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Histoire du XIXe siècle (volume 3/3) : $b III. Jusqu'à Waterloo

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CHAPITRE VI
LE SACRE. — LE PAPE A PARIS. — TRIOMPHE D’HORTENSE ET JOSÉPHINE SUR LES FRÈRES

Bonaparte avait dit à Volney, lors du Concordat : « Ce sera la vaccine de la religion ; dans vingt ans on n’en parlera plus. »

Ce mot et celui d’Égypte où parlant de Mahomet il écrit à Menou : « notre prophète », ne doivent pas faire illusion. Par sa patrie, sa mère et sa première éducation, Bonaparte fut un gentilhomme italien catholique.

L’impression des cloches de Rueil, qui, disait-il, réveillait en lui ses souvenirs d’enfance, n’était pas un mensonge. Ces dispositions augmentèrent à mesure qu’il s’entoura, lui et sa femme, des gens de l’ancienne cour ; qu’il tint à s’attacher les vieux noms historiques du faubourg Saint-Germain ; qu’il prit pour idéal, d’après madame de Genlis, la cour de Louis XIV. Ce qui lui plaisait fort dans cette époque, c’est que le catholicisme de Bossuet y fut un excellent instrumentum regni. Il comprenait fort bien que cette religion de l’obéissance est devenue, par la puissance croissante de la confession, une police très efficace. C’est ce que disait effrontément Fouché à un évêque : « Monseigneur, votre métier ressemble bien plus qu’on ne croit au mien. »

Après le Concordat, Joséphine, pendant deux ans, fit tout pour fortifier en Bonaparte les dispositions religieuses, espérant par là obtenir le comble de ses vœux : le mariage religieux, qui lui manquait et qui eût été sa complète réhabilitation dans son monde du faubourg Saint-Germain. Hortense ne put lui obtenir ce qui eût paru une rupture avec la révolution même.

Mais à la mort du duc d’Enghien, il accorda une chose qui ne pouvait manquer d’amener l’effet désiré ; il invita le pape à venir à Paris pour jouir du triomphe de la religion et sacrer celui qui l’avait restaurée. Le pape, s’il venait et sacrait l’empereur, allait sans doute sacrer la bienfaitrice de l’Église, et préalablement exiger le mariage religieux.

Cela voulait du temps. Il fallait qu’on fût un peu loin de la tragédie de Vincennes et de l’exécution des dix royalistes qu’on condamnait à mort. Ce grand massacre juridique se fit au dernier jour de mai, deux mois juste après la mort d’Enghien. Comment convier le pape à venir si tôt dans ce Paris sanglant ? Mais telle fut l’impatience de Bonaparte que dès le 10 mai, avant que le sénat ne l’eût déclaré empereur[56] (18 mai), sans en parler à Talleyrand, il chargea le légat Caprara d’inviter le pape à venir le sacrer. Le sang d’Enghien le brûlait apparemment. Il avait hâte de masquer cette tache rouge en mettant par dessus l’huile du sacre.

[56] Artaud, t. I, p. 452.

Le 10 juin, nouvelle insistance cette fois par une lettre du cardinal Fesch[57], oncle de l’empereur. Deux fois, le cardinal ministre Consalvi fait consulter une assemblée de cardinaux, sous le sceau du secret. Dans cette consultation, que nous avons, on parle des droits de l’Église, sur ses terres d’Italie et sur la question des évêques constitutionnels. Mais nullement sur la question d’honneur, d’humanité, la honte qu’il y aurait à tourner le dos aux Bourbons malheureux, dont l’un vient d’être assassiné, pour suivre la fortune, consacrer l’usurpation, oindre le meurtrier[58].

[57] Ce fut lui qui bénit le mariage de l’empereur et de Joséphine, mais en secret, devant deux aides de camp.

[58] Artaud, t. I, p. 453.

Cette glace de prêtre fait frémir.

Pie VII, dans la froide note où il consent avec toute espèce de formes modestes, n’insista pas moins sur les conditions les plus altières du cérémonial, celles qui mettent le prince au plus bas devant le prêtre : le baisement des pieds.

Il est évident que le pape avait des espérances qu’il n’osait avouer (sous peine d’être accusé de simonie). Par de vagues paroles qui n’engageaient à rien, on lui faisait croire que Bologne, les Légations, Avignon, lui seraient rendus. Tout au contraire, Bonaparte, l’hiver même et pendant le sacre, se préparait à changer ces pays qu’espérait le pontife en un royaume d’Italie, à se sacrer lui-même à Milan de la couronne de fer des rois lombards.

Il ne se fiait pas tellement au sacre qu’en même temps il n’ait voulu un meilleur titre, plus décisif : une approbation, au moins simulée, de la France. Partout, dans les départements, on ouvrit des registres, où, sous les yeux des fonctionnaires, chacun était tenu d’exprimer son vœu pour le nouvel empire.

Et en même temps, pour dons de joyeux avènement, il créa les droits réunis, donna le code criminel et la grande loi sur la police générale.

Cependant le pape différait son voyage. Pour le décider, il fallut la menace. Bonaparte lui signifia que, si dans cinq jours, il ne tenait pas parole, on abolirait le Concordat, c’est-à-dire qu’on soustrairait la France à l’obéissance de Rome.

En attendant Bonaparte semblait absorbé par ses mesquines disputes de famille. Fort charmé d’avoir vu Lucien partir pour l’Italie, il voulut apaiser Louis, le créa général et conseiller d’État. Il fit Joseph colonel en attendant qu’il le nommât colonel général des Suisses. Il donna même à celui-ci le vain titre de grand électeur avec un logement au Luxembourg.

En même temps, il lui reprochait de voir les républicains, entre autres le général Jourdan. En réalité, ce qui les brouillait surtout, c’était le triomphe prochain de Joséphine.

Événement singulier en effet pour tous ceux qui la connaissaient, et sa carrière si longue dans la galanterie. A seize ans, rejetée par son premier époux Beauharnais, que de campagnes en ce genre elle avait faites ! Tous la connaissaient à Paris et ailleurs. Et il fallait un grand courage au pape pour venir la marier, la sacrer. Une personne plus réfléchie qu’elle eût triomphé modestement, et se serait fait pardonner. Mais non : elle voulait humilier les frères de l’empereur.

Revenons au pape. Les variations singulières de Napoléon dans sa réception n’indiquent ni ignorance, ni grossièreté soldatesque, mais la dualité de deux esprits qui s’agitaient en lui. Certain défaut d’égards qu’il marquait pour le pontife était vu volontiers par sa cour militaire. Ses généraux disaient avec plaisir : « Il ne dépendra plus des prêtres. »

Il alla au-devant, près de Fontainebleau, mais en habit de chasse. Il monta le premier (c’est la politesse italienne qui permet de donner la droite à celui qui monte le second). Son escorte, composée de mameluks, ne dut pas plaire au pape, qui se voyait, pour entrer à Paris, entouré de ces mécréants.

Le jour de la cérémonie, il fit attendre le pape une grande heure. Arrivé à l’église, il se mit à genoux, mais sans se soumettre à l’humiliante cérémonie stipulée par le pape : le baisement des pieds. Au grand étonnement de tous, il se couronna lui-même et couronna l’impératrice, — ce qui rendait le pape fort inutile, simple témoin, figurant immobile. Cependant, à la fin du sacre, le pape récita l’oraison qui demande que le souverain détruise l’infidélité, et celle qui se montre, et celle qui se cache ; c’est la base de l’inquisition[59].

[59] Artaud, t. I, p. 510.

Napoléon paraissait fatigué, ne faisait que bâiller (dit de Pradt, maître des cérémonies du clergé). Le soleil, longtemps obscurci, finit par se montrer un peu dans cette froide journée. C’est tout ce que remarque le Moniteur du 3 décembre. Il se garde de dire l’accueil bruyant que firent les troupes en ligne aux officiers du pape, qui, montés sur des mules, en costume grotesque, le précédaient. Ce fut un tonnerre de risées dont retentirent les Tuileries. Bonaparte, comme on l’a vu, avait eu soin de les envoyer à Notre-Dame à l’avance.

Le 4 décembre et les jours suivants, rien, rien au Moniteur, qu’une distribution des aigles, et un article sur l’iman de Moka, prince absolu, religieux, militaire, à la fois.

Le pape se sentit joué, resta encore un peu à Paris, où sa douceur finit par faire bonne impression, mais il refusa de voir à Milan le sacre italien de Napoléon.

Celui de Paris s’était passé tranquillement, sauf un cri d’un jeune inconnu, qui s’écria : « Point d’empereur ! » Napoléon surpris qu’il n’y eût pas d’autres désordres, dit : « C’est une bataille gagnée ! »

Moi, qui étais sur le boulevard (j’avais six ans), je ne remarquai rien, dans cette journée glaciale, qu’un morne et lugubre silence.

Il n’y avait eu de bataille que dans la famille de l’empereur. Joseph, plutôt que de mettre sa femme à la queue de Joséphine, avait voulu se démettre de tout, se retirer en Allemagne. Ce qui l’adoucit un peu, c’est qu’il fut convenu que, dans le procès-verbal, on ne mettrait pas : porter le manteau, mais soutenir le manteau.

Il obéit, et Napoléon en fut si charmé, qu’il lui déclara avec effusion que, depuis leur dispute, il n’avait pas eu de repos. « Non pas que je croie que vous seriez capable comme Lucien d’acheter la grandeur par un crime, quelque avantage que vous trouviez à ma mort[60]. »

[60] Miot, t. II, p. 237-238.

La soumission de Joseph avait été amenée par des menaces brutales, des mots de capitan : « Je suis appelé à changer la face du monde… Vous êtes mon ennemi si vous refusez de venir au sacre… Où sont vos moyens d’attaque ? votre armée contre moi ?… Tout vous manque. Je vous anéantirai[61] ! »

[61] Ibid., p. 240-241.

Cette comédie ridicule n’était jouée que pour obéir aux deux femmes, Hortense et Joséphine, qui voulaient terrifier les frères et leur faire accepter leur éloignement de la France, pour laisser le trône à l’enfant. Ils furent inébranlables. Joseph refusa la royauté de Lombardie. Sur son refus, on l’offrit à Louis ; mais il fut trop choqué de l’idée de Joséphine, qui, sans pudeur, comme pour confirmer les bruits qui couraient, voulait garder ici l’enfant près de Napoléon. Il déclara que, s’il allait en Italie, ce serait à condition d’emmener l’enfant et la mère.

Cette condition mit Napoléon dans une étrange fureur. Hors de lui, il saisit Louis par le milieu du corps, et violemment le jeta hors de l’appartement[62].

[62] Ibid., p. 257.

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