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Histoire du XIXe siècle (volume 3/3) : $b III. Jusqu'à Waterloo

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CHAPITRE VI
INDÉCISION D’ALEXANDRE. — MÉCONTENTEMENT DE LA RUSSIE ET DE L’ARMÉE RUSSE CONTRE ALEXANDRE

Je m’arrête ici, un moment pour regarder Alexandre. Son caractère, loin d’être exceptionnel, est l’un des plus ordinaires en ce siècle. Il s’exprime d’un mot. C’est l’indécision.

Est-ce le caractère russe, la mobilité slave ? Je ne le nie pas. Mais beaucoup plus la vague sentimentalité qui fait la grâce, souvent le fond fuyant et incertain des femmes allemandes du Midi. Un livre unique, admirable, rend cela très sensible : c’est la Correspondance, ce sont les Conversations d’Alexandre et du prince Adam Czartoryski (Paris, 1865).

Beau livre, plein de pleurs. En le lisant, je me crus à Florence, à Sancta Croce, où la Czartoryska, morte, sur sa tombe, elle aussi, pleure encore.

Vous commencez, c’est la nature, son incertain sourire qui va se nuancer. Deux jeunes gens de dix-huit ans se promènent dans un jardin, au court été du Nord, et se confient, quoi ? des amours ? Non. Mais des romans héroïques, le projet, l’espérance, d’être vertueux et parfaits. Cela en grand secret. Catherine règne encore. Et si Catherine le savait ? Le jeune czar ne met nulle borne à l’utopie. Il dit au Polonais : « Pourquoi l’hérédité ? Le droit, c’est l’élection populaire. »

Puis un grand blanc arrive, une lacune qui semble plutôt une tache noire. C’est le règne et la mort de Paul. Le fils qui succède, éploré, n’en garde pas moins avec lui le cortège des meurtriers. Alexandre, triste pour la vie, se hâte de rappeler Adam Czartoryski, c’est-à-dire sa jeunesse, rêveuse et vertueuse, autrement dit : sa conscience.

Que dit le prince Adam ? Nullement un roman, mais une chose politique et pratique. « Réunissez les membres épars de la Pologne, sous une royauté constitutionnelle. Que la Prusse rende Posen et Varsovie. » La Galicie viendra plus tard.

La Prusse eût été indemnisée en Allemagne par la sécularisation du Rhin, ou en Hanovre. Point de guerre avec Bonaparte, dans ce projet. Mais le mot, l’idée du Hanovre soulevait le parti anglais, tout-puissant à Berlin.

Les Anglais de Russie avaient tué Paul. Les Anglais de Berlin réussirent mieux par une machine moins funèbre, mais tragique par les résultats, l’amitié du roi de Prusse, l’impression de sa belle reine sur un jeune czar de vingt-cinq ans. J’ai dit l’audacieuse adresse de la reine, qui, agenouillant son mari et son hôte au tombeau de Frédéric, leur fit jurer amitié, éternelle alliance au profit de la Prusse, autrement dit : la mort de la Pologne.

On accusait le plan de Czartoryski d’être français. A tort. S’il arrangeait Napoléon, en brouillant la Prusse et l’Angleterre pour le Hanovre, d’autre part, la Russie n’ayant plus d’inquiétude du côté polonais pouvait se tourner vers l’Orient, et le disputer à Napoléon.

Ce plan avait un grand défaut. Il était trop prudent. Les Polonais en rêvaient un, sublime et impossible. N’ayant plus les Cosaques ni les membres extérieurs de la Pologne qui l’avaient tant aidée au moyen âge, ils voulaient, réduits à eux-mêmes, dominer l’immense Russie, c’est-à-dire que le petit absorbât le grand, l’immense.

Ajoutez que l’accord des trois puissances du Nord rendait leur effort impuissant, leurs tentatives chimériques. Si, au contraire, les Russes avaient pu regarder vers les conquêtes d’Asie, ils auraient eu besoin à coup sûr de la Pologne, d’un grand peuple civilisé, qui réuni eût pesé d’un grand poids dans leurs affaires, même eût pris l’ascendant d’une civilisation supérieure.

Les lettres du prince Adam, en 1806, sont très belles. La liberté respectueuse qu’elles respirent partout, indiquent et son parfait bon sens, et le cœur d’un ami. C’est l’éloge d’Alexandre d’avoir eu un tel conseiller quoique sa versatilité, la faiblesse de son caractère lui aient rendu de bonne heure ces sages conseils intolérables. Adam ne craint pas de lui rappeler les avertissements qu’il lui donna avant Austerlitz, lui prédisant que si, par sa présence, l’armée devenait la cour même, il serait enveloppé par une foule d’intrigues qui gêneraient les généraux. Il parle avec une hardiesse admirable de la Prusse, et de la faiblesse d’Alexandre qui, après quelques jours d’entrevue, ne considéra plus dans la Prusse un État politique, mais « une personne qui lui était chère et envers laquelle il croyait avoir des obligations particulières à remplir ». (Page 31.)

« Les opinions et sentiments de Votre Majesté pour les personnes qui avaient eu sa confiance éprouvèrent un grand changement, lequel fut noté à Berlin… La prédilection sans borne que Votre Majesté montra pour la Prusse, donna à votre gouvernement une attitude vacillante. »

Même courage en parlant d’Austerlitz, où la jeune cour d’Alexandre ne faisait qu’injurier les Autrichiens, et, dans une matinée passait d’un excès d’abattement à un excès d’assurance. Les uns voulaient quitter la partie sans coup férir, et les autres se battre au plus tôt pour revenir vite (p. 39). Il blâme aussi l’empressement d’Alexandre à s’exposer comme un soldat, puis à emmener l’armée tout de suite après la bataille. « Comment eût-on supposé qu’une seule bataille perdue mettrait la Russie hors de jeu ? » (P. 53.)

Dans un petit billet, écrit au crayon, par lequel Alexandre répond, ou plutôt, ne répond à rien, on voit bien son obstination et sa frivolité, qui ne s’appuient sur nulle bonne raison. On y voit que les longues et belles lettres, si sévères et si courageuses, ne sont pas l’œuvre du prince Adam tout seul, mais du comité russo-polonais qui avait conseillé Alexandre, jusqu’au moment de sa passion pour la Prusse. Le czar regrette seulement que cette lettre confidentielle lui arrive mise au net par un copiste.

Il ne dit rien d’un article bien grave où l’on entrevoit le mécontentement de la Russie (p. 10) : « Dans le cas où la guerre arriverait dans l’empire, je ne répondrais ni des Polonais, ni même des Russes. Déjà ceux-ci endurent avec peine que la gloire de l’État soit diminuée, et que l’amour-propre national reste humilié. Si les frontières sont entamées, on en accusera Votre Majesté, et les propos divers qui circulent à Moscou et à Pétersbourg ne sont pas propres à tranquilliser sur ce sujet[72]. »

[72] Lettre du 22 mars 1806.

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