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Histoire du XIXe siècle (volume 3/3) : $b III. Jusqu'à Waterloo

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CHAPITRE II
LA TRAHISON D’ESPAGNE (1808)

Il faut le redire, le procédé invariable de Napoléon fut la surprise. On l’a remarqué pour la politique. Et dans son art propre, la guerre, il se répéta constamment sous ce rapport. Des écrivains militaires, le colonel Lecomte (de Lausanne), et autres, l’ont remarqué dans leurs ouvrages fort utiles à consulter.

D’où vint cette tendance ? Était-ce le sang corse, la prédisposition de cette race, ou l’exemple des fameux condottieri Italiens qu’il avait certainement étudiés, dans sa jeunesse avec l’histoire de Gênes ?

Quoiqu’il en soit, Napoléon se répéta, avec une uniformité intolérable. Après la surprise de Lisbonne (novembre 1807), vint celle de Rome (mars, avril), enfin celle d’Espagne (avril-mai 1808).

Quelque habitués que les nôtres fussent à l’obéissance militaire, Lannes trouva ignoble l’affaire du Portugal, et sut s’en dispenser. Junot qu’on en chargea, n’arriva juste à temps que pour avoir l’aspect ridicule du chien qui happe l’air, lorsque le lièvre échappe. Il tira le canon sur la flotte déjà loin qui portait au Brésil tous les trésors et toute l’élite du pays. Cela fit une légende. On mit devant l’Europe le tableau héroïque d’un peuple qui préférait à tout la liberté, qui pour fuir le tyran, laissait là ses tombeaux, ses temples, tous ses souvenirs.

Légende digne du Camoëns. On respirait à peine, que le maladroit Bonaparte en suscita une plus forte, plus odieuse encore. Celle de la surprise de Rome, du pontife vénérable, captif, sans refuge que les catacombes, comme il le dit lui-même. Toutes les femmes en pleurèrent en Europe, et tout homme s’en indigna. Le sang coula bientôt.

En troisième lieu, éclata la surprise d’Espagne, si laide et d’apparence si hideuse. Lui-même en détourna les yeux, laissa la chose à Savary, habitué depuis la mort d’Enghien aux hautes œuvres. Pendant deux mois, Napoléon à Milan fit le sourd et l’aveugle, ne reçut point de lettre, ou n’y répondit pas, voulant ne rien savoir qu’après la chose faite.

Détestable comédie italienne, mauvais imbroglio où il faisait servir la petite affaire du Portugal à l’entreprise gigantesque d’escamoter et d’avaler les douze royaumes de l’Espagne et son empire américain. Junot, en allant à Lisbonne, d’après le traité conclu avec l’Espagne, devait préparer la voie à l’invasion de l’Espagne, à la surprise de ses places fortes.

M. de Talleyrand n’avait pas déconseillé cette perfidie. Mais avant l’exécution, il se mit à l’écart, se retira à temps. Napoléon, à force d’être approuvé sur tout, avait perdu le sens de ce qu’on peut oser sans choquer trop le grand public.

Il est juste de dire que depuis dix ans on voyait l’Espagne si peu gouvernée, disons le mot, abandonnée sous le prince de la Paix, Godoï, triste favori, du roi et de la reine, que des deux côtés on cherchait des moyens de la prendre. M. Pitt rêvait ses colonies, et vers 1802, les Anglais à qui la mort de Paul semblait ouvrir si bien la Russie, par un moyen plus doux, un mariage, crurent mettre la main sur l’Espagne.

Caroline de Naples, conseillée par Emma Nelson, maria sa fille à Ferdinand, l’héritier de l’empire espagnol. Cette Antonia, possédée du génie de sa mère, mourut bientôt. Mais en quatre ans, elle fit de Ferdinand un monstre d’ambition, ennemi de son père et surtout de sa mère, à cause du favori, le prince de la Paix.

Elle avait travaillé contre Napoléon. A sa mort, les conseillers de Ferdinand le tournèrent pour Napoléon. Godoï était fort incertain lui-même. A la veille d’Iéna, croyant l’empereur déjà vaincu, il avait fait un manifeste pour l’Angleterre et la Russie ; puis, après la bataille, un traité pour l’envahissement du Portugal que l’Espagne et Bonaparte auraient partagé.

Ce fut dans ce mois même (octobre 1807) que Ferdinand dans sa haine contre le favori et contre sa mère qui le soutenait, semble avoir conspiré pour renouveler à Madrid la tragédie de Pétersbourg et remplacer son père, comme Alexandre remplaça Paul. On a nié sans aucune preuve ; beaucoup de vraisemblances portent à croire à ce projet parricide. Jamais d’ailleurs la nature n’exprima le crime plus atrocement que sur la figure de Ferdinand. Jeune, il avait déjà les traits d’un vieux damné.

Donc, ce bon fils, craignant d’être gagné de vitesse près de Napoléon par le prince de la Paix, fait le pas décisif de dénoncer son père à l’empereur. L’ambassadeur de France l’encourageait à accuser, à écrire qu’on l’opprimait, à implorer la protection de l’étranger et l’honneur de s’allier à la famille impériale.

Ce n’est pas tout. En surprenant cette lettre (28 octobre 1807), on trouve une chose plus sinistre encore ; un décret du futur roi d’Espagne, avec la date en blanc, qui donnait à un de ses favoris le commandement de la province de Madrid, après la mort du roi son père.

Le roi fut consterné de cette découverte. Dans son effroi, il sollicita l’appui de Napoléon qui, en retour de cette confiance, hâta, précipita l’envoi des troupes sur la frontière d’Espagne.

Napoléon voyait tout lui sourire. Non seulement il était pris pour arbitre dans cette querelle de famille, mais la nation elle-même était pour lui. A ce peuple imaginatif et fort épris de ses grands coups d’épée, il apparaissait comme un Cid. Ses soldats étaient admirés, bien reçus. L’Église même, ne sachant pas encore sa guerre avec le pape, qui n’éclata qu’en avril, l’Église le voyait comme restaurateur de la religion en France, et elle venait à lui.

Que voulait-il ? Le savait-il lui-même ? Plus tard, il s’est vanté de n’avoir eu qu’une seule idée : Régénérer l’Espagne. Mais comment ? Par vingt projets qui se croisaient les uns les autres.

La situation qui devint bientôt sanglante, funèbre, était dans son principe, étrangement folle, un véritable carnaval.

Napoléon avait dans la main je ne sais combien de rois d’Espagne.

D’abord le vieux Charles IV qui se serait sauvé en Amérique s’il l’avait pu. Il abdiqua par peur, puis révoqua son abdication, se sauva chez Napoléon, c’est-à-dire dans le danger même.

2o Ferdinand que l’Espagne adorait, malgré sa figure atroce, se laissa mener aussi dans les pattes de l’araignée.

Enfin, Murat, qui sur quelques paroles obscures de Napoléon, avait conçu l’espoir d’avoir ce grand empire.

Pendant ce temps, Bonaparte offrait secrètement l’Espagne à son frère Louis, qui eut le bon sens de refuser. Joseph en aurait fait autant, s’il avait pu. Mais il ne lui en laissa pas le temps. On le fit venir, et on le fit roi d’Espagne, bon gré, mal gré.

On verra la longue souffrance de Joseph, martyr d’une couronne qu’il n’eut vraiment jamais. Un jour, les Anglais, sous le nom de Ferdinand, prenaient l’Ouest ou le Midi. Un autre jour, l’intrigant Soult se constituait à peu près roi de l’Andalousie. Mais le plus fort c’est que Napoléon regrettait d’avoir donné l’Espagne et de toute manière voulait la reprendre.


Le plus horrible de la comédie, fut la manière dont Savary, le menteur effronté, moitié par espoir et promesse, moitié par peur, force et nécessité, enlevant Ferdinand, le pousse à la frontière, malgré le peuple qui voudrait l’arrêter ; puis, le tour joué, et le gibier rendu jusqu’à Bayonne, il lève le masque impudemment, et dit à Ferdinand le lendemain : « La maison de Bourbon a cessé de régner en Espagne. »

L’Europe entière frissonna de la scène qui suivit. Rien au théâtre antique, rien depuis les Atrides, n’avait eu un aspect plus maudit et plus exécrable que cette mère qui voyant le misérable Ferdinand tout pâle, lui dit pour l’accabler : « Tu naquis d’une faute, tu n’es que le fils de ma honte, non l’héritier d’Espagne. » Tout cela devant son mari, Charles IV, qui, brandissant sa canne, couvrant le bâtard d’anathèmes, lui fait restituer le royaume pour le céder à l’empereur[97].

[97] Bonaparte le confina au château de Compiègne.

Celui-ci n’était pas content de Ferdinand qu’il appelait un sournois. Il avait pour lui le souvenir d’Enghien, des fossés de Vincennes. Bonaparte lui dit et redit qu’il le ferait fusiller comme émigré.

L’ayant ainsi aplati par la peur, il le confia à la garde de Talleyrand, le chargea de l’amuser par quelque jolie femme. Et enfin il le fit descendre dans la boue, au point que Ferdinand, de sa captivité de Valençay écrivit une lettre de félicitations à Joseph, le nouveau roi d’Espagne.


Ces tragédies atroces s’étaient passées, sans témoins, croyait-on, au château de Marrac, près Bayonne.

Mais l’Espagne était là, avait tout entendu.

Je m’explique. Une Junte s’était faite pour gouverner dans l’absence de Ferdinand. Mais prévoyant qu’elle ne serait pas en sûreté à Madrid, elle avait réglé que l’Assemblée pourrait se réunir à Saragosse, au centre de l’Aragon, province renommée pour ses résistances. Napoléon convoquant à Bayonne une prétendue représentation de l’Espagne, Saragosse saisit ce prétexte pour s’entendre avec les amis de Ferdinand, et pour députer dans cette ville un gentilhomme aragonais fort énergique, le jeune Palafox, qui s’informa, et sut l’affreux détail. Il le rapporta en Espagne, avec l’exécration de Napoléon.

L’avis de Palafox était que si Ferdinand restait prisonnier, il faudrait appeler à la couronne le grand général de l’Autriche, l’archiduc Charles qui était un peu parent de la maison d’Espagne. Ce prince, depuis 1806, travaillait à reconstituer l’armée autrichienne. L’appeler, c’était associer contre Napoléon les résistances allemande et espagnole.

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