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Histoire du XIXe siècle (volume 3/3) : $b III. Jusqu'à Waterloo

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CHAPITRE III
RUPTURE DE LA PAIX (1803). — LUTTE D’HORTENSE ET JOSÉPHINE CONTRE LES FRÈRES DE BONAPARTE

Ni Bonaparte, ni personne n’avait prévu la grande révolution industrielle de l’Angleterre. Il l’envisageait comme une puissance commerciale, et ne soupçonnait pas ce que démontrèrent les amis de Pitt, que la guerre faisant la mer déserte, et la livrant toute aux Anglais, leur serait plus lucrative que la paix elle-même.

Dans l’intérêt de l’industrie française qu’avec Chaptal et Berthollet Bonaparte croyait rétablir, il ajourna, c’est-à-dire refusa le traité de commerce que l’Angleterre marchande espérait obtenir de la France, traité semblable à celui qu’accorda Louis XVI, qui lui rouvrirait un débouché immense et nous inonderait de ses produits, mis à si bon marché par la machine. Cela n’arriva pas, et ce refus contribua plus que toute chose à rendre impopulaire en Angleterre une paix saluée d’abord avec un enthousiasme délirant.

Le mépris militaire de Bonaparte pour le mercantilisme lui avait fait croire que la torpeur de l’Angleterre, augmentée par les bénéfices de la paix, durerait plus longtemps. Il recevait à Paris les Anglais curieux de revoir cette ville après tant d’années, et fort surpris, en traversant la France, qu’on leur peignait toute en ruines, de la trouver si bien cultivée. Ils pouvaient se convaincre de la fausseté du tableau que leur faisaient les émigrés et l’Anglo-Genevois, sir Francis d’Ivernois. Tous les ambassadeurs de l’Europe étaient à Paris, qui ne fut jamais si brillant.

Fox y vint voir aussi ce prodige du jour. Quoique ébloui d’abord de la faconde de Bonaparte, il lui parut que ce beau parleur en disait trop, et souvent plus qu’il ne convient à un homme d’État.

Fox, au contraire, quoique ami de la France et fort humanitaire, se maintint dans l’attitude et les discours d’un très parfait Anglais. Qu’on en juge par une anecdote. Un jour qu’au Louvre, pendant l’Exposition de l’industrie, on regardait un fort beau globe de la terre, un des traîneurs de sabre qui suivaient le Consul s’avisa de dire : « Oh ! que l’Angleterre est petite ! — Oui, oui, répliqua Fox ; mais elle contient les Anglais, qui veulent y vivre et y mourir. » Et étendant les bras sur les deux océans et les deux Indes, il ajouta : « Ils remplissent le globe tout entier et l’embrassent de leur puissance. » Bonaparte admira cette fière réponse[38].

[38] Rémusat, Vie de Fox.

Il était de bonne humeur et faisait jouer des comédies à la Malmaison par Bourrienne, le peintre Isabey et autres de ses familiers. Il voulait être aimable. Et, repoussant le chef-d’œuvre d’Houdon[39], il confiait son effigie au gracieux Canova, un peu fade, qu’il faisait venir tout exprès d’Italie. Mais son artiste favori était le gentil Isabey, l’homme d’Hortense et de Joséphine.

[39] Un jour passant dans la galerie où était le buste, il le tira par le nez et s’en moqua disant : « Il est bonhomme, il est bon homme. »

Il l’a représenté deux fois dans ces portraits célèbres et si souvent gravés, se promenant à pied dans le parc de la Malmaison, et passant la revue au Carrousel. Il est à cheval, ce qui lui va mieux, car les Bonaparte ayant les cuisses et les jambes courtes, ne font bien qu’à cheval.

Là il est dans sa gloire, entouré de son auréole, de ses invincibles généraux sur leurs fougueux coursiers et l’épée nue.

Dans ces occasions, la triste Joséphine était en seconde ligne. La reine du jour était sa fille Hortense, qui venait d’épouser Louis, bientôt roi de Hollande. Joséphine l’avait voulu ainsi pour diviser la ligue des frères contre elle, qui lui faisait craindre un divorce. Cette situation singulière de la famille du Consul et la faveur d’Hortense si visible était malignement dénoncée aux journaux anglais, qui prétendaient que la nouvelle mariée était déjà accouchée[40].

[40] Grande fureur de Bonaparte, qui, pour les réfuter, dit Bourrienne, donna un bal tout exprès.

A part l’infamie, le scandale, il y avait une contradiction bizarre dans la situation. Ce restaurateur des autels, qui, à ce moment même, chassait de Notre-Dame le clergé républicain pour y mettre le clergé du pape, l’homme que les nouveaux curés nommaient : Christ de la Providence — celui-là (selon le bruit public) — déshonorait son frère et sa belle-fille.

La chose est incertaine, mais ce qui la fit croire, ce fut la longue dispute qu’il soutint contre toute sa famille, pour faire son héritier cet enfant qu’on disait de lui[41].

[41] Miot, t. II, donne là-dessus les plus grands détails.

Ces scandaleux caprices, renouvelés des tyrans de l’antiquité, étaient partout affirmés, répandus par ses ennemis, pour montrer qu’en morale comme en politique, cet esprit tyrannique s’affranchissait de toute loi[42].

[42] « Je ne suis pas un homme comme un autre, disait-il dans les querelles qui naissaient de la jalousie de sa femme, et les lois de morale ou de convenance ne peuvent être faites pour moi. »

En janvier 1803, faisant venir à Lyon la consulte italienne, il avait réuni presque toute la Lombardie sous le nom de république d’Italie. Il s’en était fait président.

Et quand on s’en plaignit à Amiens, il répondit fièrement que sans cela les républiques italiennes, trop faibles devant l’Autriche, ne pourraient qu’être réunies à la France, comme le Piémont le fut bientôt.

Le Piémont d’un côté, et de l’autre la Suisse, qu’il dominait sous le titre de médiateur, le constituaient maître des Alpes.

Mais sa médiation s’exerçait contre la liberté. En Piémont, il ne vit qu’un vaste recrutement chez un peuple très brave. En Suisse, il ne fit guère que comprimer la révolution et l’égalité unitaire. Il releva partout les aristocraties.

En France, il avait fait rentrer les émigrés, et, autant qu’il pouvait, il leur rendait leurs biens.

Tous les ministères furent en réalité réunis pour les choses graves en un seul (sous Maret-Bassano, ministre d’État). Le tribunat et le conseil d’État furent réduits à quelques membres. Enfin, un sénatus-consulte (4 août 1802) lui décerna le consulat à vie.


Bourrienne assure qu’au moment où l’Angleterre (en mai 1803) rappela son ambassadeur, Bonaparte en fut surpris, il n’avait pas prévu une rupture si prochaine. En effet, il avait accordé aux militaires d’innombrables congés.

Il savait bien que la paix d’Amiens n’était qu’une trêve ; mais il comptait que l’intérêt mercantile, et la prépondérance de la classe industrielle, qui gouvernait sous Addington, feraient durer la paix. Cependant les amis de Pitt reprenaient en dessous. On démontrait sans peine que Bonaparte refusant d’ouvrir la France aux marchandises anglaises, étendant son influence sur le continent, la paix était plutôt un obstacle pour l’Angleterre, — un obstacle, — un danger peut-être. Nombre d’agents mystérieux parcouraient l’Angleterre, et l’on surprit une lettre de Talleyrand qui ordonnait à un de ces agents, frère du secrétaire de Bonaparte, de sonder le port de Dublin et de dire s’il permettait l’abordage de vaisseaux chargés de canons.

Cette mission secrète rappelait les surprises de Bonaparte et son procédé favori qui lui avait réussi tant de fois.

La grande affaire de Malte ne se décidait pas. Loin de là, Bonaparte, chassé d’Égypte, semblait s’en rouvrir le chemin en s’étendant aux limites de l’Italie méridionale, obligeant la reine de Naples de recevoir une armée française dans la péninsule d’Otrante, qui regarde de si près les îles de Grèce et permet d’y passer d’un saut.

Quand on embrasse ce tableau, en y ajoutant les remuements de l’Allemagne, on s’étonne sans doute de l’activité de Bonaparte, mais surtout on est frappé de son imprudence à commencer tant de choses à la fois qui se nuisaient entre elles. On le voit s’agiter comme une brillante comète qui se fait obstacle à elle-même par la multitude de ses rayons. Par exemple, ses idées maritimes de Saint-Domingue et de Tarente en face de la Grèce, de l’Égypte, irritaient les Anglais sans le fortifier. La grande affaire pour lui eût été de n’agir que sur le continent, et par une somnolence apparente de favoriser à Londres le ministère d’Addington, au lieu que, par ces lancinations imprudentes, il excitait et fortifiait Pitt, les amis de la guerre que lui-même attisait. En ceci, Bonaparte, trop visiblement, fut étourdi, imprudent, téméraire.

Sa seule excuse serait que les garnisons anglaises qui s’étaient retirées de plusieurs postes maritimes pouvaient à volonté les reprendre le lendemain.

Ce n’est pas tout, Bonaparte, par sa réunion du Piémont à la France, puis, par son immixtion dans les affaires d’Allemagne, bravait toute l’Europe, et surtout la Russie, protectrice déclarée du Piémont.

Donc l’Angleterre gardait Malte, se refusant à tout arrangement.

D’autre part, par ses journaux et les pamphlets atroces des émigrés, elle appelait sur Bonaparte la haine et le mépris du monde. Lui, qui avait présente la tragique fin du czar Paul, préparée par la calomnie, pensait que ces diffamations étaient des préludes d’assassinat. Déjà la machine infernale avait prouvé que le parti des émigrés était capable de tout. Fouché n’étant plus ministre de la police, depuis l’explosion de la machine infernale, Bonaparte voulait y suppléer lui-même par d’ineptes petites polices militaires, qui ne lui donnaient aucune sécurité. Sa propre famille l’inquiétait ; il voyait Lucien si trouble et si violent, si pressé de faire déclarer l’hérédité du pouvoir souverain, qu’il dit à Joseph lui-même (moins impatient, plus somnolent), qu’il ne serait pas surpris si Lucien conspirait sa mort[43]. Il l’exila d’abord en Espagne, puis il le vit partir avec plaisir pour l’Italie.

[43] Miot, t. II.

D’où provenaient ces horribles soupçons ? De la lutte intestine qui travaillait la famille Bonaparte. Ses frères et sœurs avaient toujours fait la guerre à Joséphine, et en brumaire il était prêt à la répudier.

Ses supplications éplorées firent croire à Bonaparte que, châtiée ainsi, pardonnée, elle serait la plus souple, la plus docile à tous ses caprices violents. Elle s’humilia tellement qu’elle garda le lit conjugal, c’est-à-dire l’occasion et la liberté des colloques de nuit.

Ainsi tout ce que les frères et sœurs disaient de jour contre elle, la nuit et sans témoin, elle le réfutait, le supposait peut-être. Elle assurait, par exemple, que Lucien lui avait conseillé de prendre un amant, d’en avoir un enfant. Les nouvellistes anglais répandaient plutôt un autre bruit : que Joséphine, toujours tremblante de la peur d’être renvoyée, avait eu l’infamie d’offrir sa fille à Bonaparte, qui aurait accepté, l’aurait rendue enceinte.

Hortense, alors florissante de ses vingt ans, était une personne cultivée, habile, ambitieuse. Fille d’une mère si intrigante, elle avait été formée de plus par la femme de chambre de Marie-Antoinette, la fameuse madame Campan. Hortense, outre l’intrigue, avait une chose plus rare, la fixité dans son ambition. Personne plus qu’elle n’a entretenu avec persévérance, toute sa vie, la légende des Bonaparte.

Paris, tout aussi bien que Londres, croyait à ces bruits. Aussi l’aide de camp Duroc, le préféré d’Hortense, apprenant qu’on allait la donner à un autre, témoigna (de manière grivoise et soldatesque) sa joie d’être débarrassé d’un mariage qui pourtant eût fait sa fortune.

Les attaques des journaux anglais méritent peu d’attention. Ce qui a pu les motiver, c’est la conduite des Bonaparte eux-mêmes. Le premier consul exigea que son jeune frère Louis épousât Hortense malgré la répugnance mutuelle que tous deux manifestaient l’un pour l’autre. On peut voir dans Miot les scènes violentes qui eurent lieu à ce sujet entre Napoléon et son frère.

L’ouvrage capital sur la grande et trouble année 1804 est le second volume de ces Mémoires. L’auteur, confident de Joseph, et par lui au courant de tous les secrets de famille, nous a montré sans voile l’oppression où Bonaparte tenait ses frères. Le plus modéré, et celui qui se plaignait le moins, dit franchement « qu’il désirait sa mort ».

Cette époque est celle où Joséphine ayant remonté par Hortense, parle aux frères en impératrice, se fait sacrer et au sacre emploie leurs femmes humiliées à porter son manteau.

Miot donne ces détails, non seulement dans la vérité, mais dans l’enchevêtrement bizarre où ils arrivent coup sur coup. Il ne met pas d’un côté l’histoire intérieure et de famille, de l’autre l’histoire politique, il mêle les fêtes qui célèbrent le nouvel empire et où triomphent les deux femmes, Hortense et Joséphine, aux morts tragiques d’Enghien et de Pichegru, au procès de Moreau, et des dix royalistes guillotinés.

Ce mélange barbare d’exécutions, de fêtes, nous rappelle, en 1804, les vies des Césars de Suétone, ou mieux, les drames indigestes où Shakespeare accumule la vie, la mort, les noces et les enterrements.

Le 18 février 1803, Bonaparte se livrant devant l’ambassadeur d’Angleterre à ces vaines improvisations qui par moments échappaient à sa verve méridionale, regretta que l’Angleterre n’eût pas fait avec lui le partage de la domination du monde. A cette maîtresse des mers il eût donné un traité de commerce, « même une part dans les indemnités et dans l’influence sur le continent ».

Les Anglais, peu crédules à ces belles paroles, en croyaient plutôt un rapport de Sébastiani, inséré dans le Moniteur qui étourdiment expliquait les vues de Bonaparte sur l’Égypte et sur l’Orient.

D’autant plus que les Anglais tenaient fortement Malte, le rocher qui, avec Gibraltar, surveille la Méditerranée. Ce fut une des causes de la rupture de la paix.

Que voulait réellement cet esprit trouble et plus influencé par les siens qu’on ne l’a dit ? Hortense et Joséphine certainement goûtaient fort la paix. Lui-même avait voulu rappeler l’ambassadeur anglais qui n’en continua pas moins son chemin. Et en même temps, il faisait la vaine démarche d’offrir à Louis XVIII une grosse pension. Ces démonstrations pacifiques étaient, je crois, sincères à ce moment. Il avait accordé beaucoup de congés. Les troupes si nombreuses qu’il avait sur la côte, selon Miot et Bourrienne, étaient là beaucoup moins pour l’entreprise improbable de la descente en Angleterre que pour imposer à la France, à Paris. Il disait brutalement à son conseil : « Si l’on veut que la chose soit faite par le civil, il faut se dépêcher ; car je sais que l’armée est prête à me proclamer empereur. »

Mensonge, l’armée n’y songeait pas. L’esprit républicain n’était pas encore amorti.

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