Histoire du XIXe siècle (volume 3/3) : $b III. Jusqu'à Waterloo
CHAPITRE IX
LE TRIOMPHE DE L’ENNUI. — RETOUR IMPUISSANT DU
PASSÉ. — CHATEAUBRIAND (1801-1806)
De Marengo à Austerlitz la France s’ennuya prodigieusement, qu’on le sache bien[27]. Aujourd’hui on se figure, d’après les historiens de Bonaparte, que ses prétendues créations, sa friperie de vieux costumes, exhumés de l’empire romain, produisaient beaucoup d’effet. Erreur ! à tous ces changements d’habits, de titres (consulat de dix ans, à vie, empire), on disait toujours : « Connu ! connu ! » On savait où il marchait depuis brumaire. On lisait peu ses lois et ses constitutions.
[27] Madame de Rémusat qui a vécu cette époque comme M. Michelet, dit souvent dans ses Mémoires que rien n’était monotone comme la vie d’alors. Même les intéressés de la cour bâillaient d’ennui. A. M.
La grande force, inéluctable, d’unanimité qu’on lui supposait (à tort) dans l’armée, donnait à ce gouvernement l’aspect imposant du destin. Il avançait comme infaillible, sans qu’on lui contestât rien, pas plus qu’à une masse de fer ou de plomb qui suit sa loi de gravité. Plusieurs jugeaient, comme Sieyès[28], que son progrès le mènerait à l’abîme. Ce fut aussi l’opinion des Rothschild, qui, vingt-cinq ans durant, jouèrent sur une carte : Waterloo.
[28] Dans une lettre admirable.
Mais cette finale était loin encore ; elle dépendait des coups de dés qu’il hasarda, de 1806 à 1812, d’Austerlitz à Moscou.
Ici je ne parle que de 1800 à 1806, des six années insipides où il ne fit rien, absolument rien, — que des décrets qui, enfouis au Moniteur, changeaient peu la face des choses.
Il eût été moins ennuyeux, s’il ne s’était pas intitulé en brumaire l’homme de Mars et de la Fortune. Mais, après avoir affiché si haut la prétention de l’action, n’agir point, sauf de vaines cérémonies qui souvent n’amusaient pas même les acteurs, c’était prodigieusement fastidieux et assommant.
Ses intrigues en Allemagne, ses arrangements d’Italie avaient pour nous peu d’intérêt. Tout ce que nous voyions de lui, c’était son effort malheureux pour se faire une marine, poussant au hasard dans nos ports des hommes de terre qui avaient horreur de la mer. Il faisait en ce moment construire en face de l’Angleterre, à Boulogne, une flottille de bateaux plats, en sorte que de l’autre côté du détroit, on pouvait toujours craindre une descente. Son frère Jérôme était chargé de surveiller ces préparatifs. Pour lui, il faisait constamment des voyages à la côte, regardait la mer, revenait, avec sa précipitation habituelle qui fatiguait à regarder.
Le peu de mouvement qu’avait laissé la constitution paralytique de l’an VIII dans la nation cessa ; le Tribunat se tut. A huis clos, le Conseil d’État, avec Bonaparte, discutait le code civil, et devait inspecter les départements. Mais ces fonctions d’inspection passèrent aux sénateurs, corps immobile, toujours assis et qui s’ennuyait tellement que, pour lui faire prendre patience, on créa dans chaque département des sénatoreries de quarante mille francs de rente ajoutés à leur traitement.
Tels étaient nos plaisirs, le sujet de nos entretiens, avec les feuilletons classiques que faisait l’abbé Geoffroy dans les Débats.
Ajoutez les expositions de tableaux où la même figure héroïque, constamment reproduite, fatiguait presque autant que les fades harangues qu’il essuyait partout dans ses petits voyages et dont on ne nous faisait pas grâce.
Les expositions de l’industrie furent essayées. Et on y ajoutait des objets soi-disant de goût, les meubles hideux de l’époque, grecs ou égyptiens. Le passage du Caire est là pour témoigner combien étaient mesquines ces tristes contrefaçons de l’Orient.
Quant aux arts industriels proprement dits, ils étaient en faveur. On honora Chaptal et on le fit ministre. Il n’était bruit que du blanchissage au chlore de Berthollet. Le sucre de betterave, peu après, fut fort célébré, lorsque, ayant manqué Saint-Domingue, nous fûmes emprisonnés par la mer, et sans rapport avec nos colonies.
Quelques machines à coton, fort grossières, nous faisaient défier ridiculement l’Angleterre. La machine à vapeur, imitée gauchement, était de peu d’usage. Enfant, on me mena voir à Chaillot la pompe à feu des frères Périer, lourde et de peu d’effet, vacillante, de bruit horrible, et remuant tout le bâtiment, où l’on n’avançait qu’en tremblant.
Dans les sciences, Bonaparte parlait toujours des mathématiques, dont il savait à peine les éléments[29]. Et, en réalité, dans l’Institut, il donna tout pouvoir à un chef, à un pape, l’astronome Laplace[30]. Ces mouvements réguliers des astres, qui semblent obéir à des lois inflexibles, lui plaisaient ; — au contraire, il haïssait Lamarck, qui, sous la république, avait inauguré au Muséum la doctrine du mouvement et de la circulation des êtres.
[29] V. Libri, Revue des Deux Mondes.
[30] Madame de Rémusat dit que Laplace « savait très bien le flatter. »
Bonaparte et Laplace tuèrent Lamarck autant qu’il fut en eux, et ce n’est qu’à la longue que Geoffroy et son école ont relevé le drapeau de la vie.
Vers 1800, un jeune homme, Cuvier, s’introduisit au Muséum, et peu à peu s’en rendit maître. Cet ingénieux Cuvier, dessinateur habile autant qu’élégant écrivain, interdit par son exemple toute spéculation sur la transformation des espèces, le mouvement spontané de la vie, réduisant l’histoire naturelle à l’étude de la corrélation des formes, qui explique, révèle les fonctions, même les mœurs dans les animaux disparus.
Ces travaux, tout ingénieux qu’ils fussent, supposaient que la vie attendait tout de l’ouvrier unique, et ressemblaient un peu à la constitution de l’an VIII où tout se faisait par l’action d’un seul.
Ainsi le fleuve vivant qu’avait montré Lamarck, opérant sur lui-même et transmutant ses eaux, s’arrêta quelque temps, pendant le règne du grand descripteur et dessinateur, qui semble avoir dit à la nature : « Arrête, je te prie. Point de changement pendant que je dessine, que je fais ton portrait. »
Un seul homme peut-être aurait passé outre, s’il eût vécu et fouillé au fond de la vie. Au moment où Cuvier commençait son règne, nous perdîmes le jeune Bichat, le grand anatomiste, qui eût mieux compris que personne la fluidité des formes vivantes. Déjà il avait vu une chose féconde : que la vie, saine ou malade, n’est pas prisonnière dans les limites étroites des organes, mais qu’elle s’étend aux membranes qui embrassent plusieurs organes. Bichat meurt à trente ans, ayant par le travail comme épuisé une longue vie. Il resta très fécond, et dans les grands massacres de l’empire, la race héroïque, ingénieuse de nos chirurgiens, médecins, les Broussais, les Savart, dans leurs diverses théories, furent souvent inspirés de son puissant esprit.
A l’intérieur pourtant une singulière sécheresse avait gagné. Non seulement la vie fut suspendue, mais niée, tournée en dérision. Cuvier, homme d’esprit, homme du monde, arrêta Geoffroy Saint-Hilaire pour vingt années. Il fit la police de la science, et défendit aux théories hardies de se produire, écrasant les faits même de son autorité. Non seulement la parenté des espèces humaines et animales, enseignée par Geoffroy, trouva en lui un adversaire, mais tous les mouvements de l’écorce du globe furent condamnés (et les soulèvements de Léopold de Buch, et les enfoncements de Constant Prévost).
Le monde fut déclaré très jeune pour faire plaisir au parti biblique. Et les fossiles humains furent défendus, chassés par l’Institut, exclus de nos collections.
Tel fut dans les sciences l’heureux effet de l’autorité d’un monarque. Dans l’histoire humaine, la critique expira. Contre l’esprit de notre expédition d’Égypte, on décréta que l’Égypte était jeune. Cuvier lui défendit de s’écarter de la chronologie biblique.
Appuyé du clergé (à Oxford, à Berlin aussi bien qu’à Paris), il prolongea sa tyrannie longtemps, même après celle de Napoléon et jusqu’en 1832.
Pendant ce règne, le parti piétiste et monarchique triompha partout à son aise. Concurremment avec ceux qui donnaient à Louis XIV la gloire et la fécondité du XVIIe siècle, les Roscoë, dans leurs faibles livres, traduits partout, nous apprirent que la fade époque des Médicis était celle de la grandeur italienne plus que celle de Dante.
Une chose ne peut tromper, c’est l’art. Pendant que la science s’émonde et se châtre, pendant que la littérature dévie et grimace, l’art, dans une époque laide moralement, l’art se trouve décidément laid.
Sauf Prudhon, né dans une meilleure époque, et Gros, grand coloriste un peu grossier, qui vers la fin, n’est qu’un décorateur, — l’art napoléonien fait frémir, à force de sécheresse et de laideur. Le chef d’école, David, grand, savant professeur, fut-il vraiment un peintre ? Sans les très beaux portraits qui lui sont échappés, on pourrait en douter. Ses disciples furent des martyrs, faisant de vains efforts, sentant toujours que toutes leurs tortures n’atteignaient pas le but. Le sec Guérin, le faible et fade Gérard, furent des êtres profondément tristes. Girodet, toujours dans l’effort, et le sentiment de son impuissance (héros malheureux, en-dessous), eut l’aspect furieux du petit démoniaque de la Transfiguration, ce misérable enfant qui serre les poings en regardant le ciel.
Girodet, dans son martyre d’art, rappelle en quelque chose le violent et variable Chénier, vrai patriote qui, sous Robespierre même, osa écrire Timoléon et célébrer le meurtre d’un tyran. Il fut dupe lui-même du tyran en brumaire, puis fit ses plus beaux vers contre la tyrannie. Sa Promenade à Saint-Cloud, la pièce Contre la calomnie, resteront ainsi que ses jugements sur la littérature du siècle et sur Chateaubriand. Il a une sèche, mais vive, chaleureuse éloquence, qui semble l’accent de la raison elle-même contre le faux et fade byzantinisme de l’époque.
A côté de Chénier et au-dessus par l’invention et la facilité, se place un homme dont je compte parler plus tard, le poète Lemercier, digne de durer non seulement par son audace littéraire, et les essais qui furent l’aube du romantisme, mais aussi pour avoir honoré les lettres par sa ferme attitude devant Bonaparte.
Lemercier, dont l’angélique figure avait charmé jadis et madame de Lamballe et Joséphine, n’en fut pas moins un homme très ferme. Bonaparte qui l’avait connu jeune, n’en tira pas la moindre complaisance, et le persécuta, tantôt en faisant refuser ses pièces, tantôt les faisant échouer. Cela n’était que trop facile alors. Lemercier ignorait tous les arts du succès, ces industries des poètes riches d’aujourd’hui. Il vivait avec seize sous par jour. De là aussi sa grande indépendance, sa fierté, ses prédictions, disons mieux, ses prophéties contre Napoléon. Elles se sont accomplies à la lettre. Il lui dit en 1804 : « Vous voilà empereur, et vous avez fait le lit des Bourbons. Vous n’y coucherez pas dix ans (jusqu’en 1814). » En 1811, l’empereur partant pour Moscou, le voyant dans une réunion de l’Institut, dit lâchement à cet homme dont il étouffait la voix : « Eh bien, vous ne donnez plus rien au théâtre ? » Lemercier répondit : « J’attends ! »
L’année 1802 est le moment du triomphe d’un homme qui prépara mieux ses succès, en se mettant à la suite d’un parti, tout en simulant l’indépendance. Chateaubriand, nageur habile, sut toujours suivre le flot qui montait, et se fit porter par la marée, la vague ascendante (tantôt par l’Église, tantôt par le royalisme et la restauration).
Il n’est pas superflu d’examiner comment ce jeune émigré qui rentra vers brumaire et fut bien accueilli dans le salon de Joséphine, arrangea ses succès et fort habilement s’en prépara la voie.
Il avait commencé dans l’émigration, non comme de Maistre, tragiquement et à grands coups de foudre, mais d’une manière modérée, éclectique (Essai sur les révolutions), ce qui n’avait frappé personne. A Paris, il comprit qu’il fallait avant tout des effets de surprise ; et pendant qu’il barbotait assez tristement dans les journaux (Débats, Quotidienne), pour mieux avertir le public, il risqua un coup d’éclat imprévu, il fit Atala (1801).
Petit roman où l’auteur, qui d’abord avait pensé au livre charmant de Paul et Virginie, pour mieux attirer l’attention, se créa une langue à part (ni française et ni bas-bretonne)[31].
[31] Tous ceux qui ont lu cette première édition, tant corrigée depuis, ont reculé. A-t-il vu l’Amérique du Nord ? On pourrait en douter. Il ne peint que le paysage des tropiques. Le pays dont il parle, avec ses prairies tremblantes, ses cyprès chauves et sa mousse (la barbe espagnole) est absolument différent. Ces vaines descriptions n’ont de but que l’effort d’imiter gauchement Bernardin de Saint-Pierre, et de nous inonder d’un grossier déluge néologique. La pauvre langue française a subi deux fois en ce siècle ces mélanges barbares, qu’on pourrait comparer à l’opération dangereuse de la transfusion du sang pratiquée par des chirurgiens maladroits.
Je me suis toujours tenu très loin de cette école, sachant que les nouveautés nécessaires à la langue si riche de Rabelais, Molière, Voltaire et Diderot, ne peuvent être introduites qu’avec précaution et en fort petit nombre, à mesure que des idées nouvelles commandent de nouvelles locutions. Dans mon éducation classique, j’avais eu le bonheur d’être averti là-dessus par mon professeur M. Villemain, à qui on a rendu une justice bien avare et vraiment parcimonieuse. Il avait été d’abord secrétaire de M. de Narbonne, l’homme le plus spirituel d’alors, bien plus que Talleyrand, dont on a tant parlé. M. de Narbonne, qu’on croyait fils de Louis XV et de madame Adélaïde, fut longtemps l’ami préféré de madame de Staël, et Bonaparte l’envoya en Russie avant la fatale expédition pour essayer sur Alexandre les séductions de l’esprit français. Cet esprit, celui du dix-huitième siècle, brillait, avec de Narbonne, dans le salon de la mère de M. Villemain, qui était fort bonne pour moi. Celui-ci avait dû (à son protecteur peut-être) une brillante occasion qui fut un malheur pour sa vie, M. de Humboldt ayant mené Alexandre et les souverains du Nord à l’Institut, ce corps, non averti de cet honneur et fort embarrassé, eut l’idée gracieuse de les faire haranguer par un enfant (M. Villemain) qui déjà venait d’y remporter un prix. Il s’en tira si bien (avec une adresse fort digne) qu’on ne le lui a jamais pardonné. Destitué par M. de Villèle et par les ultra-royalistes, il fut longtemps sans fonction publique autre que l’enseignement de la Sorbonne. Il y donna pendant trente ans le spectacle si rare d’une improvisation réelle (les autres étaient si préparées !). Lui, on lui voyait faire, lancer de véritables étincelles qui surprenaient tous et lui-même. Mais en même temps, ce grand improvisateur était le plus patient écrivain. On l’a vu par son Grégoire VII, œuvre laborieuse, d’un travail fin, et fort libéral (pour ce temps). Une main pieuse vient enfin de publier cet important ouvrage. Plus d’une fois il me fit l’honneur de m’en lire des morceaux, des additions, qui venaient tout à coup, de sorte que j’admirais en lui deux choses qui semblent contraires : la soudaineté et la patience.
Les dévots d’une part, et les critiques de l’autre contribuèrent à faire connaître cette merveille… d’éloquence ou de ridicule. Atala est une conversion ; la jeune amante sauvage meurt chrétienne. Ce qui devait réussir auprès d’un certain public, au moment où Bonaparte croyait utile de rendre au culte tout son éclat. — Pendant que l’on corrigeait Atala par une foule d’éditions, mon père m’a raconté que les libraires catholiques avisés, comprenant tout le parti qu’on pourrait tirer du goût de l’époque, démontrèrent au jeune auteur qu’il gagnerait peu avec de si minces brochures.
Ils lui mirent sous les yeux les livres épais, feuillus de madame de Genlis, faits pour l’éducation et qui se vendaient comme du pain (Beautés de l’histoire et autres compilations). De là nous vint (en quatre volumes) le livre des Beautés de la religion, titre profane qu’un vrai croyant n’eût jamais employé. On y ajouta ce qui ne vaut guère mieux : Génie du christianisme.
Ce livre qui parut l’année du concordat (1801), se vendit si bien qu’on trouva profit à le gonfler de proche en proche. Aux sacrements, au cérémonial, aux fêtes, aux cloches, on ajouta l’Église, moines, missionnaires, ordres mendiants, jésuites, etc.
Cette encyclopédie d’une chose morte, parée de souvenirs, mais désormais stérile, ne fut pas sans attraits pour tant d’hommes en qui elle se liait aux impressions de l’enfance. Mais elle n’eut pas grande action. Pour en avoir elle dut attendre que la royauté revenue lui donnât l’influence de l’État, du budget, et de la charité publique, surtout la traîtreuse machine amphibie de Saint-Vincent de Paul. Elle eut un succès littéraire, et ce fut tout. Ceux qui ont vu avec moi comment le pape fut accueilli au Carrousel par les rires bruyants de l’armée ont senti dès ce temps que la France est voltairienne et que le XVIIIe siècle, quoi qu’on fasse, survivra à tout.
Les églises, rouvertes avant Bonaparte, furent de nouveau sous lui visitées, honorées, mais on y alla en bâillant.
Les fidèles obstinés, et la société de l’ancien régime qui auraient demandé à cette fausse renaissance de les consoler de l’État, de la tyrannie militaire, n’y trouvaient pas consolation, mais plutôt fadeur et dégoût. Un phénomène tout nouveau commença, la neutralité du public entre le prêtre et le soldat, son impartiale antipathie pour les deux grandes mécaniques. Mais où aller ? et où puiser la vie ?
En soi ? dans l’égoïsme ? la morale de l’individu ? Mais on ne retrouva pas le chez soi et l’on retomba sur le vide.
Une seule originalité était réservée aux temps de Bonaparte, un genre nouveau : la littérature de l’Ennui.
Cela étonna Napoléon. Il lisait parfois les livres nouveaux, et ne trouvait rien. Il consultait Fiévée, qu’il avait dans ses entresols. Il ordonna une fois à un ministre de faire faire une Histoire de France. Il n’obtint rien. Le vide, le néant, ce nouveau roi du monde, le néant seul lui répondit.
Les salons bruyants et causeurs du Directoire, maintenant surveillés, devant les écouteurs qu’y envoyait Fouché, sans oser se fermer, s’étaient peu à peu dépeuplés et devenaient déserts. De là partit le signal du bâillement universel. A la fermeture du Tribunat, son très brillant parleur, le jeune Benjamin Constant, écrivit son roman d’Adolphe (1802), où l’on voit que l’amour, seule ressource du temps, ne préserve pas de l’ennui. Madame de Staël, de son côté, fit le roman si diffus de Delphine (1802), puis dans Corinne le fade personnage d’Oswald, l’indécision qui tourne au spleen.
Enfin, un très grand écrivain, Senancour[32], n’essaye pas de s’ennuyer à deux. Dans son Obermann, il demande la vie à la solitude, à la nature (non une nature fardée, de fantaisie, comme la fausse nature d’Atala), mais à la nature vraie, grandiose, sublime des Alpes[33].
[32] Les esprits éminents d’alors, plus délicats que ceux d’aujourd’hui, qui si souvent s’étalent, mettaient un soin souvent étrange à se cacher. Senancour, très longtemps, a été un mystère. On ne connaissait trop sa vie, sa personnalité. Enfin, sa famille s’est décidée (cette année même) à livrer ses papiers à notre fin critique, Jules Levallois, le plus digne certainement d’en écarter les ombres.
[33] Ces tableaux admirables, et pourtant impuissants pour rendre certaines choses me faisaient faire une réflexion. Le paysage, la grande gloire de l’art au XIXe siècle, a fini par donner ce que le style rend à peine, et ce que les grands paysagistes du XVIIe eux-mêmes n’ont pas atteint. Ce que ceux de Hollande ont bien rarement rendu (sauf quelques tableaux de Paul Potter), les nôtres l’ont fait : ils peignent l’air ; et l’on sait, en voyant chez eux l’atmosphère, non seulement qu’on est dans telle saison, et dans tel mois, mais que l’air est à tel degré. J’ai sous les yeux un paysage de Paul Huet, le rénovateur de ce grand art, paysage recueilli, humide, derrière une colline qui cache le soleil qu’on ne voit pas et qui se couche, et ce tableau charmant, si doux, dit : Quatorze degrés, en septembre. — Et à côté je vois un paysage de Lortet. L’éminent peintre de Lyon, le Wetterhorn. Scène immense, les hauts sommets du mont, encore dans le soleil, mais par un vent très frais, marquent deux degrés tout au plus, tandis que leurs basses assises, dans les sapins, quoique fort garanties, sous la brume des froids torrents, semblent encore plus près de la glace. Du plus bas au plus haut, sur l’échelle de six mille pieds, ce tableau admirable me donne tous les froids de l’air suisse, si fort, si vert, à différents degrés.
Là même, en son asile du Valais, l’ennui lui est fidèle et il le retrouve partout. Il a pris possession de tout son être.
L’ennui est tellement le maître de l’époque, que Chateaubriand, qui tout à l’heure se chargeait de nous consoler par l’attrait des vieux souvenirs, avoue lui-même que sa religion, évoquée dans le Génie du christianisme, ne l’a point calmé ni consolé. De là René, cet aveu de mélancolie désespérée. — Singulier épisode qu’on est étonné de trouver au milieu de cette encyclopédie chrétienne[34].
[34] Je parlerai plus tard des Martyrs, et là je ferai remarquer une grande injustice de ce temps-ci, l’accord singulier que la presse a montré pour étouffer un très beau livre, plein de vues neuves et originales : Histoire des idées littéraires, par Alfred Michiels. Voy. ce qu’il dit du merveilleux chrétien (1873).
Enfin, après tant de parlage, tant de soupirs, et de faux appels à la mort, la mort vient, et dit : Me voici !
Grainville écrit, se tue. Voilà qui est net, franc, — qui doit faire taire tous les parleurs.
Le Dernier homme, fort supérieur pour la conception à toute œuvre moderne, mais pâle d’exécution, en cela même encore, porte un grand trait de vérité, étant visiblement conçu du désespoir (1798-1804).