Histoire du XIXe siècle (volume 3/3) : $b III. Jusqu'à Waterloo
HISTOIRE
DU
XIXe SIÈCLE
LIVRE PREMIER
FRANCE. — ITALIE. — RUSSIE
CHAPITRE PREMIER
LE NOUVEAU GOUVERNEMENT. — PLUS DE LOIS ; DES
HOMMES. — LE CHOIX DES FONCTIONNAIRES.
Le 18 brumaire eut l’effet d’une grande bataille qu’aurait gagnée la coalition. Jusque-là les Anglais étaient effrayés de la situation. Après leur capitulation de Hollande, et la défaite de Zurich, ils croyaient que Masséna allait se jeter en Allemagne. Ils coururent après Souwarow, le priant d’arrêter sa retraite rapide, lui offrant une armée qu’on solderait pour lui. Mais il était trop mécontent, ainsi que son maître le tzar. Il s’en alla jusqu’en Russie.
La saison était avancée, il est vrai. Mais les Français qui naguère avaient pris Amsterdam et la flotte hollandaise en janvier sur la glace, n’auraient pas été arrêtés, ils eussent poussé jusqu’à Vienne peut-être. L’archiduc eût-il vaincu Masséna, cette jeune armée, bouillante de son glorieux coup d’essai ? On ne peut le savoir. Masséna, il est vrai, ne recevant rien de la France, devait être affamé. Mais il pouvait pousser de la Suisse en Bavière, dans des pays intacts encore. La nouvelle de brumaire l’immobilisa.
Ce guet-apens eût été impossible, si les Anglais n’avaient gardé quatre mois la lettre accusatrice que Kléber avait écrite le 24 septembre sur la fuite d’Égypte et l’abandon, le dénûment où Bonaparte laissait l’armée. Cette lettre, surprise en mer, fut tenue secrète par les Anglais tant qu’ils crurent que Bonaparte rétablirait les Bourbons et que le Consulat n’était qu’une transition pour frayer le retour au Roi.
Gohier, si honnête homme, mais dont la femme était amie de Joséphine, affirme que Bonaparte faisait des propositions à Louis XVIII (t. II, 73), sans doute pour amuser les royalistes dans les commencements.
Pitt n’était pas encore sorti du ministère, mais déjà Addington gouvernait en réalité. Georges et Addington crurent que Bonaparte serait trop heureux de la grande fortune qu’allait lui faire Louis XVIII.
Les Anglais étaient si loin de comprendre la France, ignoraient tellement les siècles qui s’étaient écoulés en dix ans, qu’ils croyaient la restauration une chose possible et toute simple. Les Français n’ignoraient pas moins l’Angleterre, la prodigieuse révolution qu’y faisait alors l’industrie. Bref, le monde n’y voyait goutte, allait se battre dans la nuit.
Ce qui montre combien le 18 brumaire était un coup incertain, hasardeux, c’est que, non seulement il dépendait ainsi de la volonté des Anglais, et de la complaisance qu’ils auraient de taire l’accusation de Kléber ; mais en outre, de l’immobilité de Masséna, de la complaisance qu’il aurait, lui et son armée patriote, de ne pas marcher sur Paris. Cette armée de 80 000 hommes, presque toute sortie de la conscription, et qui avait le feu de ses vingt ans, eût marché pour la république, du même cœur que contre les Russes.
Bonaparte n’osa écrire, mais trompa Masséna par d’adroits envoyés qui lui firent croire qu’on n’avait agi que pour sauver la France. Masséna écrivit que « fidèle à la République, il mettait toute sa gloire à la bien servir, attachait le plus haut prix à l’estime de Bonaparte[5]. »
[5] Koch, Mémoires de Masséna.
Trois jours pour aller et trois pour revenir. Au bout de six ou sept jours, Bonaparte put recevoir la lettre du simple et crédule Masséna, apprendre qu’il restait en Suisse, et que Brune qui avait un peu marché vers Paris, ne quitterait pas la Hollande. Alors, pleinement rassuré, il accomplit ce qu’attendaient sans doute les Anglais et les émigrés, une proscription de jacobins.
Dans cet acte, imposé sans doute, il fit une chose hasardeuse, imprudente. Parmi une foule de noms peu connus, il proscrivit Jourdan. Ce général, en quelque sorte antique et vénérable, par le grand souvenir de Wattignies et de Fleurus, était resté un patriote de ces temps-là, et il était singulièrement odieux aux coalisés et aux royalistes par la loi de la conscription, proposée et obtenue par lui. Ce fut un grand triomphe, car cette conscription, pour sa première année, avait donné deux armées, deux victoires sur les Anglais, les Russes. Les premiers lui gardaient rancune, et ce fut sans doute pour leur plaire que le parti de l’émigration, plus anglais que français, dut demander à Bonaparte cette proscription absurde, impolitique, d’un général malade, vieilli avant le temps, esprit peu remuant et qui ne pouvait guère inquiéter le nouveau pouvoir.
On mit sur cette liste avec Jourdan nombre de jacobins, qui rappelaient des souvenirs sinistres, entre autres Fournier l’Américain, l’un des massacreurs des fameuses journées de septembre. Outrage insigne pour Jourdan et pour les grands souvenirs républicains que son nom rappelait.
Au reste, la désapprobation que Bonaparte trouva, même chez les siens, le fit réfléchir que, par cet acte imprudent, il se proclamait royaliste et donnait lieu de dire qu’il vengeait les coalisés sur l’auteur même de la conscription.
Il effaça Jourdan, et dès lors songea mieux à jouer la neutralité, à bien représenter son personnage d’arbitre impartial.
Jusque-là quelle contradiction dans ses débuts, si troubles et si obscurs !… C’étaient ses frères, avec leur beau-frère Bernadotte, qui avaient relevé le club jacobin du Manège, chassé La Réveillère-Lepeaux, comme trop peu jacobin. Et voici que Bonaparte, au 18 brumaire, n’alléguait rien que la nécessité de s’opposer aux jacobins, à leur prétendue conspiration. C’était en réalité, Lucien, le jacobin, le patriote, qui, disait-il, avait fait le 18 brumaire, pour arrêter une conspiration jacobine.
Personne ne voyait clair dans cet imbroglio. Les royalistes croyaient qu’on avait travaillé pour eux. En réalité, Bonaparte s’appuyait moins sur les royalistes qui espéraient la restauration des Bourbons, que sur les quasi-royalistes, c’est-à-dire sur la masse immense qui dominait Paris, les riches, les amis intéressés de l’ordre, la banque et le commerce ; au total, une foule indifférente à tout gouvernement, mais qui jugeait qu’une magistrature monarchique dans une ferme main militaire donnerait plus de repos et plus de fixité. Beaucoup pensaient que Bonaparte attacherait sa gloire à reproduire le grand Américain qui mourait alors, Washington, et pour qui Bonaparte fit une fête funéraire.
Dans les commencements, dit Bourrienne, quoiqu’il aimât les royalistes, il s’en défiait, et, pour les places, prenait plutôt des révolutionnaires, — sûr au moins que ceux-ci ne voulaient point rappeler les Bourbons.
Il est certain que Bonaparte, en supprimant toutes les garanties de la constitution, parut avoir l’idée de justifier le mot d’un député : « Notre constitution est la meilleure ; elle est écrite au cœur d’un grand homme. »
Le choix des fonctionnaires était tout dans un pareil gouvernement, chacun d’eux disposait d’un arbitraire immense.
Pour bien choisir, il eût fallu connaître parfaitement tous les hommes publics des dernières années, par les listes électorales où le plan de Siéyès faisait entrer le personnel connu de toute la révolution.
Telle n’était pas l’idée de Bonaparte. Se défiant des royalistes, ayant horreur (il le disait) des jacobins, il ne pouvait manquer de se trouver embarrassé. Il demanda des listes, des renseignements à tout son entourage, généralement peu digne de confiance, médiocre et léger, comme son secrétaire Bourrienne, qui nous a transmis quelques parties de ces listes. On y voit, ce qu’on attendait peu, c’est que la plupart des recommandés, lui sont présentés comme patriotes, même républicains, mais républicains modérés, qui ont fait bien peu parler d’eux, de ceux dont la réputation n’effraye aucun parti.
L’un, longtemps commissaire, a prouvé ce qu’il pourrait être dans une place plus élevée (c’est Dubois, préfet de police). L’autre, à qui Bonaparte confie la préfecture de la Seine, a tous les mérites du monde, surtout celui d’avoir été l’intime ami, l’inséparable conseil du ministre de la police Cochon de l’Apparent. Le royalisme ne nuisait pas dans l’esprit de Bonaparte, puisqu’on lui recommande Chauveau-Lagarde, et Regnault de Saint-Jean d’Angely, qui au 13 vendémiaire présidait une des sections insurgées.
En réalité, beaucoup de ces hommes, et les rouges et les blancs, étaient devenus incolores, ne tenant qu’à leurs places et aux traitements, énormément grossis sous ce nouveau régime qu’on avait présenté comme celui de l’économie.
L’insignifiance de ces fonctionnaires, leur douceur (dans les commencements), la simplicité de la vie du premier Consul, semblaient parfaitement calculés pour endormir le monde. Tous les bruits de la République avaient cessé.
La majorité des marchands était plutôt ravie de la sourdine qui se mettait à toute chose. Bonaparte était un modèle de la vie modeste et toute bourgeoise que peut mener un homme public. Il allait passer les dimanches à la campagne avec sa famille, sa femme et les enfants de sa femme, Eugène et Hortense qu’il aimait beaucoup. Il couchait avec Joséphine, qui, raccommodée avec lui, profitait volontiers de cette intimité en faveur d’une cour de nobles mendiants, d’émigrés qui s’attachaient à elle, et partout célébraient sa bonté.
Dans la semaine, l’unique récréation de Bonaparte était de se promener le soir avec son secrétaire Bourrienne, Duroc, et autres dans un jardin public ou dans les rues marchandes, d’entrer dans les boutiques où il sondait l’opinion. Un jour, il s’avisa de dire : « Mais que fait donc ce farceur de Bonaparte ? » La marchande fut scandalisée de cette manière peu respectueuse de parler du premier Consul, et le mit presque à la porte ; il fut ravi.
Avec ce grand apaisement, la lettre de Kléber que les Anglais lâchèrent enfin n’eut pas le moindre effet. Venue à temps, elle eût enterré Bonaparte dans un abîme de honte. Mais arrivant si tard, elle fut à peine lue et connue, tandis qu’on put voir partout affichée, sur les murs, la proclamation du premier Consul où il disait aux soldats d’avoir confiance en Kléber. Par ce manège habile il se mettait à couvert. La lettre d’accusation n’avait plus de sens.
Ainsi la crédulité niaise du parti royaliste et du nouveau ministère anglais avait été amusée quatre mois. Pendant ce temps Bonaparte avait pu à son aise lancer et faire jouer la honteuse machine qu’il appelait la constitution de l’an VIII.
On avait tant parlé de déficit et accusé le Directoire que tout le monde désirait que le premier magistrat fût un comptable sévère, un calculateur intraitable. Sa sèche figure y prêtait. Plusieurs de ses portraits d’alors sont ceux qu’on imaginerait pour un avare, il ne négligeait rien pour obtenir cette réputation d’âpre dispensateur de la fortune publique. Il faisait croire que malgré tant d’occupations, il refaisait les comptes, les calculs, découvrait des erreurs dans les additions.
L’administration fut sévère, mais coûteuse, par les gros traitements, la création des receveurs généraux, d’une foule d’employés. Il supprima l’emprunt progressif qu’avait créé le Directoire, dégreva les riches de sorte que le fardeau retomba sur le pauvre. Il autorisa les principaux banquiers à créer la banque de France, qui, n’ayant qu’une mise de trente millions, est autorisée, comme on sait, à faire des billets pour soixante, et par là à primer tous les négociants qui n’ont pas ce droit de donner leurs billets comme argent, le droit de faire une monnaie de papier.
Toute l’administration financière fut organisée par le consul Lebrun, et par Gaudin (duc de Gaëte).
Rien de neuf, ni d’original, dans la constitution nouvelle, rien qui ne soit copié de Louis XIV ou de l’empire romain.
Les préfets de César, ou les intendants de Richelieu, de Colbert, s’y trouvent aux préfectures de chaque département : « Partout, disait Bonaparte lui-même, ces préfets sont des consuls au petit pied. »
Des écrivains d’opinions très différentes, Gohier, M. Barni et M. Duvergier de Hauranne, ont parfaitement décrit et jugé cette constitution. Elle se résolvait dans un individu, le premier Consul[6]. Les deux autres consuls, Lebrun, Cambacérès n’avaient que voix consultative. Cambacérès était un de ces légistes prêts à soutenir tous les pouvoirs. Lebrun avait été un des aides du chancelier Maupeou pour manipuler le Brumaire de Louis XV, la banqueroute.
[6] Il avait mis une distance marquée entre lui et les deux autres consuls… Dans les actes du gouvernement on ne voyait à la fin que sa signature seule, il tenait seul sa cour, soit aux Tuileries, soit à Saint-Cloud, recevait les ambassadeurs avec les cérémonies usitées chez les rois, etc. Mém. de madame de Rémusat, t. I, p. 174.
Voilà l’exécutif : en tout, le bras de Bonaparte.
Quant au législatif, vraie machine de Marly, il avait trois roues superposées : un Tribunat qui discutait sans voter ; un Corps législatif qui votait sans discuter ; ce corps était nommé sur une liste de notables, qui pouvaient être réélus indéfiniment ; enfin, un Sénat dont les premiers membres furent nommés par les consuls.
Le plus fort, c’est que les juges criminels et civils étaient nommés par le premier Consul, qui se trouvait dès lors l’unique arbitre des biens et de la vie de tous.
Ainsi plus d’élection, plus de représentation nationale. Nulle participation du peuple à la confection de ses lois. En tout, au lieu d’un peuple, un homme.
Même néant dans l’organisation administrative. La loi partait de cette idée que la commune, l’arrondissement, le département sont incapables, non seulement dans les affaires de l’État, mais dans leurs propres affaires ; donc, il faut toujours les tenir en tutelle sous une sagesse supérieure qui ne peut résider qu’au centre même du gouvernement. Plus de vie locale. On attendra, on subira l’unique impulsion d’en haut, transmise par des fonctionnaires dépendants et révocables.
Cette organisation supposait qu’au centre il y avait un esprit de lumière et d’action, qui pouvait, à lui seul, agir, penser pour un grand peuple, et répondre à la pensée exprimée par Siéyès, un peu ironiquement peut-être ; le lendemain du 18 brumaire, il dit : « Il ne faut pas s’y tromper, Messieurs, nous avons un maître qui sait tout faire, qui peut tout faire et qui veut tout faire. »
Dans cette superbe machine de génération anormale, des pouvoirs fortuits s’engendraient les uns les autres sans droit, cause, ni raison d’être, sans autre base que l’idée qu’on avait d’une grande force à laquelle nul n’eût résisté. Cette force existait-elle ailleurs qu’en l’imagination ? L’armée la plaçait dans le peuple, et le peuple dans l’armée. Paris croyait voir toujours Bonaparte entouré du pouvoir militaire, de nos invincibles légions. Cependant si l’on eût fait voter l’armée de Brune et celle de Masséna, il est sûr qu’elles eussent voté pour la république et contre le pouvoir absolu. D’autre part, si l’on eût fait voter la masse des royalistes et demi-royalistes après le meurtre du Vendéen Frotté, certes, tous ces royalistes auraient voté contre Bonaparte.
De sorte que le 18 brumaire, appuyé sur le mensonge d’une prétendue unanimité, n’avait pour lui aucun des hommes prononcés dans les deux partis, mais en grand nombre les marchands et les marchands d’argent ou banquiers, c’est-à-dire les partisans de la stabilité à tout prix, les riches qui craignaient que la justice ne fût mise enfin dans l’impôt, et que Bonaparte rassura en supprimant, tout d’abord, l’emprunt ou l’impôt progressif.
Cette classe, uniquement préoccupée de son argent, ne s’aperçut elle-même du rigoureux gouvernement qui s’était établi qu’en voyant d’impitoyables proscriptions atteindre, non seulement après brumaire, mais vers la fin de cette année, des masses d’hommes, soupçonnés de conspiration, sans la moindre preuve.
Personne ne se souvint de ce que Lucien avait dit la nuit du 19 brumaire aux quelques députés qui se rassemblèrent encore pour représenter le Corps législatif : « Que, dans trois mois, les nouveaux magistrats rendraient compte à la nation. »
Personne ne se souvint que, même pour obéir à la constitution, il fallait que le peuple y donnât son approbation préalablement à toute chose[7].
[7] Sur la constitution de l’an VIII, c’est-à-dire sur l’asservissement de la France, l’auteur principal et excellent est Gohier ; ajoutez les modernes, MM. Barni, Duvergier de Hauranne, Hamel, et M. Lanfrey, ici fort étendu et lumineux.
Cette misérable constitution, avant d’être faite, ni votée, était déjà suspendue, en ce qui touchait l’Ouest, les départements de Normandie, de Vendée, par une proclamation sauvage qui attribuait aux soldats (et aux habitants soumis) les biens des communes insoumises, et cela par petits lots pour créer une foule de petits propriétaires (d’autant plus tenaces). Bonaparte mit d’abord une ardeur terrible et toute personnelle à poursuivre et frapper leur chef. Frotté, vaillant homme qui, du bocage Normand, s’était souvent avancé avec succès en Normandie, avait fait contre Bonaparte une proclamation satirique, et cruellement exacte, accompagnée d’une gravure représentant le grand homme évanoui, et retombant aux bras de ses grenadiers.
On attira Frotté par la promesse de sa grâce ; il revint et fut fusillé.