Histoire du XIXe siècle (volume 3/3) : $b III. Jusqu'à Waterloo
CHAPITRE III
CAMPAGNE DE MAI 1800. — PASSAGE DU GRAND SAINT-BERNARD. — FAMINE
DE GÊNES. — MASSÉNA ABANDONNÉ
Bonaparte, déjà maître de nos destinées, pensait, et avec assez de vraisemblance, qu’un gouvernement enlevé par surprise ne pouvait être gardé que par des surprises continuelles. Il fallait tenir la France dans cet état de demi-rêve où, voyant des choses naturelles, sans en bien saisir les causes, elle se dit : « Je ne comprends pas. »
Ce faiseur de miracles, issu de la superstition d’une Corse, pleine de foi en la bonne aventure, en resta là toute sa vie, fidèle à son génie de grand faiseur de tours, et terrible à tous ceux qui y regardaient de trop près.
Il y parut après brumaire, où Frotté paya de sa vie d’avoir osé s’amuser du héros, de l’instant de faiblesse qui faillit le rendre ridicule.
Il était nécessaire que Bonaparte se relevât par une guerre, une bataille heureuse et solennelle qui pour longtemps saisît tous les esprits. Il avait dit : « Il faut risquer le tout pour le tout. »
L’occasion ne s’en présentait que trop. Les Anglais, à qui nos royalistes avaient donné tant de fausses espérances sur Bonaparte, se voyant trompés, avaient fait un grand effort d’argent, et couvraient la mer de vaisseaux, croyant déjà tenir Gênes, Toulon, Marseille. D’autre part, le monde du Danube, le monde austro-hongrois, extravasé en Italie, serrait Gênes et déjà le Var. Si Gênes était lâchée par nous, la Provence et le Rhône bientôt seraient envahis. La panique était grande dans tout notre Midi parmi les patriotes, les acquéreurs de biens nationaux, pour qui l’invasion eût été le signal d’un massacre. Ils regardaient vers Gênes, où Masséna, avec dix-huit mille hommes, tenait de sa main héroïque, obstinée, l’ancre de salut de la France. S’il lâchait, tout était fini…
On le connaissait bien, du reste, et, quoi que Bonaparte eût fait pour le déshonorer en 98, et quoiqu’il l’eût joué misérablement en brumaire (99), on pensait qu’il tiendrait à Gênes tant qu’il pourrait donner au soldat un morceau de pain.
Ainsi le grand espoir de celui qui venait de tuer la république était dans le héros républicain, et en deux hommes qui avaient aussi à se plaindre de lui : Moreau, Carnot.
Moreau, qu’il avait avili, le constituant en brumaire geôlier du Directoire.
Carnot, son protecteur, envers qui il se montra si ingrat en fructidor, Carnot se laissa faire ministre de la guerre[10]. Et il fit plus ; il alla trouver Moreau à l’armée d’Allemagne, obtint de lui que, au milieu de ses succès, il risquât de les interrompre en prêtant dix-huit mille hommes à l’armée d’Italie. Ainsi Carnot, ainsi Moreau, assez faibles républicains, aimaient tellement la France, qu’ils étaient prêts à lui faire les plus grands sacrifices.
[10] Pour augmenter l’effet du miracle qu’on préparait à Bonaparte, on suppose d’abord un miracle préalable, celui d’une grande armée, organisée sur le champ. Mais où étaient donc les vainqueurs qui avaient frappé les deux grands coups sur la vaillante et fanatique armée russe, sur l’armée anglaise si exercée. « Les soldats, dit-on, étaient sans armes, sans habits, sans approvisionnements… »
Sans doute Berthier, excellent secrétaire pour une volonté absolue, mais mauvais et prodigue administrateur, avait pu, depuis le 18 brumaire, désorganiser ces armées victorieuses. Carnot fut habile pour refaire en vingt jours ce qu’on appelait l’armée de réserve, une force de cinquante mille hommes, qui, venue de Hollande, de Vendée, de Paris, se réunit sans bruit à Dijon et en Suisse, et que les Autrichiens croyaient devoir se diviser entre l’armée d’Allemagne et celles d’Italie, entre Moreau et Masséna.
Tout récemment Bonaparte avait dit dans sa constitution que les consuls ne sortiraient pas du territoire de la république, voulant faire croire que lui Bonaparte resterait à Paris, et sans doute ne ferait plus la guerre. L’armée de réserve fut nominalement sous Berthier.
Jamais les coalisés n’avaient eu plus d’espérance. Nos royalistes, joués par Bonaparte dans la surprise de brumaire qu’ils avaient crue naïvement faite pour eux, et, d’autre part, comprimés en Vendée, en revanche se croyaient sûrs du Rhône, de Marseille, et, voyant les Autrichiens déjà en Provence et sur le Var, auraient livré Toulon pour la seconde fois. Les flottes anglaises tenaient toute la mer. L’obstacle unique, le grand poste qui les arrêtait, était la seule ville de Gênes, défendue par Masséna avec sa petite armée. Toute la pensée de l’Europe était à Gênes, entourée d’une mer d’ennemis.
Sans ces dix-huit mille hommes et celui qui les conduisait, Lecourbe, le principal héros du Saint-Gothard en 99, le plan audacieux de Bonaparte eût été impossible.
Ce n’était pas moins que de passer tous les cols des Alpes, surtout le Saint-Bernard, en un instant, et de fondre sur la droite des Autrichiens, surpris, tout occupés de Gênes et de l’invasion projetée de la France.
De telles surprises, qu’on peut espérer avec de fort petits nombres, étaient-elles possibles avec les soixante mille hommes que Carnot lui forma en vingt jours, et qui se trouvèrent à Dijon, à Lausanne, sous le nom fallacieux d’armée de réserve, piège grossier qui pourtant trompa les Autrichiens, tant la passion nous rend sourds et aveugles !
Bonaparte, de son côté, rêvait la conquête de l’Italie. Il se souvenait de l’effet merveilleux qu’avait eu à Paris la campagne du Tyrol en 96, où il traversa les Alpes orientales et où le rapide succès de Masséna le mit presque aux portes de Vienne. Cette fois, il se proposait un plan plus hasardeux ; traverser les grandes Alpes de l’occident, sans que l’ennemi s’en doutât, tomber sur lui, pendant qu’il regardait Gênes et la Provence.
Ce plan supposait dans le général autrichien Mélas une obstination prodigieuse et une obéissance illimitée aux Anglais, qui, payant la guerre et voulant Gênes à tout prix, le tiendraient là, et, à tout bruit entendu du côté des Alpes, lui diraient toujours : « Ce n’est rien. »
Le plan de Bonaparte, vraiment beau, poétique, supposait des chances compliquées, improbables.
Une surtout : que cette armée, jeune en grande partie, se trouverait au niveau de celles d’Italie et d’Égypte pour faire des miracles d’activité guerrière et de dextérité en chose si nouvelle, et contre un ennemi nouveau, formidable : les Alpes !
Eh bien, cela se fit. L’autre miracle, la prudence du général à tout prévoir ne se trouva pas au même degré.
Lorsque l’armée commençait à passer, et que Bonaparte, encore en Suisse, à Martigny, en attendait des nouvelles, on lui dit qu’on ne passait pas. Sur le versant italien, un fort défendait le passage. Il en est ainsi sur toutes les routes du Piémont. Elles sont toutes célèbres par les efforts qu’ont faits jadis nos armées pour les prendre. Ce fort, celui de Bard, avait été mal reconnu. Bonaparte finit par y aller lui-même, mit une batterie sur une hauteur qui était en face, ce qui avança peu, car le fort tint encore plusieurs jours. On passa donc sous son feu, mais rapidement, en garnissant de paille les roues des caissons et des lourdes voitures.
On se trouva en Piémont, et sur la route pour aller secourir Masséna. Il avait promis de tenir dans Gênes jusqu’au 24 mai. Il tint dix jours de plus, sans vivres, dans une horrible détresse, et, par sa persistance, sauva Bonaparte en retenant les Autrichiens, qui auraient été sans cela libres à temps pour recevoir nos Français divisés, les sabrer, corps par corps, à chaque débouché des Alpes. Car les uns arrivaient par le Simplon, d’autres par le Saint-Gothard, etc.
Bonaparte, ayant couché à Ivrée, dut aviser s’il tournerait à droite ou à gauche. L’humanité, la reconnaissance, le patriotisme, lui conseillaient la droite pour sauver Masséna et Gênes, la France peut-être. Car qu’eût-il fait si Mélas, déjà maître du Var, eût suivi nos émigrés qui l’introduisaient en Provence ? Mélas eût été fort aisément à Marseille et à Lyon.
Quelle était la position de Masséna ? Horrible. On avait mangé tout, chevaux, chiens, chats et rats. Les soldats, se voyant abandonnés de la France, désespéraient, affaiblis par le jeûne ; ne pouvant plus se tenir debout, ils avaient obtenu de s’asseoir par terre pour faire leur faction. Pauvres Français ! ils mouraient en silence.
Il n’en était pas de même des Génois. Ce peuple criard, nerveux, convulsif, presque épileptique, ne mourait qu’avec un bruyant désespoir. Il fallait pour y résister un homme du pays, un homme de caillou, tel que Masséna.
Une si grande ville n’est pas, comme un fort, une garnison qu’on peut comprimer. Des scènes terribles avaient lieu. Ces Italiens avaient des morts théâtrales et tragiques sur le passage et sous les pieds de Masséna. Ils arrivaient parfois en processions de cinquante mille âmes. Il y en eut une, effroyable par la quantité des affamés qui se traînaient, et des quasi-squelettes qui arrivaient, effrayants de maigreur, faisaient claquer leurs os. A leur tête s’avançait un gros capucin criant : « Seigneur général, ayez pitié de la povera gente ! »
Masséna vit très bien que le père était Autrichien. D’abord il le regarda de l’air qu’ont les torrents de Gênes, gris, mornes, impitoyables…
Puis, le regardant mieux, il lui dit du ton caverneux d’un estomac profond et profondément vide : « Mon père, vous êtes gras ! » Le capucin frémit et se troubla.
Puis, redoublant avec cet air sauvage que son profil de loup à dents blanches rendait expressif : « Mon père, dit-il encore, mon père, vous êtes gras ! » Le capucin, tremblant, pâlit et recula, puis s’enfuit à toutes jambes en trébuchant sur l’escalier de marbre, et tout le peuple le suivit[11].
[11] Après Marengo, Bonaparte eut un mouvement de justice pour Masséna qui, en tenant dans Gênes dix jours de plus qu’il n’avait promis, donna le temps à Bonaparte de recevoir Lecourbe, Desaix et l’élite invincible de l’armée. Bonaparte lui dit : « Sans la défense de Gênes, point de Marengo. » Et cependant — Masséna, qui, avant la bataille de Zurich, eût été, sans Barras, victime des intrigues de Bernadotte, éprouva cruellement, après sa défense de Gênes, l’ingratitude de Bonaparte qui, même à Sainte-Hélène, le calomnia odieusement.
Moi qui ai tant de fois observé et décrit l’astuce des jésuites et leurs indignes tours, je trouve Bonaparte supérieur en scélératesse, contre l’homme qui en faisant réussir sa folle entreprise, l’avait porté au ciel dans l’opinion. Masséna avait reçu avec enthousiasme de tous le commandement de l’armée qui allait reconquérir l’Italie. Mais comme il connaissait son Bonaparte, se rappelait ses calomnies pour Rome en 98, il prit ses précautions, il publia le total des recettes et dépenses depuis qu’il commandait. Contre une telle publicité Bonaparte furieux n’osa employer son compère ordinaire Berthier ; il alla trouver le crédule Carnot qui, de tout temps, haïssait Masséna, comme la gloire du parti jacobin, et comme ami de La Réveillère-Lepeaux. Carnot eut la faiblesse de prêter son nom à une indigne accusation. Un secrétaire de Masséna, Morin (qui, naguère accusateur public, avait poursuivi un des frères de Bonaparte), fut accusé d’avoir fait des faux, « sans doute au profit de Masséna », puisque Masséna fut destitué (voy. Koch, t. IV, p. 337). On ne trouva nulle preuve contre Morin. Et Bonaparte fut quitte auprès de Masséna, en lui disant : « Je gronderai Carnot. » Le tour était joué.
Comment Masséna se résigna-t-il ? Par la grande espérance qu’on lui donnait en Orient. Voir plus bas.