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Histoire du XIXe siècle (volume 3/3) : $b III. Jusqu'à Waterloo

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CHAPITRE V
LE TYRAN. — LE CANCER. — MACHINE INFERNALE. AVEUGLE PROSCRIPTION (FIN DE L’ANNÉE 1800)

La rapidité de cette campagne, son étonnante finale qu’une seule bataille avait produite, la surprise de Mélas, sa surdité au passage d’une si grande armée par les Alpes, tout cela amusa fort Paris et lui fit oublier les souffrances de Gênes, la longue indécision de la victoire de Marengo, achetée par une perte énorme, et la mort de Desaix.

Le public avait été servi à son goût par une surprise de théâtre, un dénouement subit et grand, par delà l’espérance.

Il en resta quelque plaisanterie, un ragoût à la mode, les poulets à la Marengo, taillés, cuits, servis tout de suite. Et le vainqueur fut plus que jamais dans la bouche du peuple : ce farceur de Bonaparte.

Mais, selon la coutume des grands acteurs, qui ne rient jamais de leurs tours les mieux réussis, il revint imposant et sombre, montrant le front chargé du profond calculateur, du puissant magicien dont les conjurations ont vaincu la nature, dompté même les Alpes.

C’était un autre Bonaparte. La surprise de ce prodigieux succès n’avait pas ébloui les autres seulement, mais lui-même ; — il savait pourtant mieux que personne combien il avait été près de l’échec.

Dans cette position, le triomphateur, désormais trop haut, trop au-dessus des hommes pour s’en soucier, délaissa tout à coup les habitudes un peu bourgeoises qu’il affectait depuis brumaire. Joséphine, sans être quittée (et toujours couchant avec lui), fut un peu mise de côté et vit arriver à Paris, mandée par Bonaparte, la belle Italienne Grassini, qui avait chanté à Milan le triomphe, et qu’on pouvait appeler la voix de l’Italie.

La Grassini, que lui-même traitait assez brutalement[14], fut-elle un simple jeu ou comme un paravent derrière lequel on ne distinguait pas les licences bien autres que prenait le nouveau souverain ?

[14] Un jour qu’elle lui demandait son portrait, le brutal lui donna une pièce de cent sous.

En ce moment, les sœurs de Bonaparte, toujours en lutte avec Joséphine, avaient décidément vaincu, et elles furent prédominantes, jusqu’à ce que la fille de Joséphine, Hortense, belle-fille de Bonaparte, les dépossédât à son tour.

Les satiriques ont voulu voir l’inceste en tout cela. Tradition douteuse. Seulement on pourrait croire que cet imitateur des rois en tant de choses eût voulu aussi (selon le mot de madame Henriette, selon l’exemple de Louis XV et de tant d’autres) prendre ce privilège d’une morale toute royale[15].

[15] Joséphine l’accusait d’avoir séduit ses sœurs. Madame de Rémusat, t. 1, p. 204.

Bientôt il fallut que toutes ces femmes fussent reines : Caroline le fut de Naples, Pauline de Saint-Domingue, enfin Hortense de Hollande.

Ceux qui ne voyaient que les actes extérieurs de Bonaparte, sa prodigieuse activité, ne soupçonnaient pas que sa famille l’occupât plus que la France et l’Europe. L’ambition de ces femmes, qui voulaient des trônes, celle de ses frères, qui, le voyant sans enfants, rêvaient sa succession et l’hérédité, lui créaient mille tiraillements. De Marengo à la paix d’Amiens et au départ de Pauline pour Saint-Domingue, il couva une maladie qui éclata quand Pauline partit[16].

[16] Bourrienne, Mémoires.

Son teint cadavéreux, jaunâtre (non pas du beau bistre italien), déjà le marquait, ainsi que de vives souffrances, qui obligeaient parfois son secrétaire de le soutenir, même pour traverser un corridor. Était-ce le cancer à l’estomac qu’il tenait de son père et qui lui-même l’emporta ? était-ce la maladie de peau si commune au pays de sa famille maternelle (Sartène), maladie qu’en cette année, plus occupé de femmes, il aurait refoulée par des médicaments ?

En 1800, après Marengo, il n’était pas malade encore, mais violemment surexcité par tant de passions, tant de projets. Arbitre de l’Europe, il se montra tout autre, un nouveau Bonaparte, atroce et furieux. Une bête cruelle sembla rugir en lui. Le tyran apparut.

Il quitta ses habitudes dissimulées et montra tout à coup ce qu’était le nouveau gouvernement, sans loi, sans garantie. Chacun vit la chaîne de fer.

D’abord il s’était proposé d’être l’arbitre des partis. On sait le mot : « Qu’il n’y ait plus ni jacobins, ni modérés, ni royalistes mais partout des Français. » Mais en réalité, né royaliste, il restait royaliste. Après avoir frappé dans ce parti Frotté, un ennemi qui l’avait insulté, il n’exécuta guère ses menaces sur la Vendée. Les royalistes n’avaient pas à se plaindre. Il leur avait donné, non le roi, mais la royauté, le gouvernement monarchique qu’ils désiraient, et peu à peu leur rendait les biens non vendus.

Sa vraie querelle n’était qu’avec la république et les républicains. Il les avait trouvés victorieux en Hollande et en Suisse, faisant reculer l’Europe, et par un lâche tour il avait fait l’escamotage de brumaire.

Voilà ce qu’il savait, et il se rendait cette justice que, de ce côté, un bon coup de poignard lui était dû.

Un Italien, le sculpteur Ceracchi, qui avait fait pour le Directoire un beau buste de Bonaparte, était revenu de son enthousiasme pour lui comme en revinrent aussi le grand musicien Beethoven et bien d’autres. Ceracchi et ses amis, prévoyant peut-être le sort réservé à leur patrie, parlaient fort de la nécessité de tuer le tyran. Un nommé Harel avertit le secrétaire intime Bourrienne de ces propos. Et Bonaparte fit donner aux conjurés de l’argent, des armes, au lieu de tout arrêter. Il voulut les enfoncer dans leur complot, et dans leur ruine.

Leur affaire n’était pas terminée lorsqu’éclata (24 décembre 1800) la machine infernale.

Bonaparte se rendait au théâtre. Il échappa, entra dans sa loge, se contint, parut calme. Mais dès qu’il fut rentré chez lui, il laissa partir sa fureur, désigna les coupables par les noms de jacobins, de septembriseurs. Fouché et d’autres lui remontrèrent en vain qu’il fallait d’abord connaître les coupables avant de les nommer… Les dispositions qu’il avait à l’épilepsie le rendaient terrible en ces moments ; ses yeux de plomb, qui ordinairement étaient ternes, semblaient une vitre, s’illuminaient alors de lueurs sinistres. Et il répétait d’une voix stridente : « Septembriseurs, et massacreurs. »

Fouché n’était pas rassuré. Les souvenirs de Lyon et de Nantes pouvaient faire croire qu’en défendant les jacobins, il plaidait pour lui-même. Il avouait à Bourrienne qu’il croyait le consul dans l’erreur, mais ne pouvait rien prouver. Alors, par peur, il se soumit lâchement, et dans un rapport accusa aussi les jacobins, disant : « Tous n’ont pas pris le poignard, mais tous en sont capables. »

Voilà Bonaparte content. Hypocritement il dit aux douze maires de Paris : « Tant qu’ils n’ont attaqué que moi, je me suis remis aux lois. Maintenant ils ont mis en danger Paris même, il faut les frapper. »

Ainsi plus de garantie et plus de lois. Un simple arrêté du consul, confirmé par le Sénat, déporte cent trente personnes. Tous embarqués.

Leur déportation fut au fond de l’Océan. Car presque tous périrent dans une tempête.

Les deux seuls qui montèrent sur l’échafaud, avec Ceracchi et ses complices, ne les connaissaient pas.

Bonaparte enfin, averti, éclairé sur les véritables auteurs du complot, les royalistes, n’arrêta rien et dit : « N’importe j’en suis débarrassé. »

L’insolente férocité qu’il montra dans cette affaire, et qu’il n’étala jamais au même degré, préférant à l’ordinaire des formes plus adroites et plus astucieuses, s’explique par un paroxysme d’orgueil qui lui était venu.

L’admiration et l’amitié du czar Paul, et leurs projets communs, semblaient le faire déjà le maître de l’Europe.

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