez la plus généreuse nation du monde.
Il ne faut pas être dupe des mots. La Pologne, avec des millions de nobles, était une démocratie. C’est ce que montre à merveille l’antipathie de Bonaparte pour elle. Il y sentait la liberté.