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Histoire du XIXe siècle (volume 3/3) : $b III. Jusqu'à Waterloo

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CHAPITRE X
LE DÉCRET DE BERLIN. — SERVITUDE DU CONTINENT

Les grands projets du consulat, qui prétendait, avec l’empereur Paul, défendre la liberté des mers, furent cruellement retournés par Napoléon ; pour arriver à ce but, il n’imagina d’autre moyen qu’une servitude de la terre, très vexatoire, et mit tout le monde contre lui.

La juste horreur qu’a laissée son système ne doit pas nous faire oublier l’odieuse tyrannie qu’exerçaient alors les Anglais sur toutes les marines du globe. Non seulement, par le droit de visite, ils s’arrogeaient la police des mers, un droit d’inquisition sur tout le commerce du monde, mais, en exerçant ces visites, ils enlevaient, s’adjugeaient les meilleurs matelots, les prétendant Anglais et échappés de leur marine.

Bonaparte s’était ligué avec la Russie, l’Espagne, la Hollande, le Danemark pour protéger les faibles (1802). Projets évanouis par la mort du Czar et par les désastres de Copenhague, de Trafalgar qui rivèrent les chaînes du monde maritime. Les vains préparatifs de Boulogne donnèrent à la France l’attitude d’un assaillant contre le monde du travail, l’Angleterre. Celle-ci se présentait à toute nation sous l’aspect le plus favorable, donnant presque pour rien les vêtements que des machines livraient à si bas prix, de l’autre main elle apportait les denrées tropicales si nécessaires à nos tristes contrées.

Il y avait un grand danger à se mettre contre ce cours si naturel des choses. Paul l’avait payé de sa vie. Alexandre vécut prudemment entouré d’une cour favorable au parti anglais. L’influence de Czartoryski avait fait place au faible d’Alexandre pour la reine de Prusse plus Anglaise que les Anglais.

Si Bonaparte eût été plus prévoyant, il fût resté fidèle à son rôle de 1802, où il n’attestait rien que le principe de la liberté des mers. Ainsi firent les Américains, qui, malgré la faiblesse de leur marine d’alors, ne craignirent pas de braver l’Angleterre. Le président Jefferson proposa et fit décréter que tout matelot américain pressé par un Anglais pour la marine anglaise avait le droit de le tuer. L’Angleterre, alors si forte, recula devant cette déclaration.

Tout au contraire, Napoléon, oubliant son rôle de médiateur, exerça, comme un insensé, une tyrannie pire que la leur. Il se chargea d’interdire à toute la terre les précieuses denrées coloniales et les vêtements chauds à vil prix que partout débitaient les vaisseaux anglais.

Arrivé à Berlin et si près de Hambourg, il vit avec indignation la grande porte par où l’Angleterre, chassée du continent, faisait entrer ses marchandises par les fleuves d’Allemagne.

Il ordonna de brûler partout les marchandises anglaises. Et par là, il donna lieu à une contrebande immense.

Spectacle odieux dont jouirent nos ennemis ; des femmes du peuple, avec leurs enfants demi-nus, s’agenouillaient autour des bûchers où brûlaient des étoffes anglaises : « Pour Dieu ! donnez-les-nous plutôt ! »

A Paris, la transformation des boutiques, qui, au lieu de café, ne servirent plus que de la limonade et d’écœurantes bavaroises[83], ne fut pas populaire. Napoléon ne venait guère de Saint-Cloud à Paris, mais s’il y fût venu, au marché des Innocents il aurait pu entendre les dames des halles, sous leurs parapluies et toujours en plein air, l’accabler de malédictions.

[83] Je me rappelle qu’en plein hiver, mon grand-père, se promenant avec moi sur le boulevard, regrettait de ne pouvoir me payer une bavaroise.

Ces habitudes, vieilles déjà d’un siècle qui dataient de la Régence, étaient-elles celles du caprice, de la simple sensualité ? Nullement.

Le cerveau, comme tout autre organe, a besoin d’une nourriture spéciale et qui s’adresse à lui. Dans nos climats blafards, si ennuyeux, de l’Occident, qui parfois, comme la Hollande, l’Angleterre, l’Allemagne, ont, dans le jour, une pleine nuit de brouillard, les excitants nerveux équivalent à la lumière et la remplacent. Le sucre, par exemple, dont la privation fut si sensible alors, procure les réveils de la force que donne l’eau-de-vie.

Au moyen âge, les ivresses mystiques, leurs illuminations purent les remplacer quelque temps. Mais dès 1300, 1400, les foules ne sentent plus le goût de l’hostie, réclament le vin, disent avec les Hussites : « La coupe au peuple ! » La sorcellerie y supplée et invente pendant trois, quatre siècles, d’étranges breuvages. Enfin, vers 1700, le café règne et les denrées coloniales. C’est le paradis du cerveau, un paradis non monastique et nullement oisif, mais très actif, plein de fécondité.

C’est l’Asie, l’Afrique, l’Amérique, qui viennent au secours de l’Europe. Et bien à temps. Aux grands moments de trouble moral, il faut que la nature, n’importe comment, nous secoure. Au matin de Jemmapes, dans une froide matinée de brouillard, la Marseillaise tint lieu d’eau-de-vie, dit Dumouriez. En 98, à la veille de brumaire, cela ne suffit plus. Quelle tristesse ! Malthus et Grainville écrivent en Angleterre, en France, les évangiles du désespoir.

De Marengo à Austerlitz, en cinq années d’inaction, il y eut non seulement torpeur, mais un extrême affaissement, une défaillance du système nerveux ; on éprouvait un grand besoin de tout ce qui le remonte.

Et ce besoin ne se faisait pas sentir seulement en France ; l’historien Karamsine, écrit à Alexandre, avant 1811, combien la Russie est changée, et surtout la métamorphose qu’a opérée l’extrême développement du commerce de l’eau-de-vie[84], etc.

[84] Cette lettre a été donnée par M. Alex. Tourgueneff.

Ainsi, partout en Europe, le besoin des excitants nerveux et cérébraux était général. Le sucre, le café, l’eau-de-vie donnent à l’homme qui a besoin d’effort, au soldat et au travailleur, un renfort d’énergie, une force surprenante. On peut juger de l’irritation avec laquelle fut reçu le tyran maladroit qui voulut arracher cette coupe à toute l’Europe défaillante !

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