Histoire du XIXe siècle (volume 3/3) : $b III. Jusqu'à Waterloo
CHAPITRE VI
LE DÉMEMBREMENT DE LA GRANDE ARMÉE.
LES ARRABIATI (1808)
Les fêtes politiques d’Erfurth et ses faux-semblants d’amitié coïncidèrent avec un événement qui plongea dans le deuil toute notre France militaire.
Qu’était la grande armée, sinon une France guerrière d’hommes qui, sans famille, ayant de plus perdu la république, cette patrie morale, promenaient une vie errante en Europe ?
Que restait-il des vaillants de 92, de ceux qui répondirent au cri : La patrie en danger ? Ceux d’Italie, d’Égypte avaient péri au noir tombeau de Saint-Domingue. Ceux de Sambre-et-Meuse et du Rhin, les vainqueurs de Zurich, d’Austerlitz étaient fort éclaircis. Mais l’âme subsistait identique. Et ceux qui survenaient, par je ne sais quel mystère, représentaient à s’y tromper leurs prédécesseurs. Par la fatigue et l’habitude des souffrances, ils acquéraient une trempe singulière. Marcheurs terribles, ils ne daignaient se reposer. Mickiewicz enfant, qui les vit, au collège de Wilna, passer la nuit autour des feux, demanda à ces barbes grises : « Pourquoi ils ne se couchaient pas ? » Ils répondirent : « Ce n’est pas la peine ! » Voulant dire que bientôt ils se reposeraient tout à fait.
Ce que raconte Sismondi des Français du XVIe siècle en Italie est bien plus vrai de ceux de la grande armée en Allemagne. Malgré leur légèreté et leurs pillages, on les regrettait[103]. Au second jour, ils réparaient ce qu’ils avaient cassé la veille. Napoléon ne les nourrissant pas, ils étaient obligés d’exploiter le pays. Turbulents, mais non pas avares, comme les bisogni espagnols, moins ivrognes et désordonnés que les Irlandais de Wellington, enfin songeant bien peu à rapporter, comme font les Allemands, qui récemment emballaient montres, pendules et bijoux pour leurs femmes et pour leurs enfants.
[103] Je retrouvai ce regret encore en 1830, quand je vis l’Allemagne du Rhin.
Les nôtres partageaient volontiers avec leurs camarades, et Gœthe, en 92, nous les montre faisant de même avec l’ennemi, les Prussiens en retraite.
Tant qu’ils pouvaient, ils vivaient en chambrée. Et celui qui avait payait pour tous les autres.
Cette chambrée faisait une seconde patrie, au défaut de la France, qu’on ne revoyait guère. Souvent l’hôte allemand devenait un ami. Beaucoup des nôtres souffrirent à quitter l’Allemagne.
Mais combien plus le corps, le régiment, dans cette cruelle dispersion, qui rompit tout à coup les vieilles habitudes et tant de souvenirs ! Si la rapacité, l’ambition occupaient l’esprit des généraux, il n’en pouvait être de même du soldat, qui, sans autre perspective que la vie de chaque jour, n’avait nul autre lien qu’avec ses camarades ou avec la famille de son hôte.
La camaraderie militaire, regardée et par l’ancienne monarchie et par la république comme un excellent principe de cohésion, mettait aux mêmes régiments les Flamands avec les Flamands, Bretons avec Bretons, et Basques avec Basques, etc. Hoche, Ney et autres généraux tenaient fort à ce système, mais non pas Bonaparte, élevé aux écoles aristocratiques, et qui, loin de favoriser les amitiés militaires, trouvait plaisir, au contraire, et un profit politique à attiser les jalousies, les rivalités de ses principaux lieutenants.
Habitué à voir les hommes comme de purs instruments, il oublia que les armées d’Italie, d’Égypte avaient dû leurs grands succès à leur forte cohésion. La grande armée, déjà moins identique, était dans les crises, comme un vaste instrument où, avec des sons différents, règne même harmonie.
Le jour où, avant Austerlitz, traversant une forêt, elle se couronna elle-même de branchages, et d’un même mouvement, se prophétisa la victoire, ce jour dut revenir au souvenir de Napoléon au milieu de ses revers, quand l’armée, toujours vaillante, mais scindée, brisée, se trouva en face de peuples qui apportaient au combat une même âme.
En repassant le Rhin, se faisait le divorce. Ceux qu’on envoyait en Espagne étaient désespérés. Les jeunes qui restaient en Allemagne se sentaient orphelins lorsqu’on les séparait de ces vieilles moustaches qui les avaient conduits et instruits jusque-là. Bonaparte prit cent mille hommes pour recommencer la guerre en Espagne.
Les fêtes que l’Empereur fit donner sur la route à ceux qui allaient aux Pyrénées, les dîners, les spectacles les firent rire et pleurer. C’était comme un appareil des joies des funérailles. Il avait ordonné que l’on fît des chansons, « trois sortes de chansons ». Mais pas une ne fut chantée.
La porte de l’Espagne, et la lisière du pays basque, n’attriste pas les yeux. Ces sommets fantastiques promettent mille surprises, mille aventures bizarres. Napoléon, amenant là des masses énormes de troupes, les avait d’abord largement approvisionnées. Cela cessa tout d’un coup. Il voulait pressurer l’Espagne. Mais l’Espagne fondit devant lui, et il ne pressura que le désert.
Il écarta sans peine les masses qui, dans leur sot orgueil de Baylen, osaient s’avancer contre lui. Cette confiance l’irrita fort, et il ne songea qu’à faire des exemples, lança cruellement et ensauvagea le soldat. Il y parut au sac de Burgos. Le roi Joseph, qui y était, fut indigné de voir, la nuit, les feux de bivouacs entretenus par des meubles précieux, des instruments de musique, etc. Il en avertit en vain l’empereur[104].
[104] Miot, t. III, p. 119.
Ce qui assombrissait fort celui-ci, c’est que l’armée était triste visiblement, s’avançait à regret. Les vastes plaines sèches de la Vieille-Castille, leur sable salé remplirent de mélancolie les plus fermes cœurs, et du plus triste augure.
Entre la Vieille et la Nouvelle-Castille règne une chaîne assez élevée qu’on appelle Guadarrama. Rien de plus morne que ce paysage et les lieux peu éloignés où les rois ont bâti leur fastueuse sépulture, leur palais funèbre de l’Escurial. Au sommet de la montagne, un pas étroit sépare les deux versants du Duero, du Tage. Les Espagnols avaient garni ce défilé, qu’on nomme Somo-Sierra, d’une batterie qui gardait les étages de la montagne. Napoléon arriva au pied avec sa garde, et fut frappé de l’aspect morne que présentaient ses vieux soldats, d’une bravoure si éprouvée.
Il jugea parfaitement qu’une attaque régulière, un assaut pourrait être assez sanglant, et pensa à emporter la position par une charge vive de cavalerie. Quelqu’un lui dit que la veille étaient arrivés des jeunes gens de Varsovie. Ces enfants étaient si novices qu’on ne leur avait pas encore confié de chevaux ni de fusils. Ils faisaient leurs exercices à pied, avec des fusils de bois. Napoléon les vit, les trouva pleins d’ardeur, d’impatience, et leur dit un mot qui les ravit : « Qu’ils auraient l’honneur de passer le défilé, avant la garde impériale. »
Elle venait pour les soutenir, conduits par le vaillant Montbrun. J’ai vu (vers 1850) le lieutenant qui, bien jeune alors, en 1808, les avait conduits et avait passé le premier. « Ce fut comme une féerie, dit-il. Après quelques décharges, les Espagnols laissèrent tout. La montagne fut déserte. Parvenu en haut, je me retournai, je dis au seul de mes camarades qui me suivait : « Et les autres ? — Ils sont restés sur le chemin. »
Le pis, c’est que Napoléon, qui arrivait d’Erfurth, et craignait de mécontenter Alexandre, n’avoua pas le rôle qu’avaient eu les Polonais dans cette affaire. Il en fit honneur à un nom agréable en Russie (dès le temps de Catherine), au jeune Ségur. C’est celui qui épousa plus tard la fille de Rostopchine.
Nulle réclamation de ceux qui avaient réellement franchi le passage n’influa sur lui. Ségur resta dans le bulletin[105].
[105] Le vieux Polonais s’en étonnait ; il en voulait à M. Thiers qui, malgré ses plaintes, a toujours suivi le bulletin. Mais que devint ce vieillard, toujours fanatique de Napoléon, lorsqu’arrivé ici, il lut, dans la Correspondance même, une lettre de son empereur où il disait sans détour : « Ne parlons pas des Polonais, je vous prie, jamais, quoi qu’il arrive, ne parlons pas des Polonais ! »
Une fort belle gravure polonaise montre sous la redingote grise cet homme ou ce fantôme qui, sans donner un regard aux corps sanglants des jeunes vainqueurs de Somo-Sierra, franchit le défilé, va tomber sur Madrid. Dans quel état d’orgueil, de fureur insensée ? C’est aux aliénistes à le décrire.
Ce qu’ils appellent la monomanie lucide dépasse quelquefois la folie. Car elle ne présente pas simplement de vains rêves, comme la belle et noble folie de don Quichotte, mais une disposition où le malade, comme enragé envers lui-même, triomphe outrageusement à se blesser, se déchirer, et faire tout ce qui peut le perdre.
Dès qu’il entre en Espagne, devant les premiers Espagnols qu’il rencontre, il se livre à un furieux bavardage[106]. Il les injurie, les provoque, c’est-à-dire les excite à se défendre : « J’arrive avec les soldats d’Austerlitz. Qui les arrêtera ? Ce ne sont pas vos mauvaises troupes qui ne savent pas se battre. J’ai sur l’Espagne les droits du conquérant. Comme je ne puis plus me fier à la nation, je prendrai mes sûretés, je l’assujettirai à un gouvernement militaire. »
[106] Moitié français et moitié italien. Voy. Miot.
Plus il entre, plus il gâte tout. Sans lui, les circonstances favorisaient Joseph : la défiance des Espagnols pour les Anglais, la crainte qu’ils ne prissent Cadix et ne voulussent enlever à l’Espagne son grand empire américain. L’Anglais Moore, délaissé par eux, et suivi de très près par Soult, périt dans sa retraite, et ses troupes furent heureuses de se rembarquer à la Corogne. Un parti peu nombreux, mais composé de gens fort éclairés, comme l’ancien ministre Urquijo, avait parfaitement deviné que Ferdinand serait un monstre, et restait fidèle à Joseph. Les grandes villes commerçantes de l’Andalousie lui étaient favorables et l’accueillirent. A toute place, il nommait des Espagnols, tâchait de leur faire croire qu’il leur appartenait entièrement[107].
[107] J’ai vu avec étonnement des Espagnols, comme le vieux curé de Burgos, le vénérable M. Vélasco, tellement imbu de nos idées de bienfaisance humanitaire, que j’aurais dit (comme Rousseau dans les Confessions) qu’ils étaient les plus nobles cœurs d’hommes que nature ait produits.
Napoléon arrive à Madrid, et, sottement, décourage les josephinos. Il dit tout ce qui peut nuire à son frère. Il en parle comme d’un souverain déjà détrôné, qu’il pourrait bien replacer sur le trône, si les Espagnols étaient sages. « Convention et constitution, tout est aboli. Il ne reste que le droit de conquête. »
Il ne punira que dix hommes, épargnera les ordres religieux. Il n’abolira que l’inquisition.
L’inquisition, dès ce moment, est popularisée. L’Espagne ne peut s’en passer. Si bien que la junte révolutionnaire la rétablit pour plaire au peuple.
Pendant que Napoléon et l’Espagne s’injurient, voici une petite nouvelle. Bonaparte, à Valladolid, apprend que l’Allemagne est en feu, et lui échappe. Une lettre du roi de Bavière lui apporte ce terrible coup.
Un dogue à qui on applique un charbon rouge pour lui faire lâcher prise n’est pas plus furieux. Le voilà donc, ce coup préparé depuis 1806 ! La voilà, cette sourde trahison allemande ! Combien on eut raison de lui dire alors (contre l’avis du traître Talleyrand) : « Exterminez l’Autriche ! »
Cette fureur de Napoléon fut très contagieuse. Les deux armées d’Allemagne et d’Espagne la partagèrent. Celle du Nord, plus jeune et nouvelle à la guerre, était bouffie de sang, fort indisciplinée. La vieille, celle d’Espagne, dont les chefs furent tirés un moment pour Wagram, puis rentrèrent en Espagne pour aller à Moscou, était excédée, irritée de ces tiraillements.
Nos soldats, si gais, si résignés pendant la république, changèrent de caractère, restèrent obéissants, mais devinrent des grognards. L’Espagne y fit beaucoup, les transforma cruellement. Ce climat africain, si froid l’hiver, brûlant l’été, ces longues plaines d’un sable salé, les séchèrent, les aigrirent. La fuite, l’éloignement, l’horreur visible des populations ensauvagèrent les nôtres et souvent les rendirent impitoyables. Les résistances atrocement héroïques de Saragosse et autres villes n’imposèrent point l’admiration. Le carnaval de moines qui y était mêlé rendait tout cela burlesque pour un Français. Et non sans apparence. Quoi ! ces efforts désespérés pour rétablir un Ferdinand et restaurer l’inquisition !
La fureur, cette maladie qui si facilement fait bouillonner l’Espagne, on l’a vu dans les persécutions des juifs, des Maures, est fort contagieuse et se gagne aisément. Il y parut dans les sièges obstinés de 1808. Des assiégés, des assaillants, quels étaient les plus furieux ? Au second siège de Saragosse, où Lannes à la fin réussit, son caractère se révéla avec un nouveau degré de violence et d’irritation. Ce héros des guerres d’Italie, qui fut blessé quatre fois à Arcole sans se retirer, s’acharnait par ses blessures même, s’enivrait par son propre sang. Il dit aux chefs de Saragosse : « Je garantis les femmes et les enfants ! Que voulez-vous de plus ? » Ils ne furent pas contents, et il laissa piller la ville.
Tel fut le sauvage héros de la campagne de Wagram. Il y alla, ce semble, atrocement irrité. On eût dit qu’il ne pouvait plus dominer le bouillonnement de guerre et l’amour du péril, qui semblait l’emporter. Cherchait-il la mort ? On ne sait. Le démembrement de la grande armée, qui avait en lui son âme fougueuse, semblait l’avoir déraciné, lui montrait l’avenir sous un funeste augure.