Histoire du XIXe siècle (volume 3/3) : $b III. Jusqu'à Waterloo
CHAPITRE XIV
TILSITT. — LE PARTAGE DU MONDE EUROPÉEN (1807)
Les triumvirs de Rome, assemblés dans une île, firent, dit-on, le partage du monde romain. Ce fut chose insensée. Cependant, elle avait ceci de spécieux qu’au moins ils partageaient un monde très connu, fort lumineux alors, qu’ils avaient sous la main.
Au partage de Tilsitt, ce fut tout autre chose : Bonaparte partageait un monde qu’il ne connaissait pas.
Il ne connaissait guère les grosses masses de Russie contre lesquelles bientôt il alla se heurter.
Fort peu la Pologne dont il aurait pu se servir.
Pas davantage la grande Allemagne qu’il écrasait, pressait, jusqu’à la revanche de Leipsick.
Ce qu’il connaissait moins encore, quoi qu’on ait dit, c’était la France même. Il y avait en elle une forte dualité. Pendant qu’une certaine France, toute active qu’il précipitait aux armées, le suivait avec une furie qu’on pouvait croire encore enthousiaste, la grande majorité, la France du travail, le regardait faisant ses grands tours d’acrobate, croyait à chaque année le voir tomber de la corde tendue, et chaque fois disait lassée : « Quoi ! ce n’est pas encore fini ? »
Que voulait-il au juste ? Toute sa vie son rêve avait été la conquête de l’Orient. Il semblait croire que, maître de la Turquie, par la Perse, on arrivait tout droit à l’Inde anglaise. Il ne tenait pas compte de ces espaces énormes. Cependant, à Tilsitt, appréciant mieux la puissance russe, il en fit moins abstraction et proposa un partage de la Turquie. Mais quand il vit le czar y consentir sans peine il comprit qu’il ferait un marché de dupe, et que le partage ne se ferait qu’en apparence, lui si loin et la Russie si près, elle prendrait tout.
Alors, il tourna tout à coup, et avec la facilité de sa grande imagination, il prit l’Espagne en rêve, avec le Portugal, l’Amérique espagnole, les mines du Potose, comme Napoléon III a pris le Mexique.
Alexandre avait demandé un armistice. Napoléon négocia une entrevue.
Il espérait capter le czar, l’amener à tout prix au grand but qui faisait son rêve, sa passion : l’abandon de l’alliance anglaise, la fermeture du monde russe au commerce anglais.
Il comptait, à la lettre, envelopper, fasciner Alexandre, exercer sur lui ce prestige qui ne lui avait jamais manqué.
Il avait plusieurs choses qui eussent dû lui faire tort. Il était peu harmonique, dissonant, intempérant en gestes et en paroles, souvent emphatique, souvent trivial, comme l’a dit l’auteur de son meilleur portrait, M. de Pradt qui l’appelle : Jupiter Scapin[89].
[89] Madame de Rémusat parle à peu près de même, en faisant son portrait : « Bonaparte manque d’éducation et de formes ; il semble qu’il ait été irrévocablement destiné à vivre sous une tente, où tout est égal, ou sur un trône où tout est permis… Les gestes sont courts et cassants, de même sa manière de dire et de prononcer. Dans sa bouche, j’ai vu l’italien perdre toute sa grâce. Quelle que fût la langue qu’il parlât, elle paraissait toujours ne lui être pas familière ; il semblait avoir besoin de la force pour exprimer sa pensée… » Mém., t. I, p. 104.
Et en effet, celui qui eût eu le sang-froid de l’examiner bien, sans penser à sa renommée, eût surpris par moments des tons faux, criards et vulgaires, qu’on ne trouve que dans les piètres comédiens.
Néanmoins, il avait conservé encore en 1807 ce caractère, ce don qui avait tant fait pour sa fortune, le mordant méridional.
Mais cette faculté lui était-elle propre plus qu’à d’autres méridionaux ?
Masséna, son égal pour les dons militaires, s’était de bonne heure assimilé à la France jacobine, et paraissait un rustre. Le béarnais, Bernadotte, était et paraissait trop un homme fin. Bonaparte eut une chose qui d’abord l’embarrassa fort ; il parlait au plus mal le Français, même l’Italien[90]. C’est ce qui fit croire d’abord à Barras, à Carnot, qu’il pourrait aller bien loin, et engagea à le favoriser. Il garda très longtemps ce bégayage.
[90] Ici, je ne puis m’empêcher de noter une observation juste et ingénieuse d’Alfred Michiels. C’est que le langage qui est pour nous une lumière, emprunte une certaine puissance du clair-obscur. Nous sommes bien plus sensible à une langue que nous ne savons qu’à moitié. Si nous la savons tout à fait, le charme, en partie, disparaît. L’étranger qui s’efforce à parler notre langue, trouve souvent, par impuissance même, des formes qui plaisent par le neuf et l’étrangeté. C’est ce qui arriva à Bonaparte, et même assez tard lui donna une originalité trompeuse, l’apparence d’un homme prime-sautier, de franchise énergique.
En 1807 il avait conservé peu de signes de son origine italienne. Guéri de la maladie de peau qu’il avait eue longtemps, il devenait gras, un peu blanc, prenait un visage plus français. Mais il avait déjà perdu de sa flamme primitive, « de l’âcreté du sang qui, disait-il, fait gagner les batailles ». Il commençait, à vrai dire, « sa descente ».
A juger ses batailles d’Eylau et de Friedland, quoique la dernière fût une grande victoire, on peut dire qu’il baissait.
Soit négligence, soit orgueil, il n’y montra pas beaucoup de prévoyance. Et, s’il finit par vaincre ce fut en se corrigeant, et après coup.
Il le disait lui-même : « Je suis âgé. Alexandre qui est plus jeune profitera. »
Ce qui restait très fort en lui malheureusement, ce n’était plus son positif admirable, l’attention sérieuse à tout détail, dont il avait fait preuve dans ses guerres d’Italie. C’était une imagination de plus en plus exagérée et fausse, qui devait à la fin l’entraîner, le précipiter.
Cette imagination lui fit prendre pour l’entrevue des précautions qu’on trouva excessives. Il ne s’y hasarda que sur un radeau parfaitement découvert, au milieu du fleuve, entre les deux armées.
Il n’osa pas manger chez Alexandre ; une fois, il demanda du thé seulement, mais n’en but pas. Alexandre ne se fâcha point de cette prudence, et mangea plusieurs fois chez Napoléon.
Celui-ci se souvenait de la mort de Paul, voyant à côté d’Alexandre, Bénigsen, celui qui selon le récit prussien, les engagea à persévérer et à achever leur victime.
Certainement Alexandre n’eût pas ordonné un crime. Mais si quelqu’un de ces serviteurs si zélés, eût immolé Napoléon, comme Paul, Alexandre eût été indigné, eût pleuré sans doute, mais reconnu le doigt de Dieu, la vengeance du duc d’Enghien.
Tels sont en effet les mystiques. Sa mère et lui se résignèrent en pleurant à un fait, regrettable sans doute, mais qui les mettait sur le trône.
Revenons à Tilsitt :
Napoléon fit crier aux nôtres : « Vive le Czar ! » Et frappé de l’extérieur charmant d’Alexandre, s’écria : « Apollon ! »
Il croyait d’autant plus que cette belle et féminine figure serait aisément fascinée, opposerait peu de résistances à ses projets.
Alexandre débuta par le mot qu’il savait être le plus agréable : « Je hais les Anglais tout autant que vous. »
« Si cela est, la paix est faite », répliqua Napoléon.
Dès lors, l’effusion d’une si nouvelle amitié, n’a plus de bornes. — Et c’est le vainqueur qui offre tout.
D’abord, plus de Pologne, sauf le tout petit duché de Varsovie, enlevé à la Prusse, pour le donner à un Allemand, le roi de Saxe.
Alexandre se laisse donner par cet ami nouveau, si généreux, la plus précieuse dépouille de son alliée la Suède : la Finlande, tant convoitée de la Russie, depuis Pierre le Grand, comme la possession la plus désirable et nécessaire même, pour abriter Saint-Pétersbourg. La Finlande, ce roc, ce granit qui vaut un diamant, Alexandre la laisse enlever à son ami, et la prend pour lui-même, de la main de son ennemi.
Napoléon, de plus, lui abandonne ses amis d’Orient. Il ne défendra pas la Perse qu’il vient de soulever, ni la Turquie, notre plus ancien allié, qu’hier encore il a promis de soutenir. La Russie lui prendra les deux Principautés, Moldavie, Valachie, c’est-à-dire le Danube.
« Si la Turquie refuse ?… Eh bien, on prendra la Turquie elle-même »
Tout ce riche butin pour une promesse difficile à tenir : qu’Alexandre fermera la Russie aux marchandises anglaises.
Et la France, que prendra-t-elle ? On ne lui reconnaît guère que ce qu’elle a déjà dans les mains, la Hollande, Naples, et le petit royaume de Westphalie, composé des provinces prussiennes de l’ouest au profit de Jérôme, enfin Rome que Bonaparte prend au Pape, de plus le Portugal, qu’il va envahir, tient déjà.
On croit que Napoléon ne cacha pas ces projets sur l’Espagne, ce qui rassura d’autant plus Alexandre et lui permit de donner carrière à ses espérances en Orient.
Comme on l’a dit, Napoléon donna, Alexandre promit. Napoléon s’était joué lui-même.