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Histoire du XIXe siècle (volume 3/3) : $b III. Jusqu'à Waterloo

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CHAPITRE V
LA COMÉDIE D’ERFURTH (SEPTEMBRE-OCTOBRE 1808)

On ne voit pas que l’amiral russe ait été blâmé de son maître. Alexandre n’osa. Il aurait déplu à sa mère, à sa cour et à tout le monde. Même parmi les ministres, un seul osait être, comme l’empereur, pour l’alliance française.

Les émigrés français et prussiens dominaient à la cour, avec l’impératrice mère. La mort de Paul, accomplie par Palhen et ceux qui avaient des confiscations de Pologne, pesait toujours à Pétersbourg, avertissait le czar. M. de Maistre et autres émigrés dont les mots insolents, spirituels, se répétaient partout, parlaient en plaisantant du grand remède asiatique qui, sous Pierre III et Paul, avait si bien servi.

Alexandre alléguait aux Russes que l’alliance française lui avait servi à prendre la Finlande, et bientôt les Principautés, cette porte de l’Empire ottoman. D’autre part, aux hommes de Napoléon, à Savary, à Caulaincourt, il disait qu’on devait se souvenir de Paul, et ne pas risquer de mécontenter la Russie. Mais si l’on osait dire un mot de la Pologne, à ce nom qui rappelait tant de confiscations, Alexandre ne continuait pas l’entretien, gardait un silence prudent.

Dans la réalité, le czar incertain, était condamné à un rôle double, à vouloir ou à simuler l’alliance française, et souvent à servir en dessous la coalition.

Un grand nuage d’hypocrisie flottait sur toute l’Europe. Les Anglais eux-mêmes, que madame de Staël appelle « les chevaliers des libertés du monde », pourquoi ne favorisèrent-ils pas le projet de Palafox pour appeler le prince Charles en Espagne, pour liguer à temps l’Espagne et l’Autriche ? C’est qu’ils avaient leurs visées sur l’Espagne, voulaient surtout Cadix, ce grand port, ou plutôt ce pont vers l’Amérique. Ils manquèrent le moment, attendirent que l’Autriche eût été écrasée à Wagram.

Napoléon ne pouvait croire que ses maladroits ennemis lui accordassent ces délais. Il savait que l’Autriche avait déjà des agents militaires à Séville et croyait qu’il y aurait entente pour une grande et universelle explosion.

Entre tant d’ennemis, il en voyait encore de flottants, d’incertains, surtout en Allemagne ; il jugea que, pour les faire retarder, hésiter davantage, il fallait leur faire apparaître une grande fantasmagorie, l’alliance russe, la montrer à Erfurth, à deux pas de la Prusse.

Il n’y avait pas un moment à perdre. La saison avançait. Et la reine de Prusse, fort animée par nos malheurs d’Espagne, voulait se rendre à Pétersbourg avec le roi, voir si le czar avait de la mémoire et, selon son serment, la protégerait encore, s’associerait au réveil prochain de l’Allemagne. Alexandre allait se trouver entre deux sirènes, la reine et Napoléon, qui, au contraire, le tournait au Midi, vers les grands projets d’Orient. L’Occident, avec les souvenirs d’Austerlitz, de Friedland était triste pour le czar. La guerre de Turquie tentait plutôt sa paresse. Il n’avait qu’à y assister de loin. Il était naturellement conduit par les femmes, et sans doute c’est à ce moment que la princesse *** commença sur lui son règne de trois années, règne fort paresseux : « Étrangère à la politique, disait-elle, elle ne voulait être qu’une simple La Vallière. »

Cette belle Russe prévint l’Allemande. De bonne heure, en septembre, Alexandre alla à Erfurth. Et la reine de Prusse fit son voyage trop tard, lorsque tout était arrangé.

Napoléon, grand comédien, se surpassa lui-même mais chargea trop son jeu. Devant un homme aussi fin qu’Alexandre, il montrait trop combien il était inquiet, avait besoin de lui. M. Lanfrey dit très bien : « Maître à Tilsitt de la situation, à Erfurth il est dépendant. »

Il s’était fait suivre de nos grands acteurs. Il voulut voir les hommes illustres de l’Allemagne, se fit présenter Gœthe, et lui dit un mot simple et beau : « Vous, vous êtes un homme ! » Avec les rois de la pensée, il avait fait venir aussi tous les souverains d’Allemagne et je ne sais combien de princes.

Pour éblouir ce haut public, il traînait après lui, à grands frais tout le luxe d’alors, porcelaines de Sèvres, tentures des Gobelins, et les raretés du garde-meuble.

Alexandre, qui était arrivé tout simplement avec quelques seigneurs, brilla par les manières, la grâce et l’à-propos. Il saisit celui-ci dans une tragédie : « L’amitié d’un grand homme est un bienfait des Dieux. »

Jusqu’où irait cette amitié ? Elle valut à la Russie deux choses inestimables : la Finlande, les Principautés, l’abandon de nos plus anciens alliés, la Suède et la Turquie. D’autre part, Napoléon eut ce qu’il voulait pour le moment, une fausse coopération dans sa guerre à l’Autriche, laquelle, toute vaine qu’elle était, trompa l’Europe pourtant, produisit l’effet désiré.

Quelque semblant que pût faire la Russie, Bonaparte eût dû mieux savoir qu’Alexandre vivait dans un milieu hostile et implacable. L’Impératrice-mère et l’épouse d’Alexandre, deux Allemandes, étaient si Anglaises de cœur et si haineuses de la France que, pour nuire à Napoléon, elles étaient prêtes à tout sacrifier.

En 1809, il fit à l’étourdie la tentative de donner à Alexandre une maîtresse française, il lui envoya la beauté en renom, mademoiselle Georges. Ce superbe morceau de chair fut accepté pour un moment à peine. Elle n’avait nullement l’adresse qui eût pris un homme si fin. Les deux impératrices, la mère, l’épouse, se mirent contre, la firent renvoyer, préférant de beaucoup la maîtresse russe qui était en possession, ne se mêlait de rien, disait-elle, mais qui était du parti des honnêtes gens[102].

[102] Nous devons ces détails à M. de Maistre, à sa correspondance.

Combien les Anglais, en tout cela, étaient plus habiles, plus heureux que Napoléon ! A ce moment même où Alexandre semblait le plus éloigné d’eux, ils l’entouraient, ou par eux-mêmes, ou par les seigneurs russes, qui attendaient l’heure de reprendre le commerce avec l’Angleterre, ou enfin par nos émigrés, qui composaient la cour intime des deux impératrices.

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