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Histoire du XIXe siècle (volume 3/3) : $b III. Jusqu'à Waterloo

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CHAPITRE II
LES CENT JOURS

Chacun sentait très bien que Louis XVIII ne durerait guère, qu’un vieillard fort peu sobre pouvait avoir tel accident subit qui transmettrait le trône au comte d’Artois, jouet du parti rétrograde. Celui-ci, malgré sa douceur naturelle, ses qualités aimables, devait certainement être entraîné, par la meute insatiable de l’émigration, dans les voies espagnoles, le système de confiscation pratiqué par Ferdinand VII.

Perspective effrayante, qui explique parfaitement la facilité avec laquelle tant d’honnêtes gens qui venaient de vouer leur foi aux Bourbons, accueillirent Bonaparte quand il revint de l’île d’Elbe. L’Histoire a tenu trop peu de compte de tout cela, et a durement reproché à la France, à ses héroïques soldats, à Ney, par exemple, une versatilité qu’expliquait très bien le changement des Bourbons, et disons mieux, leur perfidie à fausser, à trahir la Charte qu’ils venaient de donner.

La Russie et l’Autriche avaient risqué beaucoup en laissant Bonaparte en Europe, en le mettant à l’île d’Elbe, près de la France et près de l’Italie. Les Anglais, au contraire, voulaient plutôt le reléguer au sein des mers australes, et de bonne heure leurs journaux regrettaient qu’on ne l’eût pas mis à Sainte-Hélène.

Telle était aussi la pensée des intrigants qui songeaient à associer la France avec l’Espagne ; ils n’auraient pas osé suivre ce mouvement si la Russie, l’Autriche, fussent restées à même d’évoquer l’ombre terrible du rivage de fer de l’île d’Elbe. Une chose toutefois faisait croire aux Bourbons, aux alliés en général, le retour de Bonaparte impossible, c’était le récit des commissaires qui l’avaient conduit et sauvé des populations provençales, si irritées. Il avait donné des signes d’une peur si naïve, qu’on ne pouvait pas croire qu’il bravât encore ce danger.

Mon beau-père, homme plein d’imagination et de cœur, s’était épris du héros malheureux, et s’était fait à l’île d’Elbe l’un de ses secrétaires, lui lisant et lui traduisant les journaux anglais et autres[122]. Il lui atténuait les injures, insistait plutôt sur les renseignements utiles qu’on en pouvait tirer. Mais ce qui, je crois, le lança dans son entreprise téméraire, ce fut moins les renseignements vagues qu’il eut par Dumoulin, Chaboulon, d’après Bassano ou la reine Hortense, que l’itinéraire très précis que Lavalette et autres dévoués purent lui tracer, lui marquant que, derrière le Rhône si menaçant, on pouvait remonter par les Alpes-Maritimes, Grenoble, enfin Dijon, parmi des populations tout opposées, où les bonapartistes se trouvaient prépondérants.

[122] Voy. madame Michelet, Mémoires d’une enfant.

Tout fut mené habilement. Il passa derrière le rideau des montagnes jusqu’à Grenoble, toucha Lyon, passa rapidement au Nord, en évitant le Centre, le Midi, l’Ouest, de manière à dire ou à croire que la France était pour lui. On le mena toujours en face des soldats, de manière à faciliter les pourparlers, au lieu qu’on aurait dû le laisser à distance, ne s’expliquer qu’avec le canon.

Quant à l’audace tant admirée de se présenter seul à Grenoble, d’offrir sa poitrine aux fusils, la scène était d’un effet si certain, si prévu, qu’on s’étonne de l’importance que tous, même les historiens royalistes, ont attachée à ce fait. Son instinct lui faisait assez deviner que des soldats français seraient frappés, s’arrêteraient devant ce geste dramatique, ne tireraient pas sur un homme qui apparaissait seul, quand même cet homme n’eût pas eu le prestige de son nom.

Tout le servit, au point qu’on ne coupa pas même les ponts de Lyon, sous le prétexte frivole que ce serait gâter ces beaux monuments.

Louis XVIII, qui avait dit aux Chambres qu’il resterait, s’enterrerait sous les ruines de la monarchie, lui fit la partie belle en s’en allant à Gand la veille de son arrivée (19 mars). Napoléon n’osa entrer à Paris que le soir. Paris le haïssait. Mais, d’autre part, le doute était immense. L’émigration, maîtresse sous les Bourbons, faisait entrevoir à la France une révolution territoriale, analogue à celle des confiscations de Ferdinand VII, dont nous allons parler. De là, le trouble, l’embarras de Ney, et la fluctuation de Benjamin Constant ; après avoir écrit violemment contre Bonaparte, il fut crédule à ses promesses et se rendit à son appel aux Tuileries.

M. de Sismondi, un des hommes les plus honnêtes de l’Europe, et qui fit tout exprès le voyage de Paris, m’avoua plus tard que lui-même avait été alors dans une grande perplexité, voyant bien que, sans Bonaparte la contre-révolution allait arriver. Cependant, il ne lui avait jamais été favorable ; il le trouva changé, au-dessous de lui-même, gras, ventru et bavard. Sa figure était autre. « Je trouvai, dit Sismondi, que dans sa pâleur elle ressemblait à une tête de veau bouillie. »

Bonaparte mentait visiblement en disant que l’impératrice allait revenir. L’Autriche, il est vrai, en repoussant Napoléon, comme les autres puissances, n’ôtait pas tout espoir, se réservant pour le cas d’une régence. Napoléon dut à son mariage autrichien l’une des principales causes de sa ruine ; il lui dut sa folle confiance.

D’une part, il ne donna pas l’essor au parti franchement national ; et il perdit en paroles le temps qu’il pouvait déjà employer en opérations militaires, par exemple à prendre la Belgique, qui lui eût donné cinquante mille hommes de plus.

Ceci m’a rappelé l’histoire des condottieri et celle des tyrans d’Italie, qui, par des mariages princiers, attirèrent et perdirent trois de ces aventuriers si fins, et prouvèrent que pour perdre un homme le meilleur piège est une femme.

Au reste, la guerre avait changé d’aspect. Elle avait pris pour Alexandre, alors de plus en plus mystique, l’aspect d’une croisade contre l’ennemi de la paix commune, le représentant du principe anti-chrétien.

S’il y avait pour Bonaparte une chance de salut, c’était d’évoquer franchement le principe contraire, celui de la Révolution. Mais il en avait peur. La France était moins endormie qu’on ne l’a dit. Son Acte additionnel aux Constitutions de l’Empire, donnant les libertés nouvelles comme une continuation d’un despotisme de douze ans, ne trompa pas les électeurs qu’il avait appelés à le jurer. Ils dirent sévèrement qu’il devait rapporter de l’exil le repentir de son passé.

Le jour de ce serment, la cérémonie du Champ de Mai fut ridicule en bien des sens. D’abord, pourquoi ce nom carlovingien de Champ de Mai ? Et pourquoi cette messe et ces cardinaux en bas rouges ? Champollion aîné, un homme assez équivoque, lut le chiffre douteux et incomplet des votes (qu’on dit celui de la presque unanimité).

Mais ce qui fut étrange, faillit ôter toute gravité à la cérémonie, ce fut le costume de l’empereur. Quelle fut la surprise de voir celui qui paraissait toujours en habit militaire, botté, éperonné, en robe blanche, immaculée, sous l’innocent costume du jeune Éliacin dans Athalie ! Ajoutez que sur cette blancheur virginale apparaissait la figure jaune et sombre du Corse[123].

[123] M. Michelet assista à la cérémonie ; il avait alors seize ans. A. M.

Le tout sembla (ce qui était vrai) un mensonge théâtral. Le pis, c’est qu’on se demandait si ce serait là tout ; car on attendait autre chose. Les uns croyaient que Marie-Louise et l’enfant allaient revenir avec la paix ; d’autres que Bonaparte, abdiquant la couronne, rétablirait la République sous un consul élu.

A la suite de cette comédie, dans ce moment où l’Europe tout entière s’avançait contre lui, il s’occupait à composer sa Chambre des pairs. Dans celle des députés, il n’avait pas pour lui plus de soixante membres.

C’est-à-dire qu’il était repoussé de la France autant que de l’Europe. Dès le 13 mars, non seulement les rois, les diplomates, mais les peuples même, avaient condamné ce démon de la guerre. Sa déportation aux terres australes, à Sainte-Hélène, était prononcée, applaudie surtout par les masses armées qui, retournant chez elles en 1814, étaient ramenées en 1815 pour exécuter la sentence prononcée contre ce convict odieux.


Le grand événement de la restauration de l’Espagne faisait espérer aux Bourbons de fausser celle de la France, d’éluder les promesses de la Charte, octroyées (comme on a vu) malgré eux.

La folle obstination de Bonaparte dans son affaire d’Espagne lui avait fait traîner jusqu’au dernier moment son projet de rendre la liberté à Ferdinand et de le renvoyer en lui imposant des conditions. Il en voulait aux Espagnols de leur vaillante résistance et ne stipula rien pour eux. D’autre part, les Anglais, que les Cortès empêchaient de prendre Cadix et les colonies d’Amérique, s’en vengèrent en n’exigeant rien pour l’Espagne auprès de Ferdinand.

Ainsi, des deux côtés, cette héroïque nation fut remise sans condition à son tyran altéré de vengeance.

Le 24 mars, à peu près au moment où les alliés entraient à Paris, Ferdinand entrait en Espagne, n’ayant reçu des Cortès nulle obligation que celle d’un serment illusoire. Il l’éluda par une lettre ambiguë qu’il envoya devant lui. Et enfin le 24 mai, à Valence, il déclara nuls tous les décrets des Cortès et se refusa à jurer la Constitution.

Le ministère anglais qui le connaissait bien et craignait que l’Angleterre ne s’indignât d’avoir tant fait pour rétablir un monstre, avait tiré de lui cette seule promesse : qu’il n’y aurait pas de sang versé. Mais cela n’empêcha pas qu’on ne fît mourir les patriotes dans la lente agonie des présides (les bagnes africains). Cela n’empêcha pas que douze mille personnes à la fois furent bannies, leurs biens confisqués. Tout le midi de la France fut peuplé de ces squelettes vivants qui expiraient de faim. L’Inquisition, rétablie, ajoutait aux rigueurs d’une police terrible, suivant les directions de Gravina, le nonce de Pie VII, et du confesseur de don Carlos, qu’il fallut arracher à la direction d’un couvent de jeunes religieuses qu’il avait souillées toutes.

Cette tyrannie de l’Espagne et ces vastes confiscations inspiraient à nos émigrés une vive rivalité. Et l’on cherchait les moyens de parvenir à les imiter, en s’unissant avec l’Espagne, avec Naples (rendue aux Bourbons), et ressuscitant ainsi entre ces trois puissances parentes le Pacte de famille, selon l’idée de Choiseul et de Louis XV. Pour replonger ainsi tout l’Occident au parti rétrograde on s’adjoignit l’Autriche, de manière à isoler l’empereur Alexandre, qui n’eût plus eu pour lui que l’alliance prussienne.

Projet bigot du pavillon Marsan, des amis du comte d’Artois, et que Louis XVIII, par son instinct naturel de fausseté, acceptait contre Alexandre qui l’avait amené à Paris et forcé de donner la Charte à la France.

Louis XVIII eut le plaisir de confier cette œuvre d’ingratitude à l’homme qui avait le plus à se louer d’Alexandre, à Talleyrand, auquel le czar avait accordé cet honneur de loger chez lui à Paris. Talleyrand fut charmé de machiner cette intrigue au Congrès de Vienne, et par là de se réconcilier avec le parti rétrograde.

Alexandre, indigné, par représailles, accueillit bien Eugène et tous les Beauharnais, qui en conçurent des espérances folles.

Il faut dire qu’il se montra étonnamment imprudent, en donnant à Bonaparte une résidence en son propre climat, en lui assignant la Corse, puis l’île d’Elbe, si voisine de la France et de l’Italie.

Talleyrand répétait malignement le propos anglais, que l’on aurait mieux fait de le mettre au bout de l’Océan, à Sainte-Hélène, lieu seul facile à surveiller, où il serait dans une demi-prison, sur un pic basaltique, comme ceux où les Anglais ont gardé tant de princes indiens.

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