Histoire du XIXe siècle (volume 3/3) : $b III. Jusqu'à Waterloo
CHAPITRE III
NI LA FRANCE, NI L’ALLEMAGNE, NI L’ANGLETERRE NE
VOULAIENT FORTEMENT LA GUERRE. RETOUR ET DÉCLIN
DE PITT (1805)
L’incendie couvait dans l’Allemagne, mais il était encore loin d’éclater. On y était fort partagé. Plusieurs regardaient Bonaparte comme le restaurateur de l’ordre, le continuateur de la révolution en ce qu’elle avait de meilleur. La grande ruine qu’il faisait sur le Rhin, la brusque sécularisation des États ecclésiastiques, était loin de déplaire aux ennemis nombreux du moyen âge.
Si les Allemands s’irritaient, c’était de voir leurs princes tendre la main à l’étranger pour recevoir de lui des débris de l’Empire. On s’indignait contre la Prusse qui, sans se compromettre avec l’Angleterre, s’enrichissait par la faveur de Bonaparte.
Celui-ci, au contraire, avait bien du monde pour lui. Beaucoup en étaient éblouis. On l’admirait d’autant plus, qu’en ses commencements il était une énigme. Tant qu’il resta consul, les uns voulaient y voir un autre Washington qui se dévoilerait un matin. Les autres, en sa figure problématique, voyaient un génie d’Orient, tout au moins un glorieux tyran militaire qui allait mieux ordonner ce monde. Beaucoup d’ardents esprits en étaient fanatiques.
Le grand artiste Beethoven, chassé de son pays, le Rhin, par les nouveaux arrangements qui dépossédaient son maître l’électeur de Cologne, n’en célébra pas moins le héros dans son premier essai d’harmonie qu’il fit à Vienne. Jusque-là mélodiste, il s’essayait à faire marcher d’ensemble des armées d’instruments.
C’était encore le consulat, la république. Mais dès qu’il vit le héros se démentir, devenir empereur, Beethoven, détrompé, le confondit dans la foule des intrigants ambitieux, raya son nom. Il effaça le chant qui, sans doute, chanté aux deux rives du Rhin leur eût servi de pacte d’alliance.
Telles étaient les dispositions des artistes de l’Allemagne. Schiller venait de faire sa Jeanne d’Arc. Gœthe, quoique très peu partisan de Voltaire, n’en acceptait pas moins Tancrède et telle autre de ses tragédies pour le théâtre de Weimar. Les grands succès étaient ceux de Kotzebue, de ses drames imités de Diderot.
On ne prévoyait pas que la France, par les ambitions de Bonaparte, allait se trouver brouillée avec toute la terre, non seulement avec l’Angleterre (mai 1804), mais bientôt avec la Russie par ses arrangements d’Allemagne, d’Italie, et surtout par une chose vaine, d’ostentation. Il tenait l’Italie par un gouvernement qui semblait italien. Il n’avait nulle raison de provoquer l’Europe en se créant roi d’Italie et prenant à Milan le vieux joujou lombard, la couronne de fer ? Nulle raison que d’éblouir la France. Il avait pris déjà à Aix l’épée de Charlemagne, à Bruxelles la couronne de Charles-Quint. Il est vrai qu’avec ce bric-à-brac il avait Gênes et les marins génois pour son vain projet d’Angleterre.
M. Lanfrey a parfaitement conté ses tergiversations dans cette folie. D’abord, il avait eu l’idée hasardeuse, inhumaine, qu’on lancerait des petits bateaux qui périraient en foule, mais plusieurs pourraient arriver. Les hommes du métier lui firent comprendre que rien ne serait possible sans la protection d’une flotte, et que d’ailleurs les vaisseaux qu’on rassemblait de points très différents ne pourraient passer en une seule marée. Cela le refroidit. Il dit alors que tout ce grand effort n’était qu’une feinte, un prétexte pour se préparer à une guerre continentale.
Nos soldats ne s’en doutaient pas, ils n’auraient jamais compris que ces parades d’embarquement étaient un moyen de faire la guerre en Allemagne. On s’était trop joué, en conscience, des grands élans du cœur qu’on provoquait, ajournait, détournait. Que de fois ces hommes héroïques avaient accepté la mort en esprit, et, de volonté, s’étaient dévoués !
Pour quoi ? Pour la grande cause qui avait déjà fanatisé Paul, pour arracher aux Anglais la liberté des mers. Le monde des rivages, toutes nos côtes étaient captives. Grande, tentante chose, d’affranchir l’Océan (de l’Angleterre à l’Inde) par un passage si court. Cela semblait valoir le sacrifice de la vie.
C’est la disposition où il trouva cette armée, la première, certes, qui fut jamais au monde, lorsque dans son orgueil, d’un tertre de Boulogne, il s’en vit entouré, et lui distribua les aigles.
Le célèbre tableau de David, où Gros aussi et toute l’école ont dû travailler, ce tableau, qui est à Versailles, haut en couleur, un peu grossier, est d’autant plus un très vrai portrait de l’armée et des soldats d’alors. Ceux-ci n’ayant plus la maigreur nerveuse, la figure hâve du soldat jacobin, sont sanguins, avec des figures joviales. On les sent bons enfants, moins capables d’excès que ceux qui vinrent plus tard, mais fiers et très jaloux de la grande armée qui naquit d’eux, et qui dura jusqu’au démembrement barbare qu’y fit Napoléon (1808).
Ces scènes de Boulogne semblaient bien une comédie. Car les bois des vaisseaux, coupés dans nos forêts (ceux d’Anvers, par exemple, dans la forêt de Soignes), voulaient pour la plupart, deux ans encore avant de pouvoir tenir la mer.
Le 17 septembre 1805, Napoléon enfin déposa cette feinte, prolongée tant d’années, sans avoir pu lasser l’ardeur crédule de nos soldats. Il dit au conseil d’État qu’il partait pour l’Allemagne ; qu’il serait prêt avant l’Autriche, ayant rassemblé l’armée à Boulogne ; qu’il lui fallait, en janvier 1806, les conscrits qui auraient vingt ans en janvier 1807 ; et de plus la réorganisation de la garde nationale. — Sorte d’appel tardif qu’il faisait à la nation.
L’armée partit de Boulogne, et traversa la France en parfaite discipline, sans qu’il y eût un seul déserteur. J’ai dit combien ces vrais soldats furent fiers, sévères pour les conscrits qui, en traversant l’Allemagne, avaient un peu pillé. Les vieux leur dirent : « Avant de combattre avec nous, videz vos sacs d’abord. »
Miot affirme que la guerre n’était nullement souhaitée en France. Tout était revenu dans les voies du travail.
On aurait pu en dire autant de l’Angleterre, sans les alarmes que lui donnait Bonaparte par sa fantasia et ses simulacres d’embarquement. Le tout vain, mais très provocant, nos voisins, à ce moment même, étaient, comme la France, entraînés au travail, non pas agricole, mais manufacturier. La révolution des machines, commençait à s’opérer, et la partie la plus active de la population tournait sa passion, ses capitaux, de ce côté.
Ce n’était pas l’affaire du sacre français ou italien, ni celle des indemnités allemandes, qui auraient décidé l’Angleterre à se battre et à se détourner de la grande nouveauté, l’affaire industrielle, qui lui apparaissait dans un charme magique d’infinie perspective.
La grande affaire récente de l’Inde, la conquête du Carnatic, avait même été à peine aperçue. Ces grandes choses lointaines, l’acquisition du Cap, et bientôt celle de Java, touchaient surtout une certaine Angleterre qui y trouvait des places pour ses fils. Mais la majorité, les classes qui recrutaient le plus le parlement, étaient bien moins sensibles à ces fruits de la guerre lointaine.
De là la solitude, l’abandon progressif de Pitt. Il croyait en 1805 retrouver l’Angleterre où il l’avait laissée.
En mars 1803, au moment de la rupture avec la France, il se croyait si sûr de son succès, qu’il refusait le pouvoir à moins que tout le ministère ne fût refait par lui, uniquement composé des siens. Et quelques mois après, ayant voulu en vain se faire centre d’un groupe et repoussé de Fox, qu’il appelait à lui, il eut le chagrin d’accepter six ministres d’Addington, puis Addington lui-même. De sorte qu’il se trouva devenu le chef du ministère qu’il avait remplacé. (Voy. Cornwal-Lewis.)
Conduite étrange, cruellement caractérisée par Sheridan, qui nota l’insidieux appui que Pitt avait donné d’abord au rival qu’il voulait détruire.
Cette accusation d’excès de finesse et de perfidie ne l’humilia pas trop, ce semble. Il fut bien autrement touché d’une affaire qui lui montra sa décadence, son affaiblissement, son peu de crédit parlementaire. On accusa un de ses intimes d’une malversation, il essaya en vain de le couvrir. La chambre passa outre, et, sans faire attention à lui, censura l’accusé. Pitt sentit cela, comme un coup de stylet au cœur. Il eut beau rabattre sa coiffure sur ses yeux. On vit pleurer cet homme si fier.
Pour comble de chagrin, son rival Addington voulait se retirer, ce qui aurait perdu Pitt auprès du roi. Il eut le dégoût et la nausée terrible d’être forcé de le prier de rester, d’avouer que cet Addington, tant méprisé de lui, lui était nécessaire.
Dans ces misères qui abrégèrent sa vie, il avait un soutien qui l’aidait fort : l’insolence croissante de Bonaparte, ses outrages, ses provocations, son mépris de tout droit des gens. Sous la couronne de fer qu’il venait de prendre à Milan, il insultait l’Europe d’une manière extravagante. Son Moniteur était plein d’articles injurieux aux autres peuples, aux têtes couronnées, articles qu’il dictait lui-même.
Il se chargeait de faire en pays neutre une police révoltante. Il eut même l’idée d’enlever le roi de Suède en pleine Allemagne.
Il menaçait, cherchait à surprendre partout des négociants anglais. On prétendait qu’il avait dit qu’à Berlin même, et sous les yeux du roi, il pourrait enlever le ministre d’Angleterre.
Pitt, peu aimé, avait un allié plus sûr que la faveur publique : la haine contre Bonaparte. A ceux qui se plaignaient de ce qu’avaient coûté les dernières guerres, il disait froidement que celle qu’il préparait coûterait plus encore.
Il tint parole, et profitant du miracle imprévu d’un tel accroissement de richesse, il conçut le plan gigantesque, improbable, qu’il réalisa cependant, de soudoyer l’Europe, la nouvelle coalition augmentée par les masses innombrables du Nord, d’amener contre Bonaparte des armées de cinq cent mille hommes.