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Histoire du XIXe siècle (volume 3/3) : $b III. Jusqu'à Waterloo

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CHAPITRE VII
L’AME DE LA GRANDE ARMÉE (1806)

Voilà la première fois depuis des siècles qu’on la voit, cette grande Russie, lever un peu la tête, mettre son mot dans le débat, mot menaçant, la leçon du czarisme.

La grande armée dura de 1805 à 1808. Bonaparte, pour la dénaturer et en abaisser le niveau, eut besoin de la démembrer. Il lui ôte son âme.

Entre Boulogne et Austerlitz, candide encore et soulevée d’un grand cœur, elle gardait en majorité cette foi, cette illusion : « Qu’il avait fallu un génie, un invincible capitaine pour mettre à la raison l’Europe, et que sous lui la grande armée était le bras de la Révolution. »

L’affaire d’Ulm lui avait donné un injuste mépris pour l’Allemagne, mais toutefois avec cette croyance bienveillante : « Elle se délivrera par nous. »

C’étaient là de grandes pensées. On peut juger la hauteur où se tenait le moral des Français, lorsque après cette marche meurtrière de cinq cents lieues en trois mois, nos soldats, si loin de la France et n’en recevant rien, l’armée s’enfonçant en Allemagne, et traversant une grande forêt, par un mouvement de gaieté héroïque, se para de branches de chênes[73].

[73] Mém. de Ney, p. 274.

Elle savait bien pourtant que trois armées, autrichienne, prussienne et russe, s’avançaient pour l’envelopper.

Elle avait vu sur le Rhin, elle voyait sur le Danube, ces monuments de servitude, ces lourdes ruines féodales, sous lesquelles ces grands fleuves, l’âme même de la contrée, passent esclaves humiliés.

Le pire de cet esclavage était dans la foule des seigneurs qui prétendaient ne relever que de l’Empire, et qui pesaient sur l’Allemagne par leurs justices capricieuses, vexatoires, vénales. Mille tragédies énigmatiques se passaient dans ces antres de la féodalité. L’histoire, si connue, de Gaspar Haüser, l’enfant élevé dans la nuit, puis assassiné, montre assez que, dans un tel ordre de choses, il n’y avait pas plus à attendre de sûreté, que d’ordre et de justice.

Les Allemands, dans mille écrits, avaient déploré cet état confus, tyrannique, quand Napoléon, en 1804, parcourut les bords du Rhin, la chaussée dont il devait faire la plus belle route du monde. Dalberg et autres lui montrèrent, et dans les îles et au plus haut des corniches des monts, ces châteaux, faits pour le peintre, et maudits du voyageur, du marchand, qu’ils regardent passer d’un œil louche. Bonaparte, jugeant par Richelieu, Cromwell, ces grands destructeurs de châteaux, crut qu’en nettoyant l’Allemagne de ces seigneurs immédiats, il remplissait le vœu de la grande majorité du peuple allemand lui-même.

C’était une opération délicate et compliquée que l’étranger ne pouvait accomplir que très mal, en faisant des exceptions ou des justices aveugles et brutales. Ce qui pourtant justifie la mesure en masse, c’est qu’en 1815, bien loin de revenir sur elle, ceux qui s’en plaignaient le plus la continuèrent, la complétèrent, en médiatisant encore plusieurs petits princes.

Il faut dire aussi que les nôtres, hier soldats jacobins, et maintenant devenus les soldats du grand empire, d’après ce double préjugé, traitaient souvent peu révérencieusement ces petites souverainetés, vénérables aux Allemands par l’antiquité. Une anecdote que je tiens de première source me fera comprendre. Un jeune chirurgien français, nommé Mouton, étant en logement chez la vieille princesse de ***, trouva que la dame et ses gens manquaient d’égards pour sa qualité de Français, de membre de la grande armée. Alors l’insolent étourdi écrit une lettre violente, injurieuse, à son hôtesse ; la lettre commençait ainsi : « Princilione de… » Le reste en style de Vadé. La grande dame fit une chose terrible : elle envoya la lettre à Napoléon. Celui-ci, un jour de grande revue, debout sur un tertre qui dominait tout, fait une scène dramatique : « Où est-il, ce misérable ? Qu’on l’amène ! qu’on le fusille ! Je n’ai pas gagné la victoire pour outrager les vaincus ! » On l’amène, on le soutient, pâle, chancelant, et plus mort que vif.

Chacun frémit. L’empereur regarde d’un autre côté, n’y pense plus.

Ces hommes étourdis, souvent violents, comme ce jeune chirurgien, étaient enfants de caractère et se gouvernaient eux-mêmes fort mal dans leurs continuelles alternatives entre les privations et les excès. Les officiers étaient plus misérables encore que le soldat, parce qu’ils s’interdisaient le pillage des vivres.

Un régime si inconstant, tantôt nul, tantôt abondant, produisit des maladies, ou plutôt une maladie, toujours la même (la gastro-entérite). C’est ce que Broussais le premier devina. Ce vaillant Breton, né à Saint-Malo, avait été deux ans soldat. A vingt et un ans, en 1803, il rentra comme médecin dans l’armée. Sa méthode s’appliquant à une maladie qui variait peu et qu’on aurait pu appeler la maladie de la grande armée, dut peu varier. Elle eut, ainsi que son livre des Phlegmasies, achevé et imprimé en 1808, des succès admirables[74].

[74] La principale médication de Broussais était la saignée.

Même après Napoléon, les générations qui avaient tant souffert sous lui, et dont le sang, par les alternatives du jeûne, du chaud et du froid s’était allumé, eurent recours à l’eau comme le plus puissant des calmants. L’hydrothérapie devint la panacée universelle. De là la vogue de Priessnitz, — créateur du traitement, vers 1825. La foule des malades reconnaissants qu’il avait guéris, lui élevèrent un arc de triomphe.

L’armée était assez lettrée si j’en juge par plusieurs militaires que j’ai connus et qui auraient mérité une grande notoriété, mais qui sont morts dans le silence.

Foy, avec ses quatorze blessures, et son refus aux adresses et au vote de l’empire, fut fort retardé, laissé de côté jusqu’à Waterloo. Mais d’autant plus dans les repos que lui laissait son artillerie à cheval, il lisait insatiablement Virgile et Tacite.

On peut en dire autant de Courier, si absorbé dans l’étude qu’il ne s’était pas aperçu de l’insurrection de Rome et faillit y périr. En Calabre, dépouillé de tout par les brigands, ayant perdu ses chevaux et son argent, il n’eut regret qu’à son Homère.

Outre ces noms si connus, j’en pourrais citer d’autres qui le furent à peine, et dont l’esprit ne montrait pas moins combien le vrai caractère français brillait dans la grande armée. J’ai déjà parlé de M. de Fourcy, esprit aimable, un peu changeant, qui se prêtait à beaucoup de choses. En parlant de Saint-Simon, au premier volume, j’ai dit que jeune officier il le suivait partout. A l’âge de trente ans, capitaine dans l’artillerie de la garde, il employait volontiers ses loisirs en essais poétiques dont plusieurs furent de très beaux vers[75]. Ce qui l’attristait le plus, c’était ce singulier métier de tuer par un boulet, à distance, des inconnus dont plus rapproché peut-être on aurait été l’ami. L’habitude et la routine, l’ignorance d’une autre carrière, le fixèrent dans celle-ci qu’il détestait (jusqu’à Wagram, 1809).

[75] Ceux-ci semblent avoir été faits sur les champs de bataille, et dans l’idée consolante que toutes ces générations qui meurent successivement se retrouveront un jour :

Dirai-je ces races humaines
Qui tour à tour ont existé,
Et qui du temps rompant les chaînes,
Se retrouvent contemporaines
Dans les champs de l’Éternité ?

Dans cette cruelle bataille, gagnée comme on sait, par l’artillerie, deux choses le révoltèrent. D’une part, l’état d’ivresse où la jeune armée se plongea après la victoire. Mais, pendant la bataille même, un spectacle affreux l’avertit. Les Français et les Hongrois, qui s’étaient vus dans tant d’affaires, n’en avaient les uns pour les autres que plus d’admiration et de sympathie. Dans le champ brûlé du soleil, presque en feu, où nos batteries volantes étaient arrivées, un grenadier hongrois, homme magnifique, se mourait. L’officier français avait disposé des manteaux sur des fusils pour lui faire un peu d’ombre. Le mourant, dans son délire, implorant en vain la mort, se souleva et d’une main frénétique il cherchait un pistolet pour tirer sur ses bienfaiteurs.

Cette scène sauvage frappa le Français au cœur. Il refusa les grades, les récompenses auxquels il avait droit, et quitta son triste métier.

J’ai connu aussi des soldats, des hommes sans aucune culture, qui pour la douceur des mœurs, la bonté, les qualités morales, valaient peut-être autant que les hommes supérieurs.

Michel, soldat des charrois, aujourd’hui aux Invalides, fut un véritable saint. Je n’ai jamais vu une douceur si inaltérable. Son seul défaut était la crédulité, qui le rendait martyr de sa charité infinie. Retiré après la guerre dans une petite boutique, il donnait tout ce qu’il gagnait. Les intrigants affluaient, n’étaient jamais refusés. C’était un faux Polonais. C’était un faux général. Michel donnait toujours.

Dans la vie prodigieusement agitée, variable, que menait la grande armée, le mal, c’était surtout l’impossibilité pour toute nature, même d’élite, de se créer les habitudes qui mènent au perfectionnement.

Si, Bonaparte avait laissé au soldat, au défaut de toute vertu, au moins une grande passion, nul doute qu’il n’y eût entretenu une flamme profitable à ses succès mêmes.

Si, en quittant Austerlitz, il eût conduit l’armée victorieuse dans la Pologne autrichienne, certainement l’incendie qui aurait gagné les Polognes russe et prussienne eût paralysé pour longtemps les puissances du Nord, mais surtout créé dans l’armée un immense Sursum corda !

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