Histoire du XIXe siècle (volume 3/3) : $b III. Jusqu'à Waterloo
CHAPITRE II
LUTTE DE LA FRANCE ET DE LA RUSSIE. — NELSON ET
SOUVAROW EN ITALIE
L’histoire offre parfois des discordances extrêmes, des contrastes heurtés, et comme des caricatures, lorsque des peuples éloignés de génie, d’habitudes sont fortuitement rapprochés par des hasards de guerre, de politique. C’est ce qui arriva à la rencontre de deux siècles (de 99 à 1800, 1801) lorsqu’au milieu du duel séculaire de la France avec l’Angleterre et l’Allemagne, un nouveau personnage apparut, la Russie.
Non la fausse Russie de l’Allemande Catherine. Mais la vraie Russie du tsar Paul, de son général Souvarow.
Paul, caractère fantasque et discordant, mais bon, sensible, généreux, ami du droit, de la justice, et voulant par tout sacrifice faire triompher la justice en ce monde.
D’abord crédule à notre émigration, en qui il s’imaginait voir la vraie France, il embrassa cette cause. La sœur de Marie-Antoinette, la reine de Naples, Caroline réussit à l’intéresser, et quand déjà les Anglais et Nelson la défendaient, Paul envoya en Italie cent mille hommes avec son vaillant Souvarow, qui renversa tout devant lui jusqu’à ce que Masséna le vainquît à Zurich.
Puis, dégoûté de ses alliés qui l’avaient fort mal soutenu, Paul regarda la France, alors pacifiée ; il regarda l’Europe, dont toutes les puissances maritimes se plaignaient des Anglais.
Leur tyrannie sur mer, leurs violences aux Indes et dans tant de pays lointains contrastent avec les habitudes singulièrement régulières, ordonnées, que prenait l’Angleterre industrielle d’alors. C’est que, dans ce pays de grands contrastes, des mœurs et une vie différente avaient en réalité créé deux peuples différents, dont le second, sur la mer et dans des régions peu connues, gardait une violence sauvage.
L’idée de pouvoir tout les enivrait, et leur arrogance ne s’adressait pas seulement aux Indiens, mais à tous ceux qu’ils rencontraient en mer. Malheur aux peuples faibles et désarmés sur lesquels les Anglais avaient si facilement l’avantage qu’on n’a ailleurs qu’à force de courage et de luttes mortelles ! malheur aux petites nations européennes, qui, devant un vaisseau anglais, étaient obligées de venir se soumettre à des visites humiliantes, et souvent à mille avanies ! Tout cela sous le prétexte de la sûreté de l’Angleterre, mais exercé également dans les mers les plus éloignées.
Nous avons vu de même que la nécessité de recruter, de garder à tout prix des armées dans des climats mortels et naturellement corrupteurs comme celui de l’Inde, impliquait non seulement des dépenses et des exactions effroyables, mais beaucoup de licence en choses qui choquaient le plus les indigènes. J’en ai parlé surtout dans une note du t. II. Ces bacchanales militaires jusque dans les tombeaux, ces nocturnes banquets dans des lieux révérés, la cavalerie prenant pour ses étables le vaste sépulcre d’Akbar, toutes ces orgies se répétaient presque en Europe aux fêtes effrénées qu’on donna à Nelson sur les ruines antiques des villes ensevelies que l’on déterrait près de Naples.
Les portraits, et surtout une admirable représentation en cire, montrent Nelson fort petit, l’air rogue et dur, ce qui est rare chez les vrais héros.
Il était fils d’un ministre, et il resta toujours un parfait anglican. A Aboukir, ayant reçu une blessure qu’il croyait grave, il appela les secours spirituels, mais très expressément ceux d’un chapelain de son église.
Puis, tout à coup, à Naples, il subit une étrange métamorphose.
On a cent fois conté cette scène, si l’on veut pittoresque, mais en réalité honteuse et déplorable.
Au milieu de l’étourdissement de son bruyant triomphe, il tomba au piège le plus indigne, pris par une fille, Emma, qui était connue dans la prostitution par une exhibition publique. Elle avait quarante ans ; c’était une grosse femme, belle encore. Ses formes, rapprochées de l’antique, avaient plu à l’antiquaire Hamilton, un Écossais bouffon, qui trouva plaisant de l’épouser (quoique ambassadeur d’Angleterre). Elle avait du talent pour la mimique, et le prouva, en jouant à l’arrivée de Nelson une scène d’admiration, d’amour pour le héros, exagérant ce rôle jusqu’à se trouver mal et tomber dans ses bras. Il fut pris, la suivit comme un dogue suit son maître. Fort sage jusque-là, il fut d’autant plus fou. Dans cette chaîne honteuse, comme un aliéné, il écrivait son bonheur à tout le monde, même aux lords de l’amirauté, ce corps de vieux marins, qui durent ne rien comprendre à ce dégradant esclavage.
On ne voit pas moins dans les lettres de Nelson le mépris que le rude marin rendait à l’Italie en échange de son accueil, et comment il jugeait ce peuple ingénieux. Il se montre indigné des mœurs de Naples, la méprise profondément.
Il ne sait pas que la corruption de ces grandes villes du Midi, mêlée d’art, même de haute culture est moins dégradante pour l’âme que l’obscure et boueuse corruption du Nord, les vices des barbares.
Naples, et ce qu’on appela jadis la grande Grèce, outre l’art, a aussi ses côtés sérieux, le génie juridique, métaphysique ; c’est le pays d’Archytas, Archimède, Pythagore, Vico, etc. Au XVIIIe siècle, les Italiens, disciples de nos philosophes, n’en eurent pas l’ironie, mais une extrême douceur qui attendrit quand on pense à leur sort. Et avec cela un très rare équilibre, une harmonie de caractère merveilleuse[8].
[8] Elle apparaissait bien frappante dans un jeune homme qu’ils élevèrent, qui ne put remplir son destin ; je parle de Paoli, qui, aux yeux des Anglais tout comme des Français, sembla un idéal de la perfection humaine. Dans son pays de contrastes sauvages, quelle patience résignée, quelle force de douceur il montra !
L’Italie n’exerça sur lui d’autre vengeance que sa séduction. Elle le fit connaître dans sa brutalité sauvage et dans sa violence comprimée jusque-là.
L’expédition du roi de Naples et de son général Mack à Rome, se portant comme libérateurs de l’Italie est une chose burlesque sur laquelle tous se sont égayés ! Nelson, alors à Naples, put voir en ce moment qu’il y avait en réalité deux villes en une, absolument contraires, et qu’indépendamment de la plèbe du port, dévote et corrompue, une grande ville civilisée existait, fort opposée à la ville barbare.
Toutes contraires que fussent les deux villes, celle d’en bas regardait ce que faisait l’autre, et quand elle la vit éloignée de l’Anglais, elle-même s’en éloigna. Nelson se trouva seul.
Une poignée de Français sous Championnet était près de Rome, et sans difficulté défit la grande armée de Mack. Le roi s’enfuit des premiers, et Mack, menacé au retour par les lazzaroni, fut heureux de trouver refuge au camp même de Championnet. Le roi et son trésor, la reine, furent amenés par Emma sur les vaisseaux de Nelson, qui les mit en sûreté à Palerme.
Là, on put voir la douceur italienne parfaitement d’accord avec la générosité française. Quand à leur tour, les vrais Napolitains furent maîtres avec leurs amis les Français, tout fut ménagé, respecté. Championnet, ne recevant rien de la France et forcé (pour nourrir les siens) de rançonner Naples, n’en était pas moins adoré.
La scène changea fort, lorsque d’une part les Anglais, d’autre part les brigands de la sauvage Calabre, lancés par le cardinal Ruffo, ramenèrent dans la ville la reine avec Emma, son mignon sanguinaire. Celle-ci brûlait de se venger des moqueries que les dames italiennes faisaient d’elle et de ses services honteux près de la reine. Les bustes que nous avons de celle-ci effrayent par un mélange d’expressions vicieuses et furieuses que n’ont pas ceux de Messaline.
Naples eut alors un cruel carnaval de désordres, de violences, où la différence des races ajoutait des contrastes hideux. On vit des marins anglais, protestants, associés aux brigands fanatiques offrir à l’amiral dans des paniers de fruits des têtes de républicains[9].
[9] Voy. le Nelson de Forgues, qui résume les documents anglais.
Emma exigeait des supplices et les ordonnait à Nelson. Les prisonniers français, malgré une capitulation, y auraient passé sans l’amiral de la flotte russe, qui ne le permit pas.
Alors les deux sanguinaires femelles se donnèrent le plaisir de tuer les grands patriotes de Naples, l’élite de l’Italie, et elles le firent lâchement, non pas sur la terre italienne, mais sur les vaisseaux anglais, à la vergue de Nelson.
Au reste, celui-ci agissait comme un homme ivre, étranger à l’Angleterre, n’obéissant même pas à ses chefs, qui l’envoyaient ailleurs, disant qu’il resterait à Naples pour protéger la reine (juin 99).
Les succès passagers de Souvarow, sans résultat comme ceux de Championnet qui avaient précédé, pourront être racontés par d’autres. Souvarow, après Novi, où notre Joubert fut tué, se trouvait bien haut dans la gloire, le héros des Russes, et celui du parti rétrograde dans toute l’Europe, lorsque, mal secondé des Autrichiens, il eut de Masséna sa sanglante défaite de Zurich. Cette bataille multipliée, qui se donna sur tant de théâtres différents, ne peut être comprise sans cartes et sans les commentaires des historiens militaires.
Tous disent que le héros barbare s’y montra grand autant que le nôtre fut habile. Dans cette extrémité où il avait contre lui la faim, les neiges, les Alpes impitoyables qui, de tous côtés, fermaient le chemin, on raconte qu’il dit aux siens : « Creusez ma fosse, je n’irai pas plus loin. Je veux mourir ici. »
Cela toucha les Russes. Ils tinrent ferme, emportèrent leur vieux général, et malgré leurs pertes énormes, ils franchirent ces défilés terribles et se retirèrent pas à pas.