Histoire du XIXe siècle (volume 3/3) : $b III. Jusqu'à Waterloo
CHAPITRE VII
ESSLING ET WAGRAM (1809)
J’ai dit qu’après Wagram, lorsqu’on demandait à Bonaparte pourquoi il n’avait pas attendu, comme à Austerlitz, que l’ennemi essayât de l’entourer, il dit : « Cette armée de Wagram, ce n’est plus l’armée d’Austerlitz. »
On le supposait bien. Même on s’exagérait les résultats de la transformation. Sans doute, l’armée, par son démembrement, avait beaucoup perdu de ses hautes qualités morales, mais elle avait toujours ses grandes qualités militaires, qui se reproduisaient en partie dans la jeune armée des conscrits de 1808. On calculait fort mal le temps nécessaire pour refaire, rajuster cette énorme machine. On croyait qu’il faudrait six mois.
On ne devinait pas que, pour entraîner cette jeunesse, il suffisait de mettre au milieu d’elle les grands drapeaux vivants dont la flamme électrique pouvait emporter tout, un Lannes par exemple, encore bouillant de Saragosse. Jamais Napoléon ne fit autant appel à la fureur guerrière de ce grand soldat, qui semblait chercher la mort qu’enfin il trouva à Essling.
Contre cette vaillance colérique, emportée, qui avait à Baylen fait triompher les bandes espagnoles des fameux soldats de la France ? Toute l’Europe en savait le secret ; le nom seul de la liberté avait fait ce miracle.
La liberté contre Napoléon, c’est l’universel mot d’ordre. On l’attestait, même à Saint-Pétersbourg, contre l’alliance française. L’Autriche, jusque-là le fort du despotisme, le centre du parti rétrograde, pourrait-elle changer de rôle et de langage, prendre pour ralliement un mot si odieux, emprunté à la France, à la Révolution ? On l’essaya avec succès dans le Tyrol contre les Bavarois. On osa même l’employer en Italie, on crut organiser certains foyers d’insurrection. Tout cela de mauvaise grâce, avec peu de succès, dans une peur visible de trop bien réussir.
Que serait-ce, se disaient entre eux les archiducs, si tous nos barbares du Danube allaient comprendre et répéter ce fatal Shiboleth ! L’Autriche, en prononçant ce mot, le craignait elle-même, comme le magicien, qui frémit de ses propres incantations, de ses appels aux puissances infernales.
Tous les récits qu’on fait de la guerre de Wagram ne me satisfont guère, et même impliquent bien des choses contradictoires.
On raconte les paroles menaçantes de Napoléon à l’ambassadeur d’Autriche, disant qu’il voyait bien qu’elle préparait la guerre. Et en effet, il savait que le parti de la guerre était maître de Vienne, que l’empereur d’Autriche (remarié) était poussé par sa jeune femme à s’armer, ainsi que par la haute société, et même par l’ambassadeur de Russie, qui tenait peu de compte de l’alliance d’Alexandre avec Napoléon, enfin que l’Angleterre offrait des millions. Cela était patent. Et les discours des cortès espagnoles se vendaient publiquement dans Vienne.
Napoléon très informé, ne put être aucunement surpris. Il organisa en quinze jours ce passage rapide de ses officiers généraux, d’Espagne en Allemagne. Des Pyrénées au Rhin, ils traversèrent la France en poste, et trouvèrent déjà rendue en Allemagne la jeune armée qu’on opposait aux Autrichiens.
Cette campagne de Wagram, tant admirée, offre cependant maintes taches qui porteraient à croire que, non seulement l’armée avait baissé, comme le dit Napoléon, mais que lui-même n’était plus le même Bonaparte qu’il avait été autrefois.
Il eut d’abord le tort de se reposer sur Berthier pour les premières opérations d’une guerre si dangereuse, où il devait avoir devant lui l’Allemagne, pendant que, derrière, continuait la lutte espagnole. Le maladroit Berthier débuta par séparer à trente lieues de distance, Davout et Masséna, que l’empereur avait intérêt à garder tout près, suivant des deux côtés les rives du Danube. L’un était à Augsbourg, l’autre à Ratisbonne.
Napoléon enfin arriva, vit, corrigea cette bévue. L’archiduc Charles croyait occuper cet espace vide. Mais l’empereur y met 40 000 hommes Allemands et Bavarois, il se place au milieu d’eux, les charme par cette confiance. A leur droite, étaient Lannes et deux divisions françaises, qui leur ouvrent le chemin de la victoire, et font plusieurs mille prisonniers autrichiens.
Trois batailles sont livrées et gagnées par nos soldats (Abensberg, Landshut, Eckmühl), l’ennemi acculé au Danube. En quelques jours la campagne, par cette suite de brillants faits d’armes est terminée. Les deux ailes de l’armée ennemie sont rejetées l’une en Bohême, l’autre sur l’Inn. La route de Vienne est libre. Napoléon y entre sans trouver de résistance. La ville semble plutôt abandonnée.
Regardons ici un moment cette jeune armée qui, malgré son inexpérience a eu de tels succès. C’est à Napoléon lui-même qu’il appartient de la qualifier.
Après Erfurth, il avait fait des dons immenses aux généraux, des duchés, des principautés. Ici, à Ratisbonne, passant la revue, il distingue à merveille les sordides pensées qui les occupent et qu’ils n’osent dire encore : « Que nous importent ces fiefs donnés aux généraux ? Nous serons morts avant d’avoir de pareilles récompenses. »
L’empereur a compris. Ce savant corrupteur sent bien que des récompenses si haut placées, si rares, ne tentent pas suffisamment. Il constitue les baronnies. Ces baronnies sont données au concours, pour ainsi dire, sur la présentation des chefs, des corps eux-mêmes, qui les ratifient par acclamation.
C’est la démocratie militaire instituée dans le pillage même, un monde d’espérances offert à tous.
Il était bien certain qu’il fallait se hâter. Les succès de l’Espagne avaient encouragé les patriotes du Nord de l’Allemagne ; et au Midi, le Tyrol prenait feu. Son nouveau maître, le Bavarois, avait vendu les biens des monastères, irrité, déchaîné les moines. La croisade monastique contre les Français prit un terrible essor lorsque Rome, occupée, donna au pape occasion de se représenter comme captif de Napoléon. Ses manifestes, répandus dans le Tyrol comme en Espagne, eurent des deux côtés grand effet. Bonaparte en sentit la portée, et n’envoya pas moins de quarante mille hommes au Tyrol avec Lefebvre, un rude soldat, et Rusca, l’ancien chef des sapeurs de l’armée d’Italie, un montagnard tout fait à une telle guerre.
L’empereur sentait la nécessité de frapper au centre un coup décisif. Ayant pris Vienne, il s’apprêta à passer le Danube avant que l’archiduc Charles campé en face de Varsovie, de l’autre côté du Danube eût pu recevoir le renfort qu’il attendait, les cinquante mille hommes que l’archiduc Jean ramenait d’Italie.
Le moment était peu favorable. Car, vers la fin de mai, le Danube, grossi par la fonte des neiges, roule immense, trouble et menaçant ; l’île Lobau placée au milieu du fleuve, semblait faciliter et encourager le passage. L’archiduc l’encouragea, en se retirant un peu, et ne voulant attaquer les Français que lorsqu’ils se seraient divisés et qu’un tiers de leur armée aurait déjà passé. C’est ce qui arriva. Lorsque déjà trente mille hommes, sous Masséna et Lannes, eurent franchi le fleuve, vers Aspern et Essling, il les attaqua avec soixante-quinze mille hommes, et rompit les ponts derrière eux, avec des brûlots, des arbres, des bateaux, et tout ce que traînait le fleuve, tout cela à la vue de l’armée de Napoléon, restée impuissante dans l’île et sur l’autre rive.
Situation terrible. Les deux abandonnés, Masséna, Lannes, firent des prodiges. Masséna, qui défendait le village d’Aspern, le reprit quatre fois ; Lannes, huit fois son village d’Essling. Le prince Charles, pour ramener encore les siens, marchait en tête un drapeau à la main. Lannes de même, malgré son petit nombre essaya de sa personne de percer le centre de l’ennemi. Il périt dans cette entreprise. Les boulets entre lesquels il passait brisèrent ses deux genoux.
Voilà Masséna seul. La nuit se passe. Mais le matin, quel dénûment ! Plus de vivres ! plus de munitions ! Il faut résister, sans tirer un coup de fusil, tout le jour, à la baïonnette. Enfin, dans la seconde nuit, par des ponts volants, des bateaux, il fut possible de les secourir. Masséna ramena son monde dans Lobau, et fut justement nommé prince d’Essling.
Lannes, si cruellement fracassé, condamné à l’amputation des deux cuisses, c’est-à-dire à la mort, fut ramené aussi. Napoléon pleura, dit-on, pensant sans doute que la fin de ce grand soldat était la fin de sa fortune. On suppose, je crois, à tort qu’il accusa Napoléon. Je croirais bien plutôt ceux qui assurent qu’il ne dit qu’un mot : « Sauvez l’armée ! »
Elle était tout entière dans l’île gardée par Masséna. Sur la rive droite méridionale, on voyait le corps de Davout, bientôt celui d’Eugène, qui ramenait les siens d’Italie.
Napoléon se dit vainqueur et attribua le terrible accident à une crue subite du Danube. Cependant il fut six semaines sans rentrer en action (du 22 mai au 6 juillet 1809).
Ce retard que l’Europe interpréta fort mal, eût perdu Napoléon si le roi de Prusse eût eu le courage de bouger et de fournir un centre aux insurrections partielles du duc de Brunswick, de Schill et autres patriotes. Son ministre Sharnhorst lui assurait qu’il pouvait avoir sur-le-champ cent vingt mille hommes, et qu’alors il serait assisté non seulement de l’Autriche, mais peut-être de la Russie.
Le roi de Prusse, par ses exigences infinies, semblait l’éloigner de lui. Il ne voulait donner de secours, s’il n’avait partie de la Saxe, et même la Pologne autrichienne. Dernier point qui eût entièrement déplu à Alexandre. Enfin, il ne voulait bouger avant, disait-il, que l’Autriche eût frappé son grand coup.
Ainsi les six semaines se passèrent au profit de Napoléon. Ces six semaines, si critiques, furent comme une remise de grand procès, du jugement de Dieu.
Elles illuminèrent la honteuse tartuferie de l’Autriche, qui avait mis la liberté sur ses drapeaux, la détestait du cœur. Cette hypocrite cour, ces femmes altières qui suivaient l’impératrice nouvelle, ne purent mentir jusqu’au bout, craignirent l’assistance du peuple, n’acceptèrent que celle des rois.
Ceux-ci flottaient étrangement. Le roi de Prusse punissait ses propres partisans. Pendant la bataille d’Essling, un de ses officiers regardait, et il resta une semaine sans savoir si son maître tournerait pour ou contre.
Le czar, qui n’avait pas, comme la Prusse, l’excuse de la crainte et de la faiblesse, ne se montrait guère moins douteux. Napoléon disait lui-même qu’il ne pouvait plus croire à l’alliance russe. Et, en effet, toute la crainte d’Alexandre était qu’en soulevant les Polonais contre l’Autriche, on n’excitât le réveil de la Pologne toute entière. A Cracovie, les Russes essayèrent (mais en vain) d’empêcher les Français d’entrer dans cette ville. Et partout, ils rétablissaient l’administration autrichienne.
Napoléon était à Schœnbrun, ne voulant pas agir tant que son armée d’Italie faisait le siège de Raab. Il lui revint, dans ce repos, qu’une flotte anglo-sicilienne croisait le long des côtes d’Italie, à la hauteur de Rome. Il comprit parfaitement qu’on voulait lui enlever le pape, pour se servir, en Espagne ou ailleurs, de cette machine sacrée. Il déclara Rome ville impériale, et sans donner d’ordre exprès ni précis, fit enlever le pape, que l’on conduisit en Toscane. Il lui donnait deux millions de revenu, mais finissait son autorité temporelle et réunissait ses États à l’empire français.
Cet acte, peu attendu au milieu de si grands événements militaires, frappa l’Europe d’étonnement, pétrifia le monde catholique, et fut comme la préface de la bataille où l’Autriche allait recevoir un si terrible coup. On jugea que rien n’échappait aux regards de cet aigle, qui, de Schœnbrun, avait si bien vu l’Italie, et si rapidement avait tranché le nœud que tant de siècles n’avaient pu dénouer.
Tout au contraire, la cour d’Autriche n’était qu’indécision, lenteur, sottise. Bien loin de reconnaître l’habileté et l’héroïsme que le prince Charles venait de montrer à Essling, la cabale opposée et ses frères même travaillaient contre lui, lui suscitaient de telles difficultés dans son état-major que plusieurs fois il voulut donner sa démission.
L’archiduc Jean, qui n’avait pas été heureux en Italie, était jaloux, prétendait que, suivi, surveillé par l’armée d’Eugène, il ne pouvait arriver, selon les conventions, avant la grande bataille décisive.
Charles eut beau l’appeler. Jean manqua à Wagram et les cinquante mille hommes qu’il venait de recruter en Hongrie.
Enfin, le 5 juillet, Napoléon avait complété ses immenses préparatifs, avait fortifié Lobau, complété ses ponts, ses redoutes, mis sous sa main Eugène, Davout et Bernadotte. Il avait cent cinquante mille hommes, Charles, cent soixante-quinze mille.
Un orage épouvantable eut lieu la nuit. N’importe, toute l’armée passa les ponts. Le jour, il fit une chaleur étouffante, doublée par la moisson mûre, les épis jaunissants, couchés par terre. Les Autrichiens, les Hongrois, mouraient de soif, n’ayant point d’eau de leur côté, et regardaient toujours si l’archiduc Jean leur amenait ses cinquante mille hommes.
Cependant l’armée française, jeune en grande partie, au commencement prit une panique, que Macdonald et Oudinot arrêtèrent difficilement.
La nouvelle, déjà partie du champ de bataille, alla se répandre dans le Nord, et Berlin en trépigna de joie.
L’artillerie française rétablit la bataille, en luttant de vitesse et de mobilité avec la cavalerie. L’artillerie de la garde fit merveille, et les grosses pièces, laissées dans l’île Lobau, mais couvrant de leurs boulets l’autre rivage, arrêtèrent court les Autrichiens qui venaient de sabrer, détruire entièrement les quatre divisions de Masséna. Celui-ci, dans ce grand massacre, portant le poids de la bataille, faillit périr comme Lannes.
Les anciens, dans de grands dangers, faisaient des sacrifices humains à la Mort où à Mars (Marti, Morti). On peut dire que, dans cette crise, Napoléon se racheta en immolant les deux âmes de l’armée, son grand soldat Lannes, son grand général Masséna.
Davout et Oudinot le rendirent maître du plateau de Wagram, mais ils ne purent empêcher que vingt-deux mille Français y périssent et autant d’Autrichiens. Mais les autres, si jeunes, et étonnés de leur victoire, se jetèrent, après la bataille, sur les provisions du camp de l’archiduc, et s’enivrèrent tellement pendant trois jours que si l’ennemi était revenu, il les eût hachés à plaisir. (6 juillet 1809.)
Le traité de Vienne (14 oct.) enleva à l’Autriche la Bavière, la Saxe, le grand duché de Varsovie.