Histoire du XIXe siècle (volume 3/3) : $b III. Jusqu'à Waterloo
LIVRE VI
RUSSIE. — ALLEMAGNE. — FRANCE
(1812-1815)
CHAPITRE PREMIER
DÉSASTRE DE MOSCOU. — DÉROUTE DE L’ARMÉE
FRANÇAISE
Notre meilleure autorité sur ces événements est l’empereur Alexandre lui-même.
En parlant des furieuses résistances espagnoles, que, du reste, il admirait peu, il dit « que les Russes, dominés par le génie local, étaient peu propres à ces dévouements pour une grande patrie ».
Il a dit à Wilna : « J’ai fait brûler Moscou, et j’aurais brûlé Pétersbourg, si j’avais vu Bonaparte approcher ».
Il s’est vanté probablement en revendiquant cet acte exécrable, inutile. Car les Français restant à Moscou (si on l’eût épargnée) auraient péri faute de vivres.
L’empereur, n’ayant plus de cavalerie, et n’ayant pas avisé à se procurer des chevaux (chose si facile en Pologne, en Ukraine), devait mourir, et rester là comme un paralytique avec son invincible infanterie, qu’entouraient les Cosaques.
En brûlant Moscou, au contraire, on risquait de le délivrer, de lui faire prendre avant l’hiver la seule résolution raisonnable, celle de faire une prompte retraite.
Alexandre, un pur Allemand avec une éducation française, ne comprit pas, aima peu la Russie. L’admirable richesse de cœur de cette race, de ce génie tout spontané, si vaillant à la Moskowa, si touchant dans l’accueil que Moscou venait de lui faire à lui-même, le trouva peu sensible.
Il partagea la panique insensée des grands seigneurs qui (d’après de Maistre et les fous de l’émigration) croyaient que Bonaparte était la Révolution et qu’il l’apportait dans ses malles, qu’enfin les Russes étaient tout prêts à le comprendre, à commencer une immense jacquerie. Comme si l’opposition religieuse ne faisait pas une séparation, un fossé, entre eux et l’armée mécréante.
On fit croire sans doute à Alexandre que le fléau n’atteindrait guère, dans cette saison, que les marchands, la plupart étrangers, et que les quartiers pauvres, qu’enfin la ville proprement russe, qui n’est qu’en bois, serait bientôt refaite. C’était très vrai pour les maisons : un Russe, avec une hache, les construit si vite ! Mais les hommes, cent, deux cent mille pauvres, qu’allaient-ils devenir à l’entrée du terrible hiver ? Avant la destruction de deux cent mille Français, on allait tuer deux cent mille Russes !
Grand crime accompli pour faire croire aux bons Russes : « Que l’armée franco-polonaise avait brûlé Moscou. » C’est-à-dire pour créer des haines éternelles.
Kutuzow, nous voyant enfermés là à peu près sans cavalerie, put, à son aise, promener son armée tout autour, lui montrer le gouffre de flammes, dire : « Voilà l’ouvrage des Français ! » (16-20 sept. 1812).
C’était tout le contraire. L’empereur voulait sauver Moscou, et, d’abord, y avait défendu le pillage. Il n’osa persister ; en cela il servit son ennemi et se perdit lui-même. Car Moscou contenait encore des ressources qu’on aurait pu sauver de l’incendie. De plus, le paysan, qui, malgré les Cosaques, attiré par le gain, apportait ses denrées, ne vint plus dès qu’il vit cet immense désordre, où l’aveugle soldat le dépouillait lui-même, lui son salut, son nourricier.
L’empereur permit tout. Pourquoi ? Il savait que ces braves gens qui revenaient d’Espagne, — tout au moins les plus vieux, — n’étaient nullement contents de se voir traînés au bout du monde dans une expédition que chacun jugeait insensée. Cela le troublait fort, et il restait là, attendant toujours que l’empereur Alexandre, acceptant ses propositions, vînt le justifier. On l’amusait, en attendant l’hiver, par des pourparlers, des flatteries habiles. Quand on a un lion maladroit au fond d’une fosse, on le regarde, avec plaisir, mais on ne s’avise pas de l’en tirer.
S’il n’eût péri, retiré en Pologne, il eût bientôt recommencé. Wilson et les Anglais qui étaient dans l’armée russe ont rudement reproché à Kutuzow de n’avoir pas étranglé la bête féroce. Mais il faut songer que le Russe, qui avait perdu le meilleur de l’armée à la Moskowa, et se refaisait avec des recrues, la plupart à cheval, qui allaient et venaient, qui disparaissaient par moments, n’était pas sûr de ses soldats et presque toujours nous suivait de loin. Il avouait lui-même que, dans notre retraite, la seule vue des bonnets à poil horripilait les siens : Et, d’autre part, les nôtres, épuisés, affamés, sans force, s’effrayaient souvent beaucoup trop de la tempête, des hourrahs des Cosaques, qui ne les attendaient guère, s’ils s’arrêtaient. Ainsi, outre les dangers réels, la faim, le froid, la neige, il y avait, des deux côtés, une part terrible pour l’imagination.
Kutuzow, par deux fois, s’écarta au midi, pour défendre, disait-il, les plus riches provinces de l’empire, en réalité pour laisser à la faim et au froid le temps de faire leur œuvre, pour donner à la grande armée le temps de mourir.
Ségur, tant critiqué par les bonapartistes, a eu cependant pour eux de singuliers ménagements, par exemple, celui de supprimer le grand fait capital que ses prédécesseurs nous avaient conservé, la longue hésitation de Bonaparte après Miéro-Slavetz, et sa résolution de prendre la plus mauvaise route ; celle qu’on avait déjà dévastée, et où l’on était sûr de mourir de faim.
« Il s’enferma avec Murat, Berthier, qui ont tout raconté. Pendant une heure, il réfléchit, silencieux, la tête dans les mains. Puis il se décida pour cette route fatale. » (Chambray.)
En reprenant la même route, avec quelques combats qu’il eût appelés victoires, il pouvait amuser l’opinion, dire qu’il s’était retiré librement pour revenir bientôt. C’était bien sa pensée, et il poussa si loin cette feinte, que, même en sa plus grande détresse, déjà presque détruit, il fit rester Ney, l’arrière-garde, pour faire sauter les murailles de Smolensk, qu’il allait, disait-il, assiéger au retour.
Cela lui réussit. Il garda son prestige devant la France, et put encore, après Moscou, après l’immense désastre de Leipsick, se donner pour notre défenseur en 1814, et, en 1815, nous abîmer par Waterloo[114].
[114] Beaucoup de gens, mystiques ou raisonneurs, voyaient en lui un fatal enchanteur, comme Simon le Magicien, à qui Dieu permettait de se tenir en l’air à une grande hauteur, pour que plus sûrement il tombât, et se cassât le cou.
Mais comment dans ce siècle raisonneur, parvint-il à ce rôle de Thaumaturge ? D’abord, en affichant un grand respect pour la raison, en n’entrant à l’Institut que comme membre de la section de mécanique et se montrant très positif dans sa campagne d’Italie. La grande tromperie commença par l’Égypte, la fausse destruction de Saint-Jean d’Acre.
Après Austerlitz, Iéna, Friedland, il crut alors tenir l’Europe sous clef.
Là, sa tête éclata par ses romans d’Espagne et de Portugal, le sot mariage d’Autriche.
Dans sa terrible ascension, sa tête tourne, il crache sur les Alpes, la mer du Nord, et dit : « La nature doit changer. »
Rien ne change, ni Nature, ni Raison.
Tout le monde voit ce qui va arriver, même l’étourdi Murat. Lui, non.
Plutôt que d’obéir à la raison, le thaumaturge ira de crime en crime, pour tromper le monde encore une fois.
L’hiver arrive épouvantable. Lui, par orgueil, il retarde d’abord, voit tout mourir, ne s’en émeut.
Ney le garde en arrière, mais pendant quelques jours disparaît. A-t-il fondu dans la tempête ? Napoléon ne continue pas moins.
Il faut lire, non dans l’emphatique Ségur, mais dans Fézensac même, un compagnon de Ney, le simple récit du héros qui, aux bords du Borysthène, jure que le fleuve va geler et qu’on pourra passer, puis dort tranquillement au milieu des coups de fusil.
Aux cas les plus désespérés, chaque fois que Ney apparaît, l’ennemi s’étonne, s’arrête, et la France a vaincu encore.
La grande armée, réduite à rien, s’était écoulée. On n’en voit plus la trace qu’aux monticules de neige qui couvrent les corps morts.
Le gros homme pâle continue. Ney est derrière, abandonné ; n’importe, Bonaparte suit son étoile, qui est de perdre encore la France.
Il se sauve, non par les airs, le magicien, mais à pied et appuyé sur un bâton.
S’il revient seul, tant mieux. Personne ne le contredira. Il pourra accuser les morts, l’hiver, la trahison, que sais-je ? S’il est le premier des fuyards, il pourra mentir d’autant plus, prétendre nous sauver encore, et fonder la tradition qui nous perd cinquante ans après.