Histoire du XIXe siècle (volume 3/3) : $b III. Jusqu'à Waterloo
CHAPITRE IV
CONSPIRATIONS ROYALISTES CONTRE LE FUTUR EMPEREUR. — ENGHIEN,
MOREAU, PICHEGRU, CADOUDAL. — FÉVRIER-MAI
1804
Les royalistes continuaient à intriguer contre Bonaparte qui avait toujours montré une faveur singulière à leur parti. Il leur rouvrait la France, leur rendait leurs biens, tant qu’il pouvait.
Hortense et Joséphine, entourées, conseillées par de vieilles dames du faubourg Saint-Germain, en tous sens travaillaient pour eux. Que pouvait de plus Bonaparte sinon de rappeler le roi, ce qui, inquiétant les acquéreurs de biens nationaux, eût fort bien pu produire une révolution sanglante ?
Mais ce trône, où il semblait poussé par la nécessité, à qui le destinait-il ? Au fils d’Hortense qui, élevé par elle et Joséphine, par leurs dames royalistes, fût devenu un parfait gentilhomme, un parfait émigré. Ainsi par ce honteux circuit, l’empire et la grandeur de Bonaparte devaient fatalement revenir au parti royaliste.
La machine infernale avait montré assez son ingratitude et son peu de scrupule. Il était vraisemblable qu’avant l’empire il tenterait un coup. Pitt, arrivant au ministère, avait demandé, obtenu soixante millions de fonds secrets.
L’irritation naturelle des Anglais, que Bonaparte alarmait sans cesse par sa fantasmagorie de Boulogne, ses simulacres d’embarquement, leur faisait désirer la mort d’un homme si entreprenant, si audacieux. Le Morning Chronicle l’annonçait comme prochaine.
Les Anglais, depuis Cromwell, passaient sur le continent pour imbus des doctrines de l’assassinat politique : Oportet unum mori pro populo. Ils réimprimaient à Londres le fameux pamphlet : Killing no murder : Tuer n’est pas assassiner. Ils semblaient vouloir ainsi avertir, effrayer Bonaparte. Leurs journaux appelaient son consulat un gouvernement viager. Par une maladresse qui peut-être n’en était pas une, leur ambassadeur à Paris était ce même lord Witworth, qui l’avait été en Russie lors de la mort de Paul. Grand seigneur, doux, poli, mais dont la fâcheuse figure rappelait sans cesse au consul que, par un simple coup de bistouri, on lui avait enlevé le czar son allié, la conquête de l’Orient, et rendu pour jamais aux Anglais la royauté des mers.
Le premier consul comme homme, était plus important que Paul, et sa mort plus désirable à l’Angleterre qui n’avait pas besoin de s’en mêler. D’enragés royalistes brûlaient de s’en charger.
Le héros de ceux-ci, le meunier Cadoudal[44], vaillant homme très fort et très féroce, faisait de cette grande aventure le rêve, le roman de sa vie. Il avait eu jadis une audience de Bonaparte, qui aurait voulu le gagner, l’acquérir. Cadoudal ne se consolait pas de n’avoir pas profité de ce moment pour l’étrangler. Mais il se faisait une fête de l’attaquer plutôt au Carrousel au milieu de sa garde, de le tuer dans un sanglant combat. Il n’en faisait mystère, et disait ce projet à qui voulait l’entendre[45].
[44] Voy. les beaux articles de Lejean (Biographie bretonne).
[45] C’est ainsi que le Romagnol Pianori eut l’insigne audace d’attaquer Napoléon III, aux Champs-Élysées, à midi.
Le pacifique ministère Addington le gardait comme un bouledogue de combat. Et par une singulière franchise, il disait à Bonaparte que, si Malte lui était rendue, il éloignerait cet instrument de mort, et le ferait passer en Amérique.
A la rupture, le premier consul fit arrêter les Anglais qui voyageaient en France en même temps qu’il occupait le Hanovre, le bien propre du roi d’Angleterre. Point grave et très sensible, qui plus qu’aucune chose peut-être avait décidé la mort de Paul, et pouvait décider celle de Bonaparte.
C’était au moment où il avait réussi en tout et arrivait au but, qu’il apercevait son danger. Le sénat lui offrait l’empire. Bien plus, l’hérédité, ce qui convenait aux frères, à la furieuse impatience de Lucien, mais nullement aux femmes. Elles désiraient l’adoption pour le fils d’Hortense. Aussi quand le sénat parla d’hérédité, Bonaparte fit cette réponse bizarre : « Dans dix ans, j’y songerai », c’est-à-dire quand l’enfant aura quatorze ans (c’est la majorité des rois)[46].
[46] Voy. Miot, t. II, p. 167 et suiv.
C’est en de tels moments où l’on tient à la vie que la mort, qui est si maligne, aime à s’offrir, se présenter avec son rictus ironique, qui semble dire : « Et moi, vous m’oubliez !… Serai-je de la fête ? »
Nullement rassuré par ses petites polices, Bonaparte croyait voir, du Rhin et d’Angleterre, venir des armées d’assassins. Fouché, l’ancien ministre qui avait gardé son monde, continuait à surveiller, l’avertissait et augmentait ses craintes, lui écrivait : « L’air est plein de poignards. »
Mais un limier si bon et si connu avait cet inconvénient d’éloigner trop bien l’ennemi. Les Anglais avaient envoyé le jeune Berry à la falaise de Triville ; il vit qu’on l’attendait et n’osa débarquer. Savary, que Bonaparte y plaça, resta là un mois à attendre.
Du côté du Rhin, les Anglais avaient force émigrés, leurs pensionnaires, entre autres le jeune Condé, duc d’Enghien. Les royalistes prétendent que, depuis deux ans, il restait là près de la Forêt-Noire, retenu par la chasse, la passion des Condé, et aussi par l’amour. Il ne pouvait choisir une position plus irritante pour Bonaparte. Strasbourg était plein d’agents royalistes, de dames et de curés, qui, depuis Pichegru, faisaient la correspondance avec l’émigration. Le prince, jeune et audacieux, passait, dit-on, le Rhin, pour aller s’amuser dans la grande ville. Au portrait de Versailles, sa figure, jeune et fine, n’en est pas moins très sèche et d’un enfant capable de tragiques résolutions.
L’homme principal de la conspiration, Pichegru déjà venu de Londres était à Paris[47]. Mais assez inutile, fort méprisé. Le temps l’avait trop démasqué. En 97, sa correspondance autrichienne ; en 98, ses bons avis à Souvarow pour nous faire battre, étaient trop bien connus. Les Anglais avaient en lui un triste auxiliaire, qui n’eût pas ébranlé l’armée[48].
[47] 4 janvier 1804.
[48] Miot, Bignon et autres.
Aussi, comme disent avec raison les bonapartistes, Pichegru ne pouvait rien s’il ne réussissait à corrompre Moreau, qui avait gardé plus de prestige. Moreau, se sentant nécessaire, ne voulait pas travailler uniquement pour les royalistes, mais d’abord pour lui-même, disant avec assez de vraisemblance que l’armée n’était point du tout royaliste, et que, pour arriver au roi, il fallait d’abord la transition d’un dictateur.
L’entrevue des deux traîtres au boulevard de la Madeleine, qu’on dit avoir été supposée, est hautement vraisemblable. Pourquoi ? C’est qu’on avait absolument besoin de Moreau, que son nom seul donnait quelque chance à l’entreprise. Sans lui, un assassinat de Bonaparte, un coup frappé avec succès par Cadoudal et autres royalistes, eût bien pu tourner contre eux et servir aux républicains.
Georges était à Paris, et on prétendait l’avoir vu rendre des devoirs à un personnage mystérieux. Ce n’était pas Berry, puisqu’il n’avait pu débarquer. Donc, c’était Enghien, qui, disait-on, avait avec lui pour mentor Dumouriez, homme capable et si dangereux. Ces bruits troublèrent fort Bonaparte, et quoiqu’on lui eût dit que le jeune Condé était encore près de Bade, il voulut à tout prix sortir d’inquiétude.
Le margrave de Bade, récemment agrandi par lui, était son obligé, et voulait l’être davantage. Il espérait s’introduire dans la famille impériale de Russie ; il eût été ainsi parent des deux grandes puissances du monde. Dans de telles circonstances, Talleyrand même crut qu’on pouvait sans détour demander diplomatiquement l’extradition d’un prince qui, si près de la France, ourdissait, disait-on, contre elle des complots. On envoya au margrave un homme insinuant, Caulaincourt. « Et le prince allemand consentit[49]. »
[49] Voy. Miot, t. II, p. 155.
Il aurait pu avertir Condé. Mais, en même temps l’arrestation s’était faite : un régiment de gendarmes l’avait enlevé, amené à Strasbourg, à Paris. Bonaparte ne l’attendait pas si tôt, n’avait pas donné d’ordre, de sorte qu’il y eut presque un jour entre son arrivée à Paris et sa translation à Vincennes. Bonaparte ne consulta personne ; sa femme seule put intercéder ; il fut inflexible. Il écrivit ce jour-là plusieurs lettres, s’enferma jusqu’à ce que tout fût fini, irrévocable, irréparable.
Certes, on ne pouvait dire qu’on eût pris Enghien en flagrant délit. Il était hors de France, dans la situation de tant d’émigrés qu’on laissait rentrer tous les jours. D’ailleurs s’il était coupable, en relation avec Cadoudal, Pichegru, on devait s’en éclaircir, au lieu d’user contre lui seul d’une précipitation sauvage.
Mais l’instinct du corse, s’éveilla dès qu’il vit la proie dans ses mains. Il lui donna des juges militaires, des colonels de la garnison de Paris. Ces officiers, habitués à voir fusiller des chouans et des émigrés, n’y firent nulle différence. L’un d’eux était Hullin, l’un des vainqueurs de la Bastille, et commandant de Paris, homme pourtant fort humain puisqu’il exposa sa vie en voulant sauver le gouverneur de Launay, et, par un grand courage, lui mettant son chapeau.
Le prince n’écrivit pas, mais dit qu’il voulait parler au premier consul. On avertit Réal qui avait alors la police. Il dormait, fatigué et avait donné ordre qu’on ne le réveillât pas. L’exécution eut lieu au petit jour, selon la loi, à six heures du matin, sous les yeux de Savary (Rovigo), envoyé tout exprès.
Cette précipitation barbare était inepte. Bonaparte en l’ordonnant, avait travaillé contre lui. C’était un de ces accès de férocité dont il n’était pas maître, comme celui qu’il avait eu en apprenant la noyade des cent jacobins condamnés à tort pour la machine infernale. Il s’écria : « N’importe, j’en suis débarrassé. »
Il avait tout à gagner à ce qu’on dévoilât par ordre, la persistance des ténébreux complots anglais, l’envoi de Cadoudal, homme d’exécution, et le débarquement tenté, manqué du duc de Berry. On pouvait croire sans trop de peine que le duc d’Enghien serait arrivé en cadence.
L’homme qui avait le plus à craindre la lumière dans ce procès et qui risquait d’être submergé dans la boue était certainement Pichegru ; tant de fois convaincu de trahison contre sa propre armée, et déjà gracié en fructidor pour sa trahison autrichienne, il n’était revenu que pour mieux mériter la mort par sa trahison russe. Chaque année l’avait enfoncé, enterré au dixième cercle de l’enfer et de la honte. Il n’avait qu’un moyen de fuir son jugement, c’était de s’étrangler. C’est ce qu’il fit (16 avril 1804) dans l’espoir qu’on imputerait sa mort à Bonaparte[50].
[50] Il y eut doute, en effet ; tout le monde trouva que cette mort subite arrivait bien à point.