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Histoire du XIXe siècle (volume 3/3) : $b III. Jusqu'à Waterloo

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LIVRE III
ALLEMAGNE

CHAPITRE PREMIER
ALLEMAGNE POLITIQUE

Le mot célèbre de Sieyès sur la prétendue universalité de Bonaparte : — un maître qui sait tout, qui peut tout, veut tout faire, — ne fut sans doute qu’ironie, sauf le dernier mot sur l’aveugle et imprudente volonté qui lui faisait multiplier de plus en plus ses embarras.

Au moment où la paix d’Amiens, si imparfaite, était difficile à entretenir, on a vu comment il se créa mille ennemis non seulement en affichant par l’affaire de Saint-Domingue ses prétentions coloniales et maritimes, mais en irritant tous les souverains par la mort du duc d’Enghien, par la réunion du Piémont, ce qui, avec sa violente médiation suisse, avait l’effet réel d’une vraie main mise sur les Alpes, c’est-à-dire sur le cœur du continent européen.

En même temps, il commençait inconsidérément à remuer une chose énorme : l’Allemagne. Ce gros corps, indigeste, faible par sa dispersion, lui paraissait paralytique. Il avait vu pourtant avec quelle vigueur rapide la petite Prusse sous Frédéric avait agité l’Allemagne du Nord. Et il savait mieux que personne que la lenteur des Autrichiens dans ses campagnes d’Italie tenait aux routines du conseil aulique, aux directions des Anglais, qui souvent firent avorter les plans des généraux de l’Autriche.

Dans l’impatience d’un homme du Midi, il n’appliquait à ces populations qu’une grossière arithmétique. Avec Talleyrand à Saint-Cloud, ou sur le Rhin avec Dalberg, il n’examinait rien que le calcul, ajoutait tant d’âmes à la Prusse, et tant à la Bavière, au Wurtemberg, etc.

Ces populations allemandes peu mobiles, en effet, si on les laissait dans leurs anciennes divisions et dans les habitudes inertes des vieux gouvernements, il les remua étourdiment, comme une poussière humaine, et leur donna une mobilité qui n’était pas l’activité encore, mais qui devait la préparer.

Il faut le dire, dans ce grand corps, beaucoup de choses habituées ensemble par une longue cohésion, quoiqu’en réalité hétérogènes, paraissaient faire unité.

Si Bonaparte eût mieux su l’histoire, celle du passé de l’Allemagne, il aurait vu que, malgré sa roideur apparente, c’est une race variable et très flexible. L’Allemand, justement parce qu’il est fort disciplinable, a été plusieurs fois, par exemple sous Frédéric, le premier soldat de l’Europe. Pourquoi ? C’est qu’avec la rudesse extérieure de l’individu, il est né pour être camarade et pour agir d’ensemble.

Voilà pourquoi des hommes, du reste pacifiques, casaniers d’instinct, et par moments très enfermés dans la famille, se sont trouvés si aptes à la discipline militaire, propres à marcher en corps d’armée.

Cette faculté d’association est une grande force, si une nécessité, une émotion la réveille. Chose souvent assez lente chez cette race bien moins impressionnable que d’autres. Mais si cette émotion arrive enfin, elle est susceptible de prendre un crescendo prodigieux, une force redoutable.


Cette force a plusieurs fois apparu en ce que la littérature a de plus clair, dans les hautes formules qui résument tout. En présence de la fatalité visible, de la tyrannie de Louis XIV, et de ses atteintes à la conscience, Leibnitz (reprenant dans Aristote l’antique philosophie de l’énergie), dit : L’homme est une force active.

A quoi la basse Allemagne, Spinosa, oppose la substance comme notion universelle et fondamentale. Voilà les deux écoles, qui feront tour à tour le développement de l’Allemagne. Leibnitz avec raison objecte à Spinosa : « L’idée de cause est la première en nous, et ce n’est même que par elle que nous avons idée de la substance. »

Les deux philosophies l’emportent tour à tour. Si, dans ses moments de langueur, l’Allemagne en paraissant grandir, s’étend dans le brouillard, dans l’inertie de Spinosa, elle ne tarde pas à s’éveiller, par le retour à la doctrine et au sens de la force vive.

On pouvait deviner que, par ces ricorsi naturels de la logique et de l’histoire, l’Allemagne aurait un retour héroïque sur elle-même, qu’après son critique Lessing, et l’auteur de Werther, inspiré de Spinosa, la thèse de la cause morale et de la force vive reprendrait sa faveur, que le stoïcisme prévaudrait, et qu’alors l’Allemagne, les quarante millions d’Allemands, comme un seul homme, se lèveraient contre la France.

Pour obtenir cet effet violent, que fallait-il ? Endurcir l’Allemagne, et par une pression tyrannique et cruelle faire cesser l’état somnolent qu’une vie plus douce eût prolongé. Le faux lien fédératif de l’empire sous le césar allemand avait continué ce sommeil. L’association religieuse opérée par Luther n’avait agi que sur une moitié de l’Allemagne. Frédéric II, par l’association militaire qui réunit à ses armées tant d’étrangers de toute nation, ne fut pas non plus pour elle un suffisant unificateur. Napoléon eut cet effet, cette force par des moyens barbares, moins encore par la guerre que par une pesante oppression qui n’est ni guerre ni paix.

Avec ce cruel chirurgien, plus le patient criait de douleur, plus il était serré ; plus, contre sa nature et contre ses habitudes, il était obligé de se durcir, de ramasser ses forces, de concentrer ses nerfs, ses muscles. C’est en ce sens que Bonaparte a été le bienfaiteur de l’Allemagne par des opérations qui réveillent et donnent envie à l’opéré de poignarder l’opérateur.


Mais au moins, en détruisant la révolution en France, la propagea-t-il en Europe ?

En tout pays la tradition du XVIIIe siècle, la libération de l’idée qui fait l’affranchissement de tout le reste, fut violemment outragée par lui comme idéologie. L’Italie, qui, au dernier siècle, suivait de si près la France, fut cruellement découragée quand il défendit aux municipalités la vente des biens ecclésiastiques, et par cela même maintint les couvents, toute la vieille crasse monastique ; deuxièmement, quand il expulsa notre clergé républicain, et que le pape, consentant à marcher dans le sang d’un Bourbon, vint le sacrer et absoudre le meurtre.

Le code Napoléon, énervant, détruisant la puissance paternelle, établissant l’égalité des partages, fut d’abord reçu avec joie, et l’on crut que l’activité augmenterait. Ce fut le contraire, tous les frères, dans leur petite égalité, demandèrent des emplois et se firent des commis, oisifs et serviles. La bureaucratie pullula.

Ces commis de l’empire, rogues et durs, avec une tenue demi-militaire, et se croyant tous colonels, firent partout exécrer la France. L’empereur, dans les consulats, mettait des hommes à lui pour observer, surveiller le pays, faire outrageusement la police en pays neutre. Souvent, même comme ambassadeurs, il envoyait de ses sabreurs farouches, non pas méchants, mais violents, colères, terribles d’attitude, comme était Lannes.

Les Français perdirent le renom d’urbanité et de douceur qu’ils avaient eu toujours.

Même les pires de l’ancienne monarchie avaient cela du moins, qu’ils changeaient peu les habitudes, suivaient volontiers les routines. Les nouveaux commis, issus de la révolution, variables comme elle, et absolus comme l’empire, étaient l’effroi, l’horreur de leurs administrés.

Ce résultat éclata violemment quand Bonaparte entra vainqueur en Allemagne. Mais, même avant, lorsqu’en 1803, sous le prétexte d’exécuter le traité de Lunéville, il se chargea de régler les indemnités dues aux princes dépossédés sur la rive gauche du Rhin, ne consultant que rarement et pour la forme la diète de l’empire, et la Russie, nommée aussi médiatrice. L’empereur Alexandre, malgré son amitié pour le roi de Prusse, en plusieurs choses, favorisait l’Autriche, la grande puissance militaire qui avait été, pouvait être encore son alliée dans un conflit européen. En le voyant ainsi flotter, les princes allemands s’adressèrent à la France, qui ne flottait pas. Et tout se traita à Paris.

La Bavière se détacha la première du grand corps germanique et se fit notre cliente, comme elle avait été sous Louis XV ; elle fut accueillie de Bonaparte comme ennemie de l’Autriche, n’est-elle pas la voie qui conduit à Vienne ? L’idée de Napoléon, bizarre pour un ami du pape, était de détruire les électorats catholiques, dont les cinq voix assuraient à l’Autriche la prépondérance sur les quatre voix protestantes. De sorte qu’il n’y eut plus dans l’Empire d’autre État ecclésiastique que l’électorat de Mayence, qu’on transféra de Mayence à Ratisbonne et qu’on laissa aux mains du coadjuteur Dalberg, le Talleyrand de l’Allemagne ; il flattait Bonaparte de l’idée d’un empire intermédiaire (la Confédération du Rhin).

Ce fut un grand changement dans les habitudes allemandes, européennes, que de voir ces antiques évêchés disparus. Les prélats souverains, jadis despotes absolus et cruels[63], s’étaient fort adoucis ; ils donnaient refuge à ceux que la tyrannie militaire avait chassés d’ailleurs.

[63] Voy. ma Sorcière, au XVe et au XVIe siècle.

Bonaparte supprima cette zone pacifique du Rhin, et poussa les populations peu satisfaites sous le joug des États militaires. Il favorisait fort ceux-ci, spécialement la Prusse, que dans sa courte vue et son imprévoyance, il voulait faire la protectrice de l’Allemagne du Nord. Grâce à lui, celle qui, la première, nous avait attaqués, fut récompensée de la neutralité servile[64] où elle s’était tenue depuis la paix de Bâle. Évitant de mécontenter l’Angleterre, sans être tenue de suivre franchement la France, elle avait étonnamment augmenté sa population, de sept millions d’âmes l’avait portée à neuf. Attrapant encore le crédule Napoléon, elle lui escroqua un demi-million d’âmes, lui donnant pour ses arrangements italiens une garantie fort inutile. Alexandre approuva, en considération de la belle reine de Prusse et de la jeune aristocratie qui commençait à dominer dans cette cour.

[64] Hardenberg, t. VIII, p. 261.

Sous un ministère avili, sous un roi médiocre, peu estimé des siens, la Prusse n’avait pas moins poursuivi une carrière d’améliorations qui lui donnèrent d’abord trop de confiance, mais après ses malheurs, contribuèrent à la relever. Elle entra particulièrement dans la voie de cette éducation forte, mais strictement automatique, qui semble avoir pour but de rendre tout homme semblable à tout homme, éducation qui a fortifié l’État, mais qui a paralysé le talent, glacé le libre genius.

Les officiers devinrent une caste, ne pouvant se marier qu’avec un certain revenu et des femmes d’une certaine naissance.

Enfin le gouvernement pénétra dans les arrangements même de la propriété privée, de manière à en empêcher l’extrême morcellement.

Cette tendance aristocratique étonne d’autant plus que partout, en Allemagne comme en Italie, c’étaient bien moins les nobles que les paysans qui se déclaraient pour leurs rois et leurs anciennes dynasties contre la France. Même sous Bonaparte, elle leur semblait identique à la révolution.

Ces pauvres peuples de Souabe, du Palatinat, sans avoir l’idée nette de la patrie allemande, y tenaient par leurs habitudes, leurs lieds et la musique, les airs nationaux, les légendes, ils en avaient un culte instinctif et le pressentiment.

Leurs nobles maîtres au contraire se roulaient devant Bonaparte, s’étouffaient rue Saint-Florentin chez Talleyrand, et demandaient l’aumône à ce Méphistophélès au pied boiteux, mendiants insatiables, qui disaient toujours : « Excellence, encore tant d’âmes, s’il vous plaît ! »

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