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Histoire du XIXe siècle (volume 3/3) : $b III. Jusqu'à Waterloo

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CHAPITRE XII
BATAILLE D’EYLAU (8 FÉVRIER 1807)

Napoléon dit une chose très juste qui explique les difficultés de cette campagne : « On ne compte que quatre éléments ; ces contrées m’en ont fait connaître un de plus, la boue. » Il est vrai que la Russie et toutes les contrées voisines vers l’ouest sont, aux saisons intermédiaires, printemps, automne, presque impossibles à traverser.

C’est là ce qui arrêta le plus la grande armée. Ajoutez-y le siège important de Dantzig, où il employait trente mille hommes. Ajoutez-y les propositions fallacieuses de l’Autriche, que le Corse Pozzo poussait fort à la guerre, mais qu’une insurrection des Polonais de Galicie eût bien embarrassée.

Alexandre, en guerre avec la Perse et la Turquie, demandait en vain aux Anglais un emprunt de cent vingt millions. Faute d’argent, les forces russes étaient paralysées. Le czar tenta en vain de donner à la guerre un effet religieux, un aspect de croisade, disant que Bonaparte avait prêché le Coran au Caire.

Comment le croire, lorsque parmi les généraux on voyait Benigsen, le célèbre assassin qui fit achever Paul. C’était un Hanovrien fort doux, dit madame de Choiseul. Fézensac, qui, prisonnier, mangeait à sa table, cite de lui un mot qui prouve et sa dévotion, et son attachement à la reine de Prusse dont le parti alors puissant à Pétersbourg le soutenait. Sans doute c’est par sa faveur qu’un Allemand, ainsi noté, fut nommé général en chef.

Comment Alexandre, cœur tendre, religieux, et qui croyait à l’intervention de Dieu dans les affaires humaines, risqua-t-il de confier son armée, la responsabilité d’une si grande guerre, à cette main sanglante qui depuis si peu de temps (cinq années seulement) avait commis ce crime ? On ne peut le comprendre.

Quoi qu’il en soit, Bénigsen, se retirant toujours jusqu’au 7 février, se trouva le 8 devant les nôtres, entre Kœnigsberg et Eylau, fut forcé de combattre. Il avait détaché ce qu’il avait de Prussiens sous le général Lestocq pour couvrir une petite place. Ce qui étonne, c’est que Napoléon, pour la première fois infidèle aux principes qu’il avait jusque-là si magnifiquement démontrés, au lieu de se concentrer et de faire des masses, se divisa, détacha Ney pour courir après Lestocq et le petit corps prussien. Cela faillit lui être fatal. Car les Russes, avec un élan et une persistance admirables, ayant pris, repris plusieurs fois le village d’Eylau, anéantirent le centre de Bonaparte. De la division Augereau qui le formait, il resta à peine mille hommes. Les Russes, d’une ardeur héroïque, arrivèrent même au pied de l’éminence (le cimetière d’Eylau) où se tenait l’empereur. Il en fut étonné, s’écria : « Quelle audace ! »

Il avait avec lui l’artillerie de la garde, qui vomit tous ses feux. Et comme Bénigsen avait placé ses Russes en longues colonnes, chaque coup en emportait des files. Napoléon dut regretter alors d’avoir éloigné Ney.

Ici se place le curieux récit de M. de Fézensac, tout jeune aide de camp, à qui Napoléon confia la mission si urgente et si importante d’aller chercher au plus tôt Ney.

Cet enfant seul pour messager dans une nécessité pareille ! Le soir sur cette plaine neigeuse, et pleine de verglas, ne sachant le chemin, il n’ose dire à l’empereur (si redouté et toujours en colère) son embarras. Heureusement il a vingt-cinq louis ; il achète un cheval pour remplacer le sien, qui est fourbu. Heureusement il rencontre un officier qui sait la route. Heureusement il ne rencontre point de Cosaques.

Voilà la prévoyance de l’empereur, qui veut que la fortune le serve, sans qu’il y soit pour rien.

C’est déjà l’histoire de Waterloo, son peu de soin pour avertir Grouchy.

Mais Ney fut plus heureux. Le messager, à la longue arrive, le trouve et l’avertit. Il était temps. Déjà les Prussiens de Lestocq étaient arrivés au champ de bataille, en ligne avec Bénigsen, depuis quatre heures du soir.

La cavalerie française avait tourné la gauche russe. Ney, avec son élan ordinaire, décida la retraite de Bénigsen, qui, en bon ordre, se dirigea vers Kœnigsberg.

Grande leçon pour Bonaparte. Pendant qu’il attendait Ney, il ne fut sauvé que par les décharges rapides de l’artillerie de la garde, qui démolissait l’armée russe.

Il n’y eut jamais un plus funèbre champ de bataille. Tant de sang sur la neige ! Ney haussa les épaules, dit : « Tout cela pour rien ! »

Et Napoléon même, voyant les siens fort sombres, s’associa à leur émotion, disant : « Quel fléau que la guerre ! » (Mot que le peintre Gros a traduit dans son beau tableau).

On pourrait dire que tous étaient hors de combat, de froid, d’horreur, incapables de bouger. Lepic, grenadier à cheval, homme de fer et gigantesque, cherchant encore le lendemain des ennemis à combattre, ne trouva guère que des Cosaques attardés. Donc on se déclara vainqueur, on resta maître de ce champ de cadavres.

Le soir, Napoléon invita à sa table les officiers de l’artillerie, qui l’avaient sauvé. « Quel lugubre repas ! » m’a dit l’un des convives. « Pour aller souper chez l’empereur, nous passions entre deux montagnes de corps, de membres mis en pièces, des bras, des têtes, hélas ! celles de nos amis. Personne n’avait faim, comme on peut croire. Mais ce qui dégoûta encore plus et mit le comble à la nausée, c’est que chacun, en ouvrant sa serviette, y trouva un billet de banque. »

« Telle était la délicatesse de l’empereur. Il nous payait comptant la mort de nos amis. On répandait que pour la prise de Dantzig, Lefebvre aurait eu un paquet de vingt-cinq millions. Et le soldat disait en voyant ces petits rouleaux : « C’est du chocolat de Dantzig. »

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